Chapitre 3

La loi aujourd’hui

Comme le lecteur l’a déjà vu à travers tout ce livre, notre pays a cessé d’avoir des politiques dès les premiers temps du stalinisme. Les millions de gens qui ont défilé en troupe serrée devant vos yeux, ces millions de Cinquante-Huit étaient tous de simples condamnés de droit commun.

Le gai, le bavard Nikita Sergueïevitch a bien sûr renchéri. À quelle tribune n’a-t-il pas proclamé, avec force ronds de jambe : des politiques ? Nous n’en avons pas !! Chez nous, ça n’existe pas !

Et figurez-vous – le malheur est vite oublié, la montagne est vite contournée, notre peau est vite reconstituée –, figurez-vous que nous le croyions presque ! Oui, même les anciens zeks. Des millions de détenus avaient été relâchés au vu et au su de tout le monde, donc, apparemment, il ne restait plus de politiques, en effet. Nous-mêmes étions rentrés, n’est-ce pas, et ceux que nous attendions étaient rentrés, tous les nôtres étaient rentrés. Dans notre milieu d’intellectuels citadins, les vides semblaient comblés, le cercle refermé. Vous vous couchez le soir et quand vous vous réveillez le matin, personne de votre maison n’a été emmené, et vos amis vous téléphonent, tous sont encore là. – Enfin, nous n’y crûmes pas absolument, mais nous admîmes ceci : dans l’ensemble, c’est vrai, il n’y a plus de politiques dans les camps. Quelques centaines de Baltes, bon, n’ont toujours pas (en 1968) l’autorisation de rentrer dans leur république. Et puis il y a aussi les Tatars de Crimée : on n’a pas encore levé la malédiction qui pèse sur eux, mais ça ne va sans doute pas tarder… Comme toujours (comme sous Staline), la surface était bien lisse, bien propre, rien ne transparaissait au-dehors.

Et Nikita de pérorer, infatigable : « Jamais on ne reverra des faits et des agissements semblables ni dans le parti, ni dans le pays » (22 mai 1959, avant Novotcherkassk). « Maintenant, tout le monde respire librement dans notre pays… tout le monde est tranquille pour son présent et pour son avenir » (8 mars 1963, après Novotcherkassk).

Novotcherkassk ! Une des villes russes marquées par le destin ! Les cicatrices de la guerre civile ne lui suffisaient donc pas ? Il a fallu qu’une seconde fois elle offre son corps au sabre.

Novotcherkassk ! C’est une ville tout entière, une émeute populaire tout entière qui a été balayée d’un coup de langue, escamotée sans laisser de trace ! Les ténèbres de l’ignorance générale étaient encore si épaisses sous Khrouchtchov que non seulement l’étranger n’a rien su, non seulement la radio occidentale ne nous a rien expliqué, mais la rumeur elle-même a été piétinée autour de la ville, empêchée de se répandre, – et la plupart de nos concitoyens ignore jusqu’au nom de cet événement : Novotcherkassk, 2 juin 1962.

Nous allons donc exposer ici toutes les informations que nous avons réussi à rassembler.

On peut affirmer sans exagération qu’il y a là un des nœuds de l’histoire russe contemporaine. Si on laisse de côté la grève des tisserands d’Ivanovo à l’aube des années 30 – une grosse grève, mais dont l’issue fut pacifique – la flambée de Novotcherkassk a été, sur un espace de quarante ans (depuis Kronstadt, Tambov et la Sibérie occidentale), la première manifestation populaire, une manifestation qui éclata sans préparation, sans chef, sans que personne en eût conçu l’idée, un cri de l’âme qui voulait dire : cela ne peut plus continuer ainsi !

Le vendredi 1er juin fut publié dans toute l’Union soviétique un de ces décrets comme Khrouchtchov aimait à en concocter : les prix de la viande et du beurre étaient relevés. Or l’application d’un second plan économique sans rapport avec le premier fit que le même jour, à la grande usine de locomotives de Novotcherkassk (Nevz), les normes de rémunération du travail furent abaissées, la réduction atteignant jusqu’à trente pour cent. Ce matin-là, malgré leur docilité, malgré leur accoutumance à tout, malgré la force de l’habitude, les ouvriers de deux ateliers (forge et fonderie) furent incapables de se forcer à travailler – des deux côtés à la fois, c’était trop ! Ils parlaient haut, ils étaient excités, et on aboutit vite à un meeting spontané. Phénomène courant en Occident, extraordinaire pour nous. Ni leurs ingénieurs, ni l’ingénieur en chef n’arrivèrent à les raisonner. Le directeur de l’usine, un certain Kourotchkine, vint à son tour. À la question des ouvriers : « comment allons-nous faire pour vivre maintenant ? », ce gros plein de soupe répondit : « Vous bouffiez des pâtés à la viande – eh bien, maintenant vous y mettrez de la marmelade ! » Lui et sa suite évitèrent de justesse le lynchage. (Qui sait ? s’il avait répondu autrement, tout serait peut-être retombé.)

À midi, la grève s’étendait à toute l’énorme Nevz. (Les grévistes envoyèrent des messagers dans les autres usines : ils y rencontrèrent une certaine hésitation, mais pas de soutien.) La voie ferrée Moscou – Rostov passe à proximité de l’usine. Soit parce qu’elles pensaient que Moscou apprendrait ainsi plus vite les événements, soit parce qu’elles voulaient empêcher l’arrivée de troupes et de tanks, les femmes s’assirent en grand nombre sur les rails pour arrêter les trains ; en même temps, les hommes entreprenaient de démonter les rails et d’obstruer les voies. Dynamisme peu ordinaire, qui renouait avec la grande tradition du mouvement ouvrier russe. Sur le bâtiment de l’usine apparurent des slogans : « À bas Khrouchtchov ! », « Khrouchtchov au saloir ! »

Cependant, la troupe et la milice mettaient à profit les heures qui passaient pour converger vers l’usine (elle se trouve, avec sa cité ouvrière, à trois ou quatre kilomètres de la ville, de l’autre côté de la rivière Touzlov). Des tanks prirent position sur le pont qui traverse le Touzlov. Toute circulation fut interdite, du crépuscule jusqu’à l’aube, dans la ville et sur le pont. La cité passa la nuit dans une agitation incessante. Quand vint le jour, 30 ouvriers baptisés « meneurs » avaient été arrêtés et emmenés dans le bâtiment de la milice municipale.

Au matin du 2 juin, d’autres entreprises de Novotcherkassk étaient en grève (mais pas toutes, et de loin). À la Nevz, un meeting général se réunit spontanément, et il fut décidé qu’on formerait un cortège pour se rendre en ville et exiger la libération des ouvriers arrêtés. Le cortège (au début, seulement trois cents personnes environ : bien sûr, on avait peur !) le cortège, donc, passa, avec femmes et enfants, avec des portraits de Lénine et des pancartes pacifiques, devant les tanks qui occupaient le pont ; aucune interdiction ne lui fut signifiée. Arrivé en ville, il fut vite grossi par des curieux, des travailleurs isolés et des gamins. Ici et là, dans les rues, les gens arrêtaient des camions et grimpaient dessus pour faire des discours. Toute la ville était en ébullition. Le cortège de la Nevz s’engagea dans la rue principale (rue de Moscou) et une partie des manifestants essaya de forcer l’entrée du poste de la milice où ils pensaient que se trouvaient leurs camarades arrêtés. On leur répondit de l’intérieur par des tirs de pistolet. Plus loin, la rue débouchait sur une statue de Lénine1 puis, par deux petites chaussées qui contournaient un square, sur le siège du comité municipal du parti (c’était l’ancien palais des atamans, qui avait vu la fin de Kalédine). Toutes les rues étaient noires de monde, mais c’est là, sur la place, que la concentration était la plus forte. De nombreux gamins s’étaient juchés dans les arbres du square, pour mieux voir.

Le siège du comité du parti était vide : les autorités municipales s’étaient enfuies à Rostov2. À l’intérieur, des vitres brisées, des papiers éparpillés sur le sol – ce que laissaient les forces en retraite pendant la guerre civile. Après avoir parcouru le palais, une vingtaine d’ouvriers sortirent sur le long balcon et adressèrent à la foule des discours désordonnés.

Il était environ onze heures du matin. Il n’y avait plus un seul milicien dans la ville, mais les troupes se faisaient de plus en plus nombreuses. (Joli spectacle que ces autorités civiles qui, à la première petite alerte, se retranchaient derrière l’armée.) Les soldats occupaient la poste principale, la station de radio, la banque. À l’heure qu’il était, la ville se trouvait complètement encerclée par des troupes et il était absolument impossible d’y entrer ou d’en sortir. (On avait fait appel, entre autres, aux écoles d’officiers de la ville de Rostov, en laissant cependant sur place une partie des élèves pour assurer des patrouilles.) Et dans la rue de Moscou, on vit alors avancer lentement, suivant le même chemin que le cortège, se dirigeant comme lui vers le comité du parti, des tanks. Des gamins se mirent à grimper dessus pour obstruer les fentes de visée. Les tanks tirèrent quelques coups de canon à blanc, et tout le long de la rue les glaces des vitrines et les carreaux des fenêtres dégringolèrent. Les gamins s’enfuirent, les tanks continuèrent à avancer.

Et les étudiants ? Car enfin, Novotcherkassk est une ville universitaire ! Où étaient donc les étudiants ?… Eh bien, ceux de l’Institut polytechnique, ainsi que ceux des autres instituts et de plusieurs écoles techniques, étaient enfermés depuis le matin dans les foyers et les bâtiments universitaires. Ô recteurs pleins de ressources ! Mais, disons-le aussi : voilà des étudiants sans grand civisme. Ils étaient probablement contents, au fond, qu’on leur fournisse ce prétexte. Je ne pense pas qu’une serrure bouclée suffirait à retenir les étudiants révoltés de l’Occident actuel (ni qu’elle aurait suffi à retenir ceux de la Russie d’autrefois).

Dans le bâtiment du comité municipal, une bagarre avait éclaté : les orateurs étaient l’un après l’autre aspirés à l’intérieur, et le balcon se garnissait de militaires de plus en plus nombreux. (N’est-ce pas de la même manière qu’ils avaient observé naguère l’insurrection de Kenguir depuis le balcon de la direction du Steplag ?) Un cordon de soldats armés de mitraillettes se mit à dégager la petite place, juste devant le palais, en repoussant la foule vers les grilles du square. (Différents témoins assurent d’une seule voix que ces soldats-là étaient des allogènes, des Caucasiens amenés de l’autre bout de la Région militaire, et que ce nouveau cordon venait d’en remplacer un autre formé, lui, de soldats appartenant à la garnison locale. Mais les témoignages divergent sur d’autres points : le premier cordon avait-il reçu l’ordre de tirer ? et si cet ordre n’avait pas été exécuté, est-ce bien parce que l’officier qui l’avait reçu, au lieu de le transmettre à ses hommes, s’était suicidé devant eux3 ? Le suicide de l’officier ne fait aucun doute, mais les circonstances, telles qu’on les raconte, ne sont pas claires, et nul ne connaît le nom de ce héros victime de sa conscience.) Les gens reculaient sous la pression ; personne, cependant, n’attendait plus grave. Qui lança l’ordre, nul ne le sait4 – toujours est-il que ces soldats-là levèrent leurs mitraillettes et tirèrent une première salve par-dessus les têtes.

Peut-être le général Pliïev n’avait-il pas l’intention de faire tirer tout de suite sur la foule, mais les événements s’enchaînèrent d’eux-mêmes : la salve tirée par-dessus les têtes alla frapper les arbres du square et les gamins juchés dessus, qui se mirent à tomber. La foule poussa un rugissement, et alors les soldats – fut-ce sur ordre ? fut-ce dans un accès de folie sanguinaire ou dans un mouvement de panique ? – se mirent à tirer abondamment, sur la foule cette fois, et à balles explosives. (Vous vous rappelez Kenguir ? Les seize hommes entrés par le poste de garde5 ?) Pris de panique, les gens s’enfuirent en se bousculant par les chaussées contournant le square – mais les soldats continuèrent à leur tirer dans le dos. Ils tirèrent jusqu’à ce qu’il ne reste plus personne sur la grande place située de l’autre côté du square, au-delà de la statue de Lénine, cette place qui coupe l’ancienne perspective Platov et s’étend jusqu’à la rue de Moscou. (Un témoin oculaire raconte : on avait l’impression que tout était recouvert de cadavres. Mais, bien entendu, dans le nombre il y avait beaucoup de blessés.) Différentes sources s’accordent assez bien pour donner soixante-dix à quatre-vingts tués6. Les soldats se lancèrent à la recherche de camions et d’autobus : ils les réquisitionnaient et y chargeaient les morts et les blessés pour les expédier derrière le grand mur de l’hôpital militaire. (Durant un ou deux jours, ces autobus devaient ensuite circuler avec des sièges ensanglantés.)

Comme à Kenguir, des caméras furent utilisées, ce jour-là, pour filmer les insurgés dans les rues.

La fusillade s’arrêta, l’effroi se dissipa, de nouveau la foule afflua sur la place et de nouveau elle fut accueillie à coups de fusil.

Tout cela s’était passé entre midi et une heure.

Voici ce que vit, à deux heures de l’après-midi, un témoin attentif : « La place située devant le siège du comité du parti est occupée par des tanks, huit je crois, de modèles différents. Devant eux est disposé un cordon de soldats. La place est presque déserte, il n’y a que de tout petits groupes, surtout des jeunes gens, qui crient des choses à l’adresse des soldats. Les creux de l’asphalte sont remplis par des flaques de sang – je n’exagère pas, je n’aurais jamais cru jusque-là qu’on puisse voir une telle quantité de sang. Les bancs du square en sont tout souillés, il y en a sur le sable des allées, sur les troncs chaulés des arbres. Sur la place, les traces laissées par les chenilles des tanks s’entrecroisent en tous sens. Contre le mur du bâtiment est appuyé un drapeau rouge que portaient les manifestants, et quelqu’un a coiffé sa hampe d’une casquette grise éclaboussée de sang brun. Sur la façade s’étale toujours la banderole de calicot tendue là depuis longtemps : “Le peuple et le parti ne font qu’un !” »

« Les gens s’approchent des soldats, ils leur font honte et les maudissent : “Comment avez-vous pu ?!” “Sur qui avez-vous tiré ?” “Vous avez tiré sur le peuple !” Les soldats se défendent : “Ce n’est pas nous ! Nous venons tout juste d’être amenés et postés ici. Nous ne savions rien.” »

Voyez comme nos assassins savent faire vite (et on dit que ce sont des bureaucrates balourds) : ils avaient déjà trouvé le moyen d’éloigner les soldats qui avaient tiré et de les remplacer par des Russes qui tombaient des nues. Il connaît son métier, le général Pliïev.

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Le général Pliïev

Peu à peu les gens revinrent et, vers cinq-six heures, la place était à nouveau pleine de monde. (Des braves, les habitants de Novotcherkassk ! La radio de la ville ne cesse pourtant de répéter : « Citoyens, ne vous laissez pas prendre à la provocation, rentrez chez vous ! » Les soldats sont là avec leurs mitraillettes, le sang n’a pas encore été lavé, – mais eux reprennent leur pression.) Des cris fusent, le bruit grandit, et c’est à nouveau un meeting spontané. On sait déjà qu’un avion a amené dans la ville (à temps sans doute pour la première fusillade ?) six membres du Comité central parmi les plus haut placés dont, bien entendu, Mikoyan (spécialiste des situations à la Budapest) et aussi Frol Kozlov, Souslov (les noms des autres ne sont pas connus avec précision). Ils ont élu domicile dans le bâtiment des Koukks (Cours de perfectionnement des cadres de la cavalerie, ancienne école des cadets) qui leur tient lieu de forteresse. Une délégation de jeunes ouvriers de la Nevz reçoit mission d’aller leur raconter ce qui s’est passé. La foule bourdonne : « Il faut que Mikoyan vienne jusqu’ici ! Qu’il voie de ses yeux tout ce sang ! » Non, Mikoyan ne viendra pas. Vers six heures, en revanche, un hélicoptère patrouilleur fait le tour de la place à basse altitude : il observe. Puis il s’éloigne.

Bientôt, la délégation ouvrière revient des Koukks. Comme cela vient d’être convenu, le cordon de soldats laisse passer les délégués puis, en compagnie d’officiers, ils apparaissent au balcon. Le silence se fait. Les délégués annoncent à la foule qu’ils sont allés voir les membres du Comité central, qu’ils leur ont raconté ce « samedi sanglant » et que Kozlov a pleuré quand ils ont décrit les enfants tombant des arbres à la suite de la première salve. (Vous vous rendez compte : Frol Kozlov, le chef des communistes qui ont écumé Léningrad, le stalinien ultra-féroce, Frol Kozlov a pleuré !…) Les membres du Comité central ont promis de faire une enquête sur les événements et de châtier les coupables avec la plus grande rigueur (oui, on nous avait fait la même promesse dans les Camps spéciaux), mais pour l’instant il est indispensable que tout le monde rentre chez soi, afin de ne pas provoquer de désordres dans la ville.

Mais le meeting ne se dispersa pas ! Le soir venant, la foule se fit encore plus dense. Quelle audace chez ces gens-là ! (Selon certain bruit, la brigade envoyée par le Politburo aurait pris ce soir-là la décision de déporter toute la population de la ville sans exception ! Je le crois volontiers : cela n’aurait rien eu d’étonnant, après les déportations de peuples entiers qu’on connaît déjà. N’était-ce pas le même Mikoyan qui se trouvait alors aux côtés de Staline ?)

Vers neuf heures du soir, on tenta de disperser la foule en faisant avancer les chars qui se trouvaient devant le palais. Mais à peine avaient-ils mis leurs moteurs en marche que les gens s’agglutinèrent dessus comme des mouches, bloquant l’ouverture des tourelles et bouchant les fentes de visée. Le grondement des moteurs s’arrêta. Les soldats armés de mitraillettes restaient immobiles, sans essayer de porter secours aux tankistes.

Une heure passa encore, et l’on vit alors apparaître à l’autre extrémité de la place des tanks et des transports blindés que protégeaient des soldats armés de mitraillettes juchés sur le blindage. (Nous avons, n’est-ce pas, une grosse expérience acquise au front ! Nous avons, n’est-ce pas, vaincu les fascistes !) Progressant à grande vitesse (sous les sifflets de la jeunesse massée sur les trottoirs : les étudiants avaient recouvré la liberté à l’approche du soir), ils nettoyèrent la chaussée de la rue de Moscou et de l’ancienne perspective Platov.

Vers minuit seulement, les soldats se mirent à faire usage de leurs mitraillettes en tirant en l’air à balles traçantes, et la foule commença à se disperser.

(Ô force des mouvements populaires ! Comme tu modifies rapidement les données politiques ! Hier c’était le couvre-feu et cette grande peur, aujourd’hui c’est toute la ville qui arpente les rues et qui siffle. Faut-il donc croire que sous l’écorce épaisse d’un demi-siècle ils sont encore là, à portée de la main – un tout autre peuple, une tout autre atmosphère ?)

Le 3 juin, la radio de la ville diffusa des discours de Mikoyan et de Kozlov. Kozlov ne pleurait plus. On ne promettait plus de rechercher les coupables parmi les gens investis de l’autorité. Les événements avaient été provoqués par des ennemis et ces ennemis seraient châtiés avec la plus grande rigueur. (Maintenant que la foule avait quitté la place…) Mikoyan dit encore que les balles explosives ne faisaient pas partie du matériel utilisé par l’armée soviétique et que c’étaient donc des ennemis qui les avaient tirées.

(Mais qui étaient donc ces ennemis ?… Au bout de quel parachute étaient-ils descendus ? Que sont-ils devenus ? Ne peut-on en voir au moins un ? – Oh, comme nous avons l’habitude d’être grugés ! On nous dit « des ennemis » et il nous semble avoir compris quelque chose… Au Moyen Âge, on invoquait ainsi l’action des démons…7)

Immédiatement, les magasins devinrent plus riches en beurre, en saucisse et en beaucoup d’autres choses que l’on n’y avait pas vues depuis longtemps, car elles sont réservées aux capitales.

Tous les blessés disparurent comme dans une trappe, aucun d’entre eux ne revint. Ce sont au contraire leurs familles ainsi que celles des tués (elles avaient eu le tort de chercher leurs parents disparus !…) qui furent déportées en Sibérie. Et beaucoup de personnes qui avaient pris part aux événements et avaient été remarquées ou photographiées subirent le même sort. Il y eut une série de procès à huis clos pour juger les manifestants. Et aussi deux procès « publics » (billets d’entrée réservés aux chefs des organisations du parti dans les entreprises et aux permanents du comité municipal). L’un d’entre eux régla le sort de neuf hommes (condamnés à être fusillés) et de deux femmes (condamnées à quinze ans).

La composition du comité municipal du parti resta inchangée.

Le samedi qui suivit ce « samedi sanglant », la radio annonça que « les ouvriers de l’usine de locomotives avaient pris l’engagement de mener à bien l’exécution du plan septennal avant le terme fixé ».

… Si le tsar n’avait pas été une mauviette, il aurait fait de même, le 9 janvier, à Pétersbourg : il suffisait d’arrêter ces ouvriers avec leurs bannières et de les épingler pour banditisme. Et plus question alors de mouvement révolutionnaire.

Voyez encore. Dans la ville d’Alexandrov, en 1961, un an avant Novotcherkassk, la milice fit périr un prisonnier sous les coups, après quoi elle interdit que l’enterrement passe devant le poste où elle siégeait. Ce poste, la foule furieuse y mit le feu. Aussitôt il y eut des arrestations. (Une histoire comparable devait se produire peu après à Mourom.) Bon, mais à quelle catégorie rattacher ces gens qu’on avait ramassés ? Sous Staline, même un tailleur qui piquait son aiguille dans un bout de journal se voyait gratifié de l’article 58. Maintenant, les temps avaient changé, et on prit un parti plus intelligent : le saccage du poste de la milice ne devait pas être considéré comme un acte politique. Ce n’était que du vulgaire banditisme. Des instructions venues d’en-haut disaient que les « désordres provoqués par des mouvements de foule » ne devaient pas être considérés comme relevant du domaine de la politique. (Mais alors, je vous demande, qu’est-ce qui en relève ?)

Voilà comment a disparu chez nous la race des politiques.

Pendant ce temps, un autre flot continue à couler – un flot qui n’a jamais tari en URSS. Ces gens-là n’ont même pas été effleurés par « la vague bienfaisante dont l’apparition a été provoquée… », etc. Leur flot ininterrompu a roulé à toutes les époques : du temps où « les normes léniniennes étaient bafouées » comme du temps où elles étaient encore respectées, et l’avènement de Khrouchtchov n’a fait qu’amener un renouveau d’acharnement.

Ce flot, c’est celui des croyants. Ceux qui ont tenté de s’opposer à la nouvelle et féroce campagne de fermeture des églises. Les moines expulsés de leurs monastères. Les membres de sectes qui se montrent trop entêtés, en particulier ceux qui refusent le service militaire – là, pardon, c’est une aide directe apportée à l’impérialisme et, par nos temps de mansuétude, cela vaut cinq ans pour le premier refus.

Mais ces gens-là n’ont rien à voir avec des politiques, ce sont des « religionnaires » qu’il faut rééduquer : leur faire perdre leur travail uniquement à cause de leur foi ; suggérer aux komsomols d’aller casser leurs carreaux ; les contraindre par des pressions administratives à assister aux conférences antireligieuses ; découper au chalumeau les portes des églises, abattre les coupoles avec des filins d’acier attachés à des tracteurs, disperser les vieilles femmes avec des lances à incendie. (C’est cela, le dialogue, camarades communistes français ?)

Comme les moines de Potchaïev se le sont entendu déclarer au Soviet des députés des travailleurs : « s’il fallait appliquer les lois soviétiques, le communisme ne serait pas pour demain. »

Et c’est seulement dans les cas extrêmes, quand les mesures éducatives restent sans effet, qu’on en est réduit à avoir recours à la loi.

Mais voilà, justement, où la noblesse adamantine de notre Loi actuelle brille de tous ses feux : nous ne jugeons pas les gens à huis clos, comme sous Staline, ni par contumace ; nos procès sont semi-publics (c’est-à-dire qu’ils se déroulent en présence d’un demi-public).

J’ai entre les mains des notes prises au cours d’un procès qui s’est déroulé dans la ville de Nikitovka, au Donbass, en janvier 1964 : on jugeait des baptistes.

Voici comment les choses se sont passées. Des coreligionnaires des accusés, venus assister au procès, furent gardés en prison pendant trois jours sous prétexte de vérification d’identité (histoire de les empêcher d’aller aux audiences et de leur faire peur). Un homme qui avait jeté des fleurs aux accusés (un citoyen libre) écopa de dix jours. Un baptiste qui prenait des notes eut droit à la même chose, et on lui confisqua ses feuilles (c’est un autre compte rendu qui est arrivé jusqu’à moi). Un petit paquet de komsomols triés sur le volet fut introduit par une porte latérale, avant le reste du public, pour occuper les premiers rangs. Pendant le procès, des cris montent du public : « Ce qu’il faudrait, c’est les arroser tous d’essence et y mettre le feu ! » Exclamations légitimes que le tribunal ne songe pas à réprimer. Les procédés caractéristiques utilisés ici sont les dépositions de voisins hostiles aux prévenus et celles de jeunes enfants terrorisés : on produit devant les juges des fillettes de neuf et onze ans (la seule chose qui compte est de mener à bien le procès, peu importe ce que deviendront ces enfants par la suite). Leurs cahiers où sont recopiés des textes religieux figurent comme pièces à conviction.

L’un des inculpés s’appelle Bazbeï, il est père de neuf enfants, mineur de son métier et n’a jamais reçu aucune aide du comité syndical de sa mine, justement parce que baptiste. Mais sa fille Nina, élève de huitième, s’est laissé embobiner, acheter (cinquante roubles donnés par le comité), séduire par la promesse d’une place d’étudiante dans un institut, et elle a fait contre son père, pendant l’instruction, des dépositions fantastiques. Il avait tenté de l’empoisonner avec de la citronnade tournée à l’aigre ; lorsque les croyants allaient se cacher dans la forêt pour leurs réunions de prière (dans la cité ouvrière, ils étaient traqués), ils avaient « un émetteur radio : un grand arbre entouré d’une carcasse de fil de fer ». Depuis, son faux témoignage a commencé à tourmenter Nina, elle est tombée malade de la tête, on l’a mise à l’hôpital psychiatrique dans la salle des agités. Néanmoins, on la produit aujourd’hui devant le tribunal en espérant qu’elle va faire la déposition attendue. Mais voilà qu’elle renie tout ! « C’est le commissaire-instructeur lui-même qui m’avait dicté ce que je devais dire. » Peu importe : toute honte bue, le juge essuie le crachat et déclare que la dernière déposition de Nina est sans valeur, que seule la première est recevable. (D’une manière générale, lorsqu’un témoignage utile à l’accusation s’effondre, le tribunal a pour tactique constante et caractéristique de refuser tout crédit à la déposition qu’il entend et de lui opposer celle, truquée, qui a été recueillie pendant l’instruction : « Comment cela ? Voyons, il est consigné dans votre déposition que… Pendant l’instruction vous avez témoigné que… De quel droit reniez-vous vos déclarations ?… Cela aussi peut vous conduire sur le banc des accusés ! »)

Le juge ne veut rien entendre qui ait trait au fond, il ne veut rien savoir de la vérité. Ces baptistes sont poursuivis parce qu’ils refusent de reconnaître les prédicateurs que leur a envoyés le fonctionnaire athée chargé par l’État des affaires de leur secte, et veulent à la place des gens de chez eux (d’après leurs statuts, tout fidèle peut devenir prédicateur). La position du comité de province du parti est connue : les inculpés doivent être condamnés et leurs enfants leur être enlevés. Et la consigne sera exécutée, même si, de la main gauche, le Présidium du Soviet Suprême vient de signer (le 2 juillet 1962) la convention mondiale sur « la lutte contre la discrimination dans le domaine de l’éducation8 ». Cette convention comporte le point suivant : « les parents doivent avoir la possibilité d’assurer à leurs enfants une éducation religieuse et morale en conformité avec leurs propres convictions ». Mais cela, justement, nous ne saurions le tolérer ! Et dès que quelqu’un va au fond des choses et commence à éclairer l’affaire, immanquablement le juge lui coupe la parole, l’embrouille, lui fait perdre le fil. Voici le niveau de sa polémique : « pour quand cela peut-il être, votre fin du monde, puisque nous avons décidé de construire le communisme ? »

Dans sa déclaration finale, une toute jeune fille, Génia Khloponina, dit ceci : « Au lieu d’aller danser ou voir des films, je lisais la Bible et je priais – et c’est uniquement pour cela que vous me privez de liberté. Oui, c’est un grand bonheur que d’être en liberté, mais c’en est un encore plus grand d’être libéré du péché. Lénine a dit : la Turquie et la Russie sont les deux seuls pays où subsiste encore une pratique aussi infâme que la persécution pour faits de religion. Je n’ai pas été en Turquie et je ne sais pas ce qu’il en est là-bas, mais ce qui se passe ici, en Russie, vous l’avez sous les yeux. » On lui coupe la parole.

Sentence : cinq ans de camp pour deux d’entre eux, quatre ans pour deux autres, trois ans pour Bazbeï, le père de famille nombreuse. Les accusés accueillent le jugement avec joie et se mettent à prier. Les « représentants des travailleurs » s’écrient : « C’est trop peu ! Augmentez ! » (Arrosez-les d’essence…)

Les baptistes, hommes patients, ont recensé les cas, fait des additions et créé un « soviet des parents de prisonniers » qui a entrepris de publier un bulletin manuscrit pour rendre compte de toutes les persécutions. Ce bulletin nous apprend que, de 1961 à juin 1964, il y a eu 197 baptistes condamnés9, dont 15 femmes. (Tous les noms sont donnés. Figure également le décompte des personnes à charge laissées par les prisonniers sans moyens de subsistance : cela fait 442, dont 341 enfants d’âge préscolaire.) La plupart sont condamnés à cinq ans de relégation, mais pour certains c’est cinq ans de camp à régime sévère (tout juste si on ne leur fait pas endosser la défroque rayée !), plus trois à cinq années de relégation par-dessus le marché. B.M. Zdorovets, d’Olchany, province de Kharkov, a eu droit à sept ans de régime sévère à cause de sa foi. On a jeté en prison Iou. V. Arend, un vieillard de soixante-seize ans, et tous les membres de la famille Lozovoï (le père, la mère, le fils). Dans le village de Sokolovo, rayon de Zmiïev, province de Kharkov, Ievguéni M. Sirokhine, invalide de guerre de première classe, aveugle des deux yeux, a été condamné à trois ans de camp parce qu’il donnait une éducation chrétienne à ses filles Liouba, Nadia et Raïa, et les trois enfants lui ont été retirées par décision de justice.

Le tribunal qui a jugé le baptiste M.I. Brodovski (dans la ville de Nikolaïev, le 6 octobre 1966) n’a pas hésité à faire usage de documents grossièrement falsifiés. Protestation de l’inculpé : « En conscience, ça n’est pas bien ! » Il reçoit en réponse ce rugissement : « La Loi est là pour vous réduire, pour vous écraser et vous anéantir ! »

La Loi. C’est bien autre chose que les procédés expéditifs que nous avons pu connaître jadis, du temps où « les normes étaient encore respectées ».

Récemment est sortie de l’ombre La Démarche, de Sviatoslav Karavanski, ce livre qui nous vient d’un camp et qui glace l’âme. L’auteur avait été condamné à vingt-cinq ans et en avait fait seize (1944-1960) ; libéré (apparemment, au titre des « deux tiers »), il s’était marié, était entré à l’Université – non ! en 1965, on revint le chercher : fais tes paquets ! Il avait encore neuf ans à tirer10.

En quel autre endroit de la terre une chose pareille est-elle possible, sous quelle autre Loi que la nôtre ! On passait au cou des gens le carcan de fer des quarterons : fin prévue – les années 70 ! Soudain, un nouveau code (celui de 1961) édicte : plus de peines supérieures à quinze ans. Même un étudiant en droit de première année comprend que, dans ces conditions, les peines de vingt-cinq ans infligées jusque-là auraient dû être annulées ! Eh bien non, elles sont restées en vigueur : chez nous, c’est comme ça. Vous pouvez crier à vous casser la voix, vous pouvez vous taper la tête contre les murs : elles sont toujours en vigueur. On vient même vous rechercher si on vous avait relâché : c’est comme ça, chez nous.

Ils sont un bon nombre dans ce cas. L’épidémie de libérations du temps de Khrouchtchov est passée à côté d’eux, et ils sont toujours là-bas, abandonnés, ces hommes qui ont été nos camarades de brigade, nos compagnons de cellule, ou que nous avons rencontrés dans les prisons de transit. Voici beau temps que nous les avons oubliés dans notre nouvelle vie, et pourtant ils continuent toujours à errer, perdus, abattus, hébétés, sur quelques mètres carrés de terre durcie par les piétinements, entre les mêmes miradors et les mêmes barbelés ! Les portraits imprimés dans les journaux changent, les discours prononcés du haut des tribunes changent, on combat le culte, puis on cesse de le combattre, – mais pendant ce temps les quarteronnaires, ces filleuls de Staline, sont toujours là-bas…

Karavanski donne la biographie carcérale de certains d’entre eux : elle vous fait froid dans le dos.

Ô penseurs occidentaux de gauche, si épris de liberté ! Ô travaillistes de gauche ! Ô étudiants progressistes d’Amérique, d’Allemagne et de France ! Tout cela n’est pas encore assez pour vous. Tout ce que renferme ce livre, vous allez le compter pour rien. Vous ne comprendrez – mais alors ce sera d’un seul coup – que le jour où, « les-mains-derrière-le-dos ! », vous partirez vous-mêmes pour notre Archipel.

*

Cependant, il est de fait que le nombre des politiques n’est pas à comparer, actuellement, avec ce qu’il était du temps de Staline : on ne compte plus par millions, ni même par centaines de mille.

Cela voudrait-il dire que la Loi a subi des corrections ?

Non, il s’agit seulement d’un changement (temporaire) de cap. On assiste toujours à l’éclosion d’épidémies juridiques qui évitent aux fonctionnaires de la justice tout effort cérébral, et les journaux eux-mêmes renseignent suffisamment ceux qui savent les lire : s’ils s’en prennent au vandalisme, cela veut dire des arrestations en masse en vertu de l’article antivoyous ; s’ils parlent des vols commis au détriment de l’État, vous pouvez être sûr qu’on jette en prison les prévaricateurs.

Du fond de leurs colonies, les zeks d’aujourd’hui disent et redisent d’un ton morne :

« Inutile de chercher la vérité. Ce qu’écrit la presse est une chose, ce qui se passe dans la vie en est une autre. » (V.I.D.)

« J’en ai assez d’être un paria dans la société et le peuple auxquels j’appartiens. Mais où trouver la justice ? La parole de l’agent d’instruction pèse plus lourd que la mienne. Et pourtant, que peut-elle savoir et comprendre, cette gamine de vingt-trois ans ? comment serait-elle capable de se représenter le destin auquel elle condamne les gens ? » (V.K.)

« S’ils refusent de réviser les procès, c’est parce que cela entraînerait pour eux-mêmes une réduction d’effectifs. » (L…n)

« Les méthodes employées sous Staline pour conduire l’instruction et rendre la justice ont été tout simplement transférées du domaine politique dans celui du droit commun, un point c’est tout. » (G.S.)

De ce que nous disent ces gens qui souffrent, nous pouvons donc tirer les enseignements suivants :

1) la révision des procès est impossible (car on verrait alors s’écrouler la caste magistrate) ;

2) comme on utilisait jadis l’article 58 pour tailler dans la population, de même on utilise aujourd’hui les articles de droit commun (car autrement, de quoi vivrait le personnel ? et qu’adviendrait-il de l’Archipel ?).

Autrement dit : supposons un citoyen désireux de faire disparaître de la circulation un autre citoyen qui ne lui plaît pas (légalement, bien sûr – pas en lui plantant un couteau entre les côtes). Comment mener l’opération à bien sans risquer de se tromper ? Avant, il fallait rédiger une dénonciation en visant l’article 58-10. Aujourd’hui, il convient d’avoir un petit entretien préliminaire avec certains fonctionnaires (agents d’instruction, officiers de la milice, magistrats – un citoyen de ce type a toujours des relations dans ce milieu) : à quoi est la mode cette année ? vers quel article est dirigée l’ouverture du filet ? à quel article les tribunaux doivent-ils donner du rendement ? Le voilà, le couteau : il n’y a plus qu’à le planter entre les côtes de l’homme à abattre.

Pendant longtemps, par exemple, l’article concernant le viol a fait des ravages : un jour d’emballement, Nikita avait ordonné que, pour ce crime, on ne descende pas au-dessous d’une peine de douze ans. Sur quoi, en tous lieux, un millier de marteaux se mirent en branle, rivetant à qui mieux mieux des peines de douze ans : les forgerons ne devaient pas rester sans travail ! Or c’est un article délicat, de caractère intime, qu’il faut apprécier à sa juste valeur car il n’est pas sans rappeler le 58-10 : ici comme là, les choses se passent entre quatre-z-yeux ; ici comme là, toute vérification est impossible, car on évite d’avoir des témoins, – or c’est justement cela qu’il faut au tribunal.

Ainsi, par exemple, deux femmes de Léningrad sont convoquées à la milice (c’est l’affaire Smélov). « Vous avez été à une soirée avec des hommes ? – Oui. – Vous avez eu des rapports sexuels ? (Ils ont sur ce point une dénonciation sûre, le fait est établi.) – Ou-oui. – Dans ce cas, de deux choses l’une : ou bien vous étiez consentantes, ou bien vous ne l’étiez pas. Si vous l’étiez, vous devenez pour nous des prostituées : rendez-nous vos passeports de résidentes et quittez Léningrad dans les quarante-huit heures ! Si vous ne l’étiez pas, rédigez une déclaration comme quoi vous avez été victimes d’un viol ! » Elles n’ont aucune envie, ces femmes, de quitter Léningrad ! Et les hommes écopent de douze ans chacun.

Une autre histoire : celle qui est arrivée à M. Ia. Potapov, mon collègue quand j’enseignais à l’école. Tout commença par une dispute entre voisins d’appartement : l’une des familles qui cohabitaient avec eux désirait avoir plus de place, et la femme de Potapov, une communiste, avait dénoncé d’autres voisins comme touchant une pension à laquelle ils n’avaient pas droit. D’où une vengeance. Au cours de l’été 1962, Potapov, qui vivait paisiblement et sans rien soupçonner, fut brusquement convoqué chez l’agent d’instruction Vassioura pour ne plus en revenir. (Tirez-en une leçon, lecteur ! Dans un pays comme le nôtre, où le Droit règne en maître, cela peut vous arriver à vous-même du jour au lendemain, croyez-moi !) L’instruction fut facilitée par le fait que Potapov avait déjà purgé une peine de neuf ans en vertu de l’article 58 (et qu’il avait de plus refusé, dans les années 40, de donner un faux témoignage contre son co-accusé, ce qui le rendait particulièrement odieux à la gent instructrice). Vassioura lui dit tout crûment : « Des gens comme toi, j’en ai fait mettre à l’ombre autant que j’ai de cheveux sur la tête. Ce qui est dommage, c’est que nous n’ayons plus actuellement les mêmes droits qu’avant. » Quand la femme de Potapov accourut pour essayer de sortir son mari de ce mauvais pas, Vassioura lui lança : « Je m’en fous pas mal, que tu sois du parti ! Si j’en ai envie, je te flanquerai en prison toi aussi ! » (Comme l’écrit N. Joguine, substitut du procureur général de l’URSS [Izvestia, 18.9.1964] : « Dans certains articles de journaux et certains essais, on tente de rabaisser le travail de l’agent d’instruction, de lui enlever son auréole romantique. Pourquoi ? »)

En novembre 1962, Potapov passe en jugement. Il est accusé d’avoir violé une jeune Tsigane de quatorze ans nommée Nadia (vivant dans la même cour que lui) et abusé d’une petite fille de cinq ans nommée Olia, après les avoir attirées chez lui sous prétexte de regarder la télévision. Dans les procès-verbaux de l’instruction, le petit Vova, âgé de six ans, qui de sa vie n’a été témoin de l’acte sexuel, décrit avec compétence et force détails ce que « Monsieur Micha » a fait avec Nadia, tel qu’il l’a vu par une fenêtre située à une hauteur inaccessible, couverte de givre et masquée par un arbre de Noël et des rideaux. (Cette dictée par laquelle on a violé l’âme d’un petit enfant, qui va en répondre devant la justice ?) Nadia la « violée » s’est tue pendant les six premiers mois de sa grossesse, et lorsque Vassioura en a eu besoin, elle a fait la déclaration qu’on attendait d’elle. Des professeurs de notre école viennent pour assister au procès – on ne les laisse pas entrer dans la salle. Mais, du coup, ils sont témoins de ce qui se passe dans le couloir : ils voient et entendent les parents des enfants « témoins » leur faire la leçon pour qu’ils ne se trompent pas dans leurs dépositions ! Les professeurs adressent alors au tribunal une lettre collective ; elle a pour unique effet de les faire convoquer un à un au comité de rayon du parti où on les menace de les faire révoquer pour manque de confiance à l’égard de la justice soviétique. (Bien sûr, voyons ! Il faut les étouffer dans l’œuf, ces protestations ! Autrement, ce ne serait plus une vie pour la justice : imaginez un peu que les gens se mettent à oser avoir un avis sur elle.) Cependant, la sentence tombe : douze ans de régime sévère. C’est tout. Que ceux qui connaissent la vie en province me le disent : quels moyens avons-nous de nous opposer à cela ? Aucun. Nous sommes impuissants. Protester veut dire perdre son travail. Que périsse donc l’innocent ! Le tribunal a toujours raison, et le comité de rayon également (le téléphone est là pour assurer la liaison).

Et les choses en seraient restées là. Elles en restent toujours là.

Mais un concours de circonstances fit que ces mêmes mois virent la parution de mon récit sur les souffrances invraisemblables infligées dans un passé révolu à Ivan Dénissovitch, et que le comité de rayon cessa d’être pour moi le grand méchant loup : j’intervins dans l’affaire en envoyant une protestation à la Cour Suprême de la RSFSR, et surtout j’amenai à s’y intéresser une correspondante des Izvestia, O. Tchaïkovskaïa. Ce fut le début d’un combat qui devait durer trois ans.

La grosse masse de viande obtuse et sourde qui mène les instructions et les procès puise sa vie dans son infaillibilité. Sa force et son assurance viennent de ce qu’elle ne révise jamais ses décisions et que chacun de ses membres peut couper et tailler à sa guise, sûr que personne n’ira jamais rectifier son travail. Cela est garanti par une convention interne selon laquelle toute réclamation, dans quelque supersphère que vous l’envoyiez, sera toujours transmise pour examen précisément à l’instance contre laquelle elle est dirigée. Et afin que personne parmi les gens de justice (procureurs ou agents d’instruction) ne soit l’objet d’un blâme s’il a commis un abus de pouvoir, s’il s’est laissé aller à un mouvement d’humeur ou à un désir de vengeance personnelle, s’il s’est trompé ou a fait une gaffe – nous le couvrirons ! nous le défendrons ! nous ferons un mur devant lui ! Car enfin, la Loi, c’est nous.

Vous voudriez peut-être que l’instruction, une fois qu’elle est commencée, n’aboutisse pas à une inculpation ? C’est-à-dire que l’agent d’instruction ait travaillé pour rien ? Vous voudriez peut-être que le tribunal populaire, une fois qu’il s’est chargé d’une affaire, ne la conclue pas par une condamnation ? C’est-à-dire qu’il désavoue l’agent d’instruction et accepte d’avoir lui aussi travaillé pour rien ? Et que signifierait, pour un tribunal provincial, de réviser une sentence rendue par un tribunal populaire ? Cela signifierait faire monter le pourcentage de loupés imputables à la province ! Et puis, tout simplement, ce serait causer des ennuis aux collègues : pour quoi faire ? Une fois qu’elle est entamée, sur la base d’une dénonciation par exemple, toute instruction doit obligatoirement aboutir à une sentence qui ne saurait être révisée. Alors, ne nous jouons pas de mauvais tours les uns aux autres ! Et n’en jouons pas au comité de rayon : faisons ce qu’il dira. Lui aussi, de son côté, saura ne pas trahir les siens.

Encore une chose très importante dans le fonctionnement de la justice actuelle : pas de magnétophone, pas de sténo, seulement une secrétaire à la main lente qui trace on ne sait quoi, avec la vélocité d’une écolière des siècles passés, sur les feuilles du procès-verbal. Ce procès-verbal ne sera pas lu à l’audience et nul n’y aura accès tant qu’il n’aura pas été revu et approuvé par le juge. Ce que le juge aura approuvé, et cela seul, constituera le procès, aura eu lieu à l’audience. Ce que nous avons entendu, nous, de nos propres oreilles ? – fumée, invention pure !

Le juge a constamment présent à l’esprit le visage noir et luisant de la vérité, c’est-à-dire l’appareil téléphonique qui trône dans la salle de délibération. Un oracle qui jamais ne vous trahira – à condition, bien entendu, que vous fassiez ce qu’il dit.

Malgré tout nous obtînmes – fait inouï – que l’affaire soit jugée en appel. Une nouvelle instruction fut ouverte. Deux années s’étaient écoulées, ces malheureux enfants avaient grandi, ils auraient voulu libérer leur conscience du faux témoignage donné jadis, oublier tout – mais non, leurs parents et le nouvel agent d’instruction recommencèrent à les manœuvrer : tu vas dire ceci, n’est-ce pas, sans quoi ta maman aura des ennuis ; si Monsieur Micha n’est pas condamné, c’est ta maman qui le sera.

Nous voici donc dans la salle d’audience du tribunal de la province de Riazan. Comme toujours, l’avocat n’a aucun droit. Le juge peut déclarer irrecevable, sans avoir de comptes à rendre à personne, n’importe laquelle de ses protestations. De nouveau on utilise les témoignages de voisins hostiles. De nouveau on utilise sans vergogne les témoignages de petits enfants (cf. le procès de Bazbeï). Le juge ne leur dit pas : « raconte ce qui s’est passé », ni : « raconte la vérité », mais : « raconte comme tu l’as fait pendant l’instruction ! » On essaie d’embrouiller les témoins de la défense, de leur faire perdre pied, on les menace : « Pendant l’instruction, vous avez témoigné que… De quel droit revenez-vous sur vos déclarations ? »

Les assesseurs, deux femmes, sont sous la patte du juge Avdeïeva comme des agnelles sous la patte d’une lionne. (À propos, où sont nos juges d’antan, ces vénérables vieillards à barbe blanche ? Leurs sièges sont maintenant occupés par des femmes industrieuses et rusées.) Celle-ci a les cheveux comme une crinière, une manière de parler dure et masculine, et quand elle frémit, pénétrée par la signification élevée de ses propres paroles, sa voix acquiert des vibrations métalliques. Dès que le procès prend un cours qui ne lui convient pas, elle devient furieuse, frappe le sol de sa queue, rougit de tension intérieure, interrompt les témoins qui lui déplaisent, essaie d’intimider les professeurs de notre école : « Comment avez-vous osé concevoir des doutes sur le fonctionnement de la justice soviétique ? » « Comment avez-vous pu penser que quelqu’un avait fait la leçon aux enfants ? C’est donc que vous-mêmes élevez les enfants dans le mensonge ? » « Et qui a pris l’initiative de la lettre collective adressée au tribunal ? » (Au pays du socialisme, on repousse l’idée même d’action collective ! – qui est-ce ? qui ? qui ?) Avec une jugesse aussi énergique, la procureure Krivovaïa (on semble choisir exprès leurs noms) n’a plus rien à faire.

Toutes les accusations se sont effondrées au cours du procès : Vova n’a rien pu voir par la fenêtre ; Olia, maintenant, nie tout : personne n’a abusé d’elle ; durant tous les jours où l’autre crime aurait pu être commis, la femme de Potapov était couchée, malade, dans leur unique pièce, et son mari n’allait quand même pas violer sous ses yeux leur voisine la Tsigane ; quant à cette Tsigane elle-même, elle leur avait dérobé quelque chose peu de temps auparavant ; et elle ne passait pas les nuits chez elle, dès avant cette histoire elle traînait déjà dans les terrains vagues, malgré ses quatorze ans. Mais il n’est pas possible qu’un agent d’instruction soviétique se soit trompé ! Il n’est pas possible qu’un tribunal soviétique se soit trompé ! Et la sentence tombe : dix ans ! Triomphe, ô caste magistrate ! Gardez-vous de faiblir, ô agents d’instruction ! Continuez à torturer les gens !

Et cela s’est passé devant un correspondant des Izvestia ! Après intervention de la Cour Suprême de la RSFSR ! On peut se demander ce qu’il advient des gens quand personne n’intervient en leur faveur…

Près d’un an s’écoule encore dans des luttes de casuistes, et la Cour Suprême décide enfin que rien ne peut être reproché à Potapov, qu’il doit être acquitté et remis en liberté. (Il est resté enfermé trois ans…) Mais alors, et les gens qui avaient corrompu les enfants en leur dictant de faux témoignages ? Non, il ne leur arrivera rien : c’est raté – c’est raté, voilà tout. Le poitrail léonin d’Avdeïeva va-t-il rester marqué d’une seule tache ? Non, car elle est un élu du peuple et assume de hautes fonctions. Et Vassioura, le tortionnaire stalinien ? Toujours en place, mais oui : on ne lui a pas rogné les griffes.

Vis et prospère, ô caste judiciaire ! C’est nous qui sommes faits pour toi et non toi qui es faite pour nous ! Que la justice soit sous tes pieds comme un moelleux paillasson ! Une seule chose compte, c’est ton bien-être ! Il a été proclamé depuis longtemps qu’au moment où on franchirait le seuil de la société sans classes, tout conflit aurait également disparu des procédures judiciaires (pour refléter l’absence de conflit intérieur caractérisant le nouvel ordre social) : les juges, le procureur, la défense et l’accusé lui-même uniraient leurs forces dans la poursuite de l’objectif commun.

Cette stabilité éprouvée des décisions de justice simplifie grandement la vie de la milice : elle lui donne la possibilité d’appliquer sans crainte le procédé de l’accrochage ou du « sac de délits ». Voici de quoi il s’agit. Par manque de zèle et de diligence, et quelquefois par suite de la poltronnerie de la milice locale, une, deux, trois affaires de droit commun restent non résolues. Or, pour le rapport d’activité, il faut absolument que la lumière ait été faite, que les dossiers soient « classés ». Alors, on attend une occasion commode. Et le jour où on se voit amener au poste un type facile à manier, apeuré, un peu simplet, on lui flanque sur le dos toutes ces affaires restées inexpliquées : c’est lui, le bandit insaisissable qui a commis tous ces forfaits depuis un an ! Avec des coups de poing et un régime de famine, on le force à tout « avouer » et signer, moyennant quoi il est condamné, pour l’ensemble, à une longue peine – et emporte avec lui la tache qui souillait le rayon. (À Artachat, près d’Érivan, un meurtre avait été commis. En 1953, on piqua quelqu’un au hasard, l’entoura de faux témoins, le tabassa et lui fila vingt-cinq ans. En 1962, le véritable assassin fut identifié…)

Ainsi la société se trouve-t-elle considérablement assainie, car elle ne garde en son sein aucun vice impuni. Et les agents d’instruction de la milice reçoivent des primes.

Pour effacer la tache qui souille un rayon, on peut aussi employer la méthode opposée : faire comme si le crime n’avait pas eu lieu. L’ancien zek Ivan Iémélianovitch Bryksine, âgé de soixante-neuf ans, qui avait purgé en son temps un ticket de dix (nous étions amis à la charachka de Marfino), fut battu à mort et dépouillé par deux jeunes voyous un soir désert de juillet 1978, dans le village de datchas « Tourist ». Deux heures durant il resta étendu par terre à la station d’autobus sans que personne le relève. Ensuite, le voilà transporté à l’hôpital le plus proche, à Dédéniovo. Le docteur Savéliéva ne peut rien faire pour lui et ne le dirige pas non plus vers un service de traumatologie ; bien qu’il ait donné ses nom, prénom, patronyme et son âge, elle ne signale pas le blessé dans la filière médicale ni même à la milice, et durant trois jours et trois nuits, roué de coups, avec un hématome, une hémorragie cérébrale, des dents cassées, des yeux envahis de sang, privé de toute aide médicale et sans même qu’une aide-soignante s’occupe de lui (elle avait sombré dans une crise d’éthylisme), il gît sur une toile cirée, dans l’urine jusqu’aux épaules. Pendant ce temps, les siens le cherchent éperdument dans cette même localité et sur toute la route de Saviolovo, – mais la doctoresse ne l’a signalé nulle part. Enfin ils le retrouvent et par leurs propres moyens – pas ceux de l’hôpital – ils font venir de Moscou un véhicule de réanimation qui l’amène à un neurochirurgien ; celui-ci lui opère la boîte crânienne mais ne peut le sauver de l’hémorragie interne. Il meurt après neuf jours de souffrances.

La milice locale d’Ikcha reçoit la conclusion de l’expertise médico-légale, mais ne se hâte pas d’enquêter et néglige, à plus forte raison, d’examiner à l’hôpital les vêtements de la victime pour y chercher des indices. C’est qu’à Dédéniovo tout le monde connaît ces voyous – et tout le monde a peur d’eux. Alors la même doctoresse Savéliéva aide l’agent d’instruction en chef Guérassimova (pendant que celle-ci interroge l’épouse du défunt, on entend dans son bureau un concert de variétés) à parvenir, au troisième mois de l’enquête, à la conclusion suivante : le défunt a eu une attaque, il est tombé et s’est fait des lésions. Donc, il n’y a personne à arrêter, aucun crime n’a été commis et le rayon est propre.

Paix à tes cendres, Ivan Iémélianytch !

Mais l’année où l’assainissement de la société et la consolidation du règne de la justice firent un grand pas fut celle où l’on donna l’ordre d’arrêter, juger et déporter les parasites. Ce décret a contribué lui aussi, dans une certaine mesure, à remplacer le défunt et si souple 58-10 : l’accusation de parasitisme s’est révélée, elle aussi, sournoise, impalpable – et imparable. (Ils ont bien trouvé le moyen de condamner à ce titre le poète Iossif Brodsky.)

Dès que leurs doigts l’eurent touché, ce mot de « parasite » subit une déviation de sens fort habile. Les vrais parasites, c’étaient les bons à rien grassement payés qui se calèrent dans leurs fauteuils de magistrats pour déverser un torrent de condamnations sur les trimeurs et fins ouvriers sans le sou qui se démenaient, après leur journée de travail, pour gagner un petit supplément. Et quelle hargne – la hargne éternelle des repus à l’égard de ceux qui ont faim ! – dans cette chasse aux « parasites » ! Deux journalistes de chez Adjoubeï (Izvestia, 23.6.1964) osèrent déclarer, toute honte bue : les parasites ne sont pas envoyés assez loin de Moscou ! on leur permet de recevoir des colis et des mandats de leur famille ! on ne leur impose pas un régime assez sévère ! « on ne les oblige pas à travailler de l’aube au crépuscule » – textuel : de l’aube au crépuscule ! À l’aube de quel communisme, en vertu de quelle constitution peut-on exiger ce travail de serfs ?!

Ainsi, nous avons énuméré un certain nombre de flots importants qui (en même temps que les vols constants commis au détriment de l’État) apportent sans cesse à l’Archipel des effectifs nouveaux.

Et n’oublions pas non plus les « auxiliaires volontaires » : ce n’est pas tout à fait pour rien qu’ils parcourent les rues, siègent dans leurs états-majors et fracassent les dents aux gens qu’ils arrêtent, ces flibustiers, ces SA recrutés par la milice, qui ne sont ni mentionnés dans la constitution ni responsables devant la loi.

Renforts sur renforts partent pour l’Archipel. Et bien que nous vivions depuis longtemps dans une société sans classes, et bien que la moitié du ciel soit déjà baignée par la grande lueur du communisme, nous ne sommes pas étonnés de voir que les crimes ne disparaissent pas, ne diminuent pas ; on a même cessé, du reste, de nous faire des promesses. Dans les années 30, on nous prédisait avec assurance : encore quelques années, et c’en sera fini ! Maintenant, on ne nous dit plus rien.

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Notre loi est puissante, fertile en expédients, fort différente de tout ce qui, sur cette terre, porte le nom de « loi ».

Les Romains, pauvres imbéciles, avaient inventé ce précepte : « la loi n’a pas d’effet rétroactif. » Nous avons changé cela, nous autres ! Le vieux dicton réactionnaire marmonne dans sa barbe : « on n’écrit pas aujourd’hui la loi pour hier. » Nous le faisons, nous autres ! Soit un Décret tout neuf, bien au goût du jour, qui vient de sortir ; la Loi est démangée par l’envie de l’appliquer à des gens qui ont été arrêtés auparavant – pourquoi s’en priverait-elle ? C’est ainsi qu’il fut procédé avec les trafiquants de devises et les preneurs de pots-de-vin : les instances locales, celles de Kiev par exemple, envoyèrent à Moscou des listes de noms pour qu’on leur indique à qui devait être appliqué l’effet rétroactif (rallonge de bobine ou neuf grammes de plomb). Et elles se conformèrent aux instructions reçues.

Notre Loi sait aussi prévoir l’avenir. On pourrait croire qu’avant le procès, personne n’est en mesure de dire comment se dérouleront les audiences et quelle sera la sentence. Eh bien si : figurez-vous que La Légalité socialiste peut vous publier tout cela à l’avance, avant l’ouverture du procès. Comment l’a-t-elle deviné ? Allez donc le lui demander…

La Légalité socialiste (organe de la Procurature de l’URSS), janvier 1962, n° 1. Bon à tirer donné le 27 décembre 1961. Pages 73-74, on trouve un article de Grigoriev (Grouzd) intitulé « Des bourreaux fascistes » ; il contient un compte rendu du procès de criminels de guerre estoniens, à Tartu. Le correspondant décrit l’interrogatoire des témoins ; les pièces à conviction étalées sur la table devant les magistrats ; l’interrogatoire de l’un des inculpés (« … répondit cyniquement l’assassin »), la réaction du public, le réquisitoire. Et il donne le verdict : la peine de mort. Or tout s’est passé exactement ainsi – mais seulement le 16 janvier 1962 (cf. la Pravda du 17 janvier), alors que la revue avait déjà été imprimée et mise en vente. (Le procès avait été ajourné, mais on avait négligé de prévenir la revue. Le journaliste a écopé d’un an de travaux coercitifs.)

Il faut dire également que notre loi ne retient jamais contre personne le péché de faux témoignage : pour elle, ce n’est pas un délit ! Une légion de faux témoins mènent parmi nous l’existence la plus prospère et s’acheminent dignement vers une vieillesse respectable en savourant, au soir de leur vie, la lumière dorée du couchant. Notre pays est le seul au monde, le seul de toute l’histoire universelle à choyer les faux témoins !

Ajoutons encore que notre Loi ne punit ni les juges ni les procureurs assassins. Tous font une longue carrière comblée d’honneurs, puis entrent noblement dans la vieillesse.

Enfin, il faut le reconnaître, notre Loi est sujette à ces soubresauts, à ces écarts subits qui sont le propre de toute pensée créatrice où palpite la vie. Un jour, on fonce dans un sens : il faut qu’en un an la criminalité accuse une baisse spectaculaire ! moins d’arrestations ! moins de procès ! que les détenus soient libérés sous caution ! Puis, soudain, on tourne bride : les malfaiteurs pullulent ! assez de libérations « sous caution » ! durcissons le régime pénitentiaire ! aggravons les peines ! que les crapules soient exécutées !

Cependant, malgré les coups de boutoir de la tempête, la nef de la Loi glisse sur l’eau avec majesté. Les Juges et Procureurs Suprêmes sont expérimentés, ces à-coups ne sauraient les surprendre. Ils tiendront leurs Assemblées plénières, expédieront partout leurs Directives, – et toute orientation nouvelle, aussi insensée qu’elle soit, sera présentée comme attendue depuis longtemps, préparée par tout notre développement historique, prédite par la Seule Théorie Véridique.

La nef de notre Loi est prête à tous les changements de cap. Et si demain elle reçoit à nouveau l’ordre de jeter en prison des millions de gens pour leur manière de penser, celui de déporter en bloc des peuples entiers (soit les mêmes, soit d’autres) ou des villes révoltées, et de coller aux défroques des détenus quatre numéros, – sa solide charpente n’en sera presque pas secouée, le profil de son étrave n’en sera pas altéré.

La seule chose immuable, c’est le vers de Derjavine qui vous pénètre jusqu’au cœur quand on l’a expérimenté dans sa chair :

Il n’est pire forfait qu’un jugement inique.

Cela, oui, c’est immuable. Tel aujourd’hui que sous Staline, que tout au long des années décrites dans ce livre. Que n’a-t-on pas édicté, que n’a-t-on pas imprimé comme Principes fondamentaux, Décrets et Lois, tantôt contradictoires et tantôt harmonisés ! – mais ce ne sont pas eux qui régissent la vie du pays, ce ne sont pas eux qui régissent les arrestations, les procès, les expertises. Il faut que l’on soit dans l’un des rares cas (environ 15 % du total ?) où l’objet de l’instruction et du procès ne met en cause ni l’intérêt de l’État, ni l’idéologie régnante, ni les intérêts particuliers ou la tranquillité personnelle d’aucun personnage en place, pour que les magistrats puissent jouir de ce privilège : sans téléphoner nulle part ni recevoir d’indications de qui que ce soit, juger sur le fond, en leur âme et conscience. Dans tous les autres cas, qui sont l’écrasante majorité, l’affaire, qu’elle soit criminelle ou civile – cela ne fait pas de différence –, ne peut pas ne pas mettre en cause les intérêts importants d’un président de kolkhoze, d’un soviet rural, d’un chef d’atelier, d’un directeur d’usine, d’un responsable de JEK, d’un petit, moyen ou haut gradé de la milice, d’un médecin-chef, d’un ingénieur économiste, de chefs de départements et services, sections spéciales et bureaux du personnel, de secrétaires de comités du parti, niveau rayon ou province, – et plus haut, plus haut encore ! Dans tous ces cas-là, des coups de téléphone partent d’un bureau tranquille vers un autre bureau tranquille, et des voix calmes et mesurées formulent un conseil amical, une mise au point, une suggestion qui indiquent dans quel sens doit être tranchée l’affaire du pauvre petit homme sur la tête duquel s’entrecroisent les desseins mystérieux et incompréhensibles de personnages plus haut placés. Et lui, pauvre lecteur confiant de nos journaux, il entre dans la salle d’audience avec sa bonne foi qui lui bat dans la poitrine, avec dans la tête les arguments raisonnables qu’il a préparés d’avance et qu’il va exposer, tout ému, devant les masques somnolents des juges, sans soupçonner que la sentence est déjà rédigée et qu’il n’y a pas d’instances ni de délai d’appel, que le condamné n’a aucun moyen de faire réviser le sinistre jugement dicté par un intérêt bien précis et dont l’injustice lui brûle la poitrine.

Ce qu’il a devant lui, c’est un mur. Et le mortier qui joint les briques, c’est le mensonge.

Nous avons intitulé ce chapitre « La loi aujourd’hui ». Un titre plus exact eût été : Nous n’avons pas de loi.

La même hypocrisie cauteleuse continue d’imprégner l’air que nous respirons, le même brouillard d’iniquité continue à envelopper nos villes, plus épais que la fumée vomie par les cheminées.

Voici plus de cinquante ans que se dresse cet État énorme maintenu par des cercles d’acier : les cercles d’acier sont là, mais de loi, il n’y en a pas.

1- Remplaçant une statue de l’ataman Platov, œuvre de Klodt, qui avait été fondue.

2- Le premier secrétaire du comité du parti pour la province de Rostov – un certain Bassov dont le nom figurera un jour avec celui du général Pliïev, commandant de la Région militaire du Caucase-Nord, sur une plaque apposée à l’endroit de la fusillade – avait eu le temps de venir jusqu’à Novotcherkassk et d’en repartir, épouvanté (on dit même qu’il aurait sauté du balcon du premier étage), pour regagner Rostov. Immédiatement après les événements, il devait se rendre avec une délégation dans l’héroïque île de Cuba.

3- Selon cette version, les soldats qui avaient refusé de tirer sur la foule furent exilés en Iakoutie.

4- Ceux qui le savaient, parce qu’ils se trouvaient tout près, ont été tués ou retirés de la circulation.

5- Des témoignages indubitables attestent 47 tués rien que par balles explosives. Et ces balles, c’était une initiative du général Pliïev.

6- Un peu moins qu’il n’y en avait eu devant le palais d’Hiver, mais on sait que l’anniversaire du 9 janvier fut ensuite commémoré chaque année par toute la Russie indignée, tandis que nous… quand commencerons-nous à commémorer le 2 juin ?

7- En 1968, dans un train, une institutrice (!) de Novotcherkassk racontait avec autorité : « Les militaires n’ont pas tiré. Ils ont seulement tiré une fois en l’air, un coup de semonce. Ce sont des provocateurs qui ont tiré, avec des balles explosives. D’où les sortaient-ils ? Oh, ces individus-là ont tout et n’importe quoi ! Ils ont tiré à la fois sur les militaires et sur les ouvriers… Alors les ouvriers sont devenus comme fous, ils se sont rués sur les soldats qui n’y étaient cependant pour rien, ils les ont battus. Après, Mikoyan est passé dans les rues, il est entré chez les gens pour voir comment ils vivaient. Les femmes lui offraient des fraises… »

Et c’est cela, cela seulement qui, pour l’instant, reste dans l’Histoire.

8- Si nous l’avons signée, cette convention, c’est bien sûr à cause des Noirs d’Amérique : qu’avons-nous à en faire chez nous ?

9- À propos : le procès des populistes, il y a cent ans, a été appelé « le procès des 193 ». Que de bruit, mon Dieu, que d’émotion ! Il a sa place dans les manuels.

10- Mais ce n’est pas encore tout. – Elle fonctionne bien, la machine communiste à avaler les gens ! – En 1969, pour avoir transmis des informations depuis la prison de Vladimir, il écopera encore de dix ans supplémentaires : on arrivera aux trente ans !