À tâtons nous rompons nos chaînes
Ce n’était plus un sillon qui passait maintenant entre nos gardiens et nous : il s’était effondré, faisant place à un fossé ; plantés chacun sur notre talus, nous supputions ce qui allait suivre.
« Plantés », bien entendu, je le dis par image. Nous allions tous les jours au travail avec nos brigadiers nouveau style (ou bien secrètement élus, convaincus par nous d’œuvrer pour le bien commun, ou bien les mêmes qu’avant, mais sensibles, bienveillants, pleins de sollicitude, méconnaissables, quoi), nous n’arrivions pas en retard au rassemblement du matin, nous ne nous jouions pas de mauvais tours les uns aux autres, il n’y avait point de réfractaires, nous rapportions des lieux de travail des bordereaux pas mauvais du tout et, semble-t-il, les patrons du camp avaient tout lieu d’être satisfaits. Nous aussi avions lieu d’être contents d’eux : ils avaient complètement perdu l’habitude de crier, de menacer, ils ne nous traînaient plus au cachot pour un oui ou pour un non et ils ne remarquaient pas que nous avions cessé de nous découvrir devant eux. Le commandant Maximenko, le matin, restait au lit au moment du départ pour le travail, mais le soir, là, il aimait accueillir les colonnes au poste de garde et, pendant que nous faisions du sur-place, y aller de quelque plaisanterie. Il nous regardait avec une affabilité repue, comme autrefois un fermier d’Ukraine, quelque part en Tauride, pouvait contempler ses innombrables troupeaux revenant de la steppe. On se mit même, certains dimanches, à nous projeter des films. On continuait seulement à nous faire tourner en bourrique avec la construction de la « grande muraille de Chine ».
Eux et nous, malgré tout, réfléchissions intensément : qu’allait-il se passer maintenant ? Les choses ne pouvaient rester en l’état : ce n’était pas assez pour nous et pas assez pour eux. Quelqu’un devait frapper un coup.
Mais que pouvions-nous espérer obtenir ? La parole ? nous disions maintenant à voix haute tout ce que nous voulions, tout ce que nous avions sur le cœur (faire l’expérience de la liberté de parole, même seulement en ce lieu, même si tardivement dans notre vie, était chose bien douce !). Mais pouvions-nous espérer étendre cette liberté au-delà de la zone ou y aller nous-mêmes en l’emportant avec nous ? Non, naturellement. Quelles autres revendications politiques pouvions-nous donc présenter ? Impossible même de les imaginer. Sans parler du fait que ça ne rimait à rien, que c’était sans espoir, les imaginer était chose impossible ! Nous ne pouvions réclamer, depuis notre camp, ni que le pays change radicalement, ni qu’il renonce aux camps : d’avion, on nous aurait arrosés de bombes.
Il eût été naturel de revendiquer la révision de nos affaires, la réduction de ces temps de peine iniques et infligés sans motif. Mais cela aussi paraissait sans espoir. Dans la fétide ambiance de terreur qui s’épaississait au-dessus du pays, la plupart de nos affaires et de nos sentences semblaient aux juges parfaitement équitables, même nous d’ailleurs, ils semblaient avoir réussi à nous en convaincre ! Et puis, la révision des affaires était, pour la foule, chose plus ou moins immatérielle, impalpable, c’est en nous faisant le coup de la révision qu’il était le plus facile de nous rouler : promettre, lanterner, venir reprendre l’instruction, on peut faire durer cela des années. Et quand bien même certains eussent été tout à coup proclamés libérés et emmenés, comment aurions-nous pu savoir si ce n’était pas au poteau, ou dans une autre prison, ou pour se voir infliger une nouvelle condamnation ?
Cette comédie de Commission, d’ailleurs, ne nous avait-elle pas montré la manière dont toutes ces choses pouvaient être montées en spectacle ? Sans s’embarrasser de révision, on se préparait à nous renvoyer chez nous…
Il était une chose sur laquelle tout le monde tombait d’accord, sur quoi plus aucun doute n’était possible, à savoir l’élimination des pratiques les plus humiliantes : la nuit, plus de baraques verrouillées, et qu’on nous débarrasse de la tinette ; un travail qui ne soit plus totalement gratuit ; permission d’écrire douze lettres dans l’année. (Mais tout cela, tout cela, et même vingt-quatre lettres dans l’année, nous l’avions déjà dans les ITL : est-ce à dire qu’on y pouvait vivre ?)
Et l’obtention de la journée de huit heures, eh bien, même elle ne faisait pas chez nous l’unanimité… Telle était notre déshabitude de la liberté qu’on eût dit que déjà nous n’y aspirions plus…
On méditait aussi sur les moyens : comment nous manifester ? que faire ? Il était clair que, les mains nues, nous n’avions aucune chance contre une armée moderne ; notre voie était donc celle non pas de l’insurrection armée, mais de la grève. Au cours de cette grève, nous pouvions, par exemple, arracher nous-mêmes nos numéros.
Mais en nous continuait de couler un sang d’esclave, le sang des esclaves. L’enlèvement général et par nous-mêmes de ces numéros dignes de chiens semblait un pas aussi hardi, aussi insolent, aussi irrémédiable que si, disons, nous étions descendus dans la rue avec des mitrailleuses. Quant au mot « grève », il sonnait de façon si effrayante à nos oreilles que nous cherchions appui dans la grève de la faim : à entamer les deux grèves en même temps – du travail et de la faim –, nous y confortions, pour ainsi dire, nos droits moraux à cesser le travail. Le droit de faire la grève de la faim, il nous semblait l’avoir tout de même d’une certaine manière, – mais celui de cesser le travail ? Génération après génération, nous avions grandi dans l’idée que ce mot de « grève », suprêmement dangereux et bien entendu contre-révolutionnaire, était à mettre sur le même plan que « Entente, Dénikine, sabotage koulak, Hitler ».
Ainsi, en assumant de notre plein gré une grève de la faim totalement inutile, nous acceptions à l’avance de miner volontairement, en pleine lutte, nos forces physiques. (Il semble heureusement qu’aucun camp, après nous, ne répéta l’erreur commise à Ekibastouz.)
Nous avions mûrement réfléchi, aussi, aux détails d’une éventuelle double grève de ce genre. Le régime disciplinaire étendu à tout le camp, tel qu’il venait de nous être appliqué, nous avait appris que la première réponse serait de nous boucler dans les baraques. Comment donc, dans ces conditions, communiquer entre nous ? échanger nos décisions concernant le déroulement ultérieur de la grève ? Il fallait que quelqu’un mette au point un système de signalisation et le coordonne avec les autres baraques en déterminant les fenêtres par lesquelles les signaux seraient donnés et reçus.
De toutes ces choses on parlait ici ou là, dans un groupe ou dans un autre, elles nous apparaissaient comme inéluctables et désirables mais, en même temps, faute d’habitude, comme plus ou moins impossibles. Nous ne pouvions nous représenter le jour où soudain nous nous réunirions, tomberions d’accord, prendrions la décision et…
Mais nos gardiens, ouvertement organisés en hiérarchie militaire, plus habitués à agir et risquant moins de perdre dans l’action que dans l’inaction, nos gardiens, donc, nous assenèrent leurs coups les premiers.
Ensuite, les événements dévalèrent d’eux-mêmes la pente.
C’est paisiblement et confortablement, sur nos wagonnets familiers, dans nos brigades, baraques, chambrées et coins de chambrée habituels, que nous fêtâmes le premier de l’an 1952. Mais le dimanche 6 janvier, en la vigile de la Noël orthodoxe, alors que les Ukrainiens occidentaux se préparaient une belle fête avec kacha rituelle, jeûne jusqu’à l’apparition de la première étoile et ensuite chant des couplets traditionnels, – le matin, après l’appel, on nous boucla et on ne rouvrit plus les portes.
Personne ne s’y attendait ! Les préparatifs avaient été secrets, sournois ! Nous aperçûmes par les fenêtres une centaine de zeks extraits de la baraque voisine que l’on poussait avec toutes leurs affaires vers le poste de garde.
Un transfert ?…
Les voilà qui viennent chez nous. Des surveillants. Des officiers avec des fiches. Et, d’après elles, ils crient des noms. Dehors avec toutes vos affaires… y compris les paillasses, telles que, toutes garnies !
Ah, c’est donc ça ! Une redistribution ! Une garde a été placée dans la brèche de la « muraille de Chine ». Demain la brèche sera obturée. Nous, on nous fait franchir notre poste de garde et, à plusieurs centaines – avec nos sacs et nos matelas, on dirait des sinistrés – nous contournons le camp pour y rentrer par le poste de garde de l’autre zone. Tandis qu’une colonne sort de cette zone-là.
Toutes les cervelles s’interrogent : qui a-t-on pris ? qui a-t-on laissé ? quel sens donner à cette redistribution ? Et assez vite, le dessein des maîtres devient clair : dans l’une des deux moitiés (camp n° 2) ne restent que les Ukrainiens natifs, environ deux mille hommes. La moitié où l’on nous a expédiés et qui formera le camp 1, comprend, elle, dans les trois mille hommes, de toutes les autres nations : Russes, Estoniens, Lituaniens, Lettons, Tatars, Caucasiens, Géorgiens, Arméniens, Juifs, Polonais, Moldaves, Allemands et quelques échantillons fortuits d’autres peuples, ramassés sur les champs de bataille d’Europe et d’Asie. Pour tout dire : « une et indivisible ». (Curieux. La pensée du MVD, qui devrait être illuminée par la doctrine socialiste et extra-nationale, suit toujours le bon vieux même sentier : séparer les nations.)
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La porte du Bour d’Ekibastouz
Les anciennes brigades sont disloquées, de nouvelles sont constituées sur appels de noms, elles iront travailler sur de nouveaux chantiers et vivront dans de nouvelles baraques : un vrai chassé-croisé ! Pour s’y retrouver, il ne suffira pas d’un dimanche, il y faudra une semaine entière. Nombreux sont les liens rompus, les hommes ont été brassés et la grève, qui avait vraiment l’air d’être mûre, est fichue… Bien joué !
Le camp des Ukrainiens a conservé tout l’hôpital, le réfectoire et le club. En échange, nous héritons du Bour. Ukrainiens, bandéristes, qui sont les rebelles les plus dangereux, on a voulu les séparer du Bour, les en tenir le plus loin possible. À quoi cela rime-t-il ?
Nous apprenons bientôt à quoi. Un bruit digne de foi court le camp (rapporté par les gars qui portent la lavure au Bour) comme quoi les mouchards, dans leur « consigne », ont perdu toute retenue : on enferme avec eux des suspects (piqués çà et là au nombre de deux ou trois), et les mouchards les torturent dans leur cellule, les étranglent, les battent, les forcent à se mettre à table, à donner des noms : qui sont les égorgeurs ?? C’est maintenant que le dessein dans son entier apparaît au grand jour : on torture ! Ce n’est pas la meute qui s’en charge (sans doute n’a-t-elle pas l’autorisation, d’où ennuis possibles), elle a confié ce soin aux mouchards : cherchez vos assassins vous-mêmes ! Inutile de leur injecter du zèle. Et ainsi vont-ils justifier le pain qu’on leur donne, ces parasites. Et si on a éloigné du Bour les bandéristes, c’est pour les empêcher de l’attaquer. Nous autres, nous inspirons plus confiance : êtres soumis et issus de tribus diverses, jamais nous ne nous mettrons d’accord. Les émeutiers, eux, sont là-bas. Et le mur a quatre mètres de haut.
Maints profonds historiens ont écrit force ouvrages subtils, mais ce mystérieux embrasement des âmes humaines, cette mystérieuse naissance des explosions collectives, ils n’en savent pas assez pour les prédire ni même, d’ailleurs, pour les expliquer après coup.
Il arrive parfois qu’on fourre une étoupe enflammée sous une pile de bûches, on en fourre et on en refourre, rien à faire, le feu ne prend pas. Alors qu’une minuscule étincelle isolée, sortie d’une cheminée, vole dans les hauteurs, et voilà un village détruit de fond en comble.
Les trois mille hommes de notre camp n’avaient rien préparé, ils n’étaient prêts à rien ; ils reviennent le soir, et voilà soudain que dans la baraque jouxtant le Bour ils se mettent à démonter leurs wagonnets, à empoigner les barres longitudinales et les pièces en X et, fonçant dans la pénombre (il y a un coin comme ça, dans une semi-obscurité, latéralement au Bour), à marteler à coups redoublés la forte clôture qui entoure la prison du camp. Aucun n’a de hache ni de barre de fer, car ce sont là objets inconnus dans la zone.
Les coups étaient de ceux qu’assène une bonne brigade de charpentiers au travail, les planches cédèrent les premières, ils entreprirent alors de les détacher en les faisant ployer et toute la zone retentit du grincement des clous de douze centimètres. Apparemment, ce n’était guère le moment de travailler pour des charpentiers, mais les bruits étaient ceux du travail, si bien que personne au début ne leur accorda d’importance, ni en haut des miradors, ni les surveillants, ni les travailleurs des autres baraques. La vie vespérale suivait son cours ; certaines brigades se rendaient au réfectoire d’autres en revenaient, et qui allait à la section sanitaire, qui au magasin, qui chercher un colis.
Mais, malgré tout, les surveillants s’inquiètent, vont mettre le nez du côté du Bour, à l’endroit où la palissade est dans l’ombre, là où ça chauffe : ils s’y brûlent et font retraite vers la baraque de la direction. Quelqu’un armé d’un bâton poursuit même l’un d’eux. À ce moment, pour que la musique soit plus riche, un autre se met à casser à coups de pierres ou de bâton les vitres de ladite baraque. Sonores, joyeux, menaçants, écoutez-les péter, les carreaux directoriaux !
Ce que cherchaient les gars, ce n’était pas de déclencher un soulèvement ni même de s’emparer du Bour, entreprise difficile (voyez p. 228 la porte du Bour d’Ekibastouz, arrachée et photographiée bien des années après), leur idée était de verser par la lucarne de l’essence dans la cellule des mouchards et d’y balancer du feu, une manière de dire : sachez qui nous sommes et n’allez pas trop loin ! Une douzaine d’hommes s’engouffra donc par le trou ouvert dans la palissade. Agitation : quelle est la bonne cellule ? a-t-on bien repéré la fenêtre ? on abat la muselière, on se fait la courte échelle, on se passe le seau. Mais les mitrailleuses, du haut des miradors, se mirent à balayer la zone, et le feu, en fin de compte, ne put être mis.
Ce sont les surveillants enfuis du camp, ainsi que le chef du régime pénitentiaire Matchékhovski (on l’avait lui aussi pris en chasse le couteau à la main, il courait sur le toit du hangar du service du matériel vers un mirador d’angle en criant : « Mirador ! ne tire pas ! Amis ! » et finit par franchir l’avant-zone)1 qui prévinrent le groupement. Celui-ci (où s’adresser aujourd’hui pour obtenir le nom de ses chefs ?!) ordonna par téléphone aux miradors d’angle d’ouvrir le feu de leurs mitrailleuses… sur trois mille hommes désarmés, ignorant tout de ce qui s’était passé. (Notre brigade, par exemple, était au réfectoire, et c’est là, dans une perplexité totale, que nous entendîmes toute cette mitraillade.)
Un ricanement du destin voulut que l’événement se produisît le 22 janvier nouveau style, c’est-à-dire le 9 janvier ancien style, jour distingué par le calendrier, cette année-là encore, comme un deuil solennel en souvenir du Dimanche rouge. Chez nous, il y aura eu à cette date-là mardi rouge, avec autrement plus d’espace pour les bourreaux qu’à Saint-Pétersbourg : au lieu d’une place dans une ville, la steppe, et pas de témoins, ni journalistes ni étrangers.
Dans le noir, les mitrailleuses se mirent à tirer au hasard dans la zone. Le mitraillage eut beau ne pas durer longtemps, la plupart des balles, peut-être, passant trop haut, il y en eut bien assez encore pour aller vers le bas, et en faut-il beaucoup pour abattre un homme ? Elles traversaient les murs légers des baraques, blessant, comme c’est toujours le cas, non pas ceux qui étaient en train de donner l’assaut à la prison, mais d’autres qui n’y étaient absolument pour rien et qui allaient devoir maintenant cacher leurs blessures, ne pas se rendre à la section sanitaire, attendre que ça se cicatrise tout seul, comme sur les chiens : en effet, les blessures auraient pu les désigner comme ayant participé à l’émeute, or il fallait bien que les autorités en piquent quelques-uns dans cette masse au visage uniforme ! Dans la neuvième baraque fut tué sur sa couche un vieillard pacifique qui finissait de purger une peine de dix ans : il devait être libéré un mois plus tard ; ses grands fils servaient dans cette même armée qui nous canardait du haut des miradors.
Les participants à l’assaut abandonnèrent la courette de la prison et s’égaillèrent dans leurs baraques (il leur fallait encore remonter leurs wagonnets pour ne pas fournir un indice compromettant). D’autres, et ils étaient nombreux, comprirent également la mitraillade comme une invitation à rester dans leur baraque. Les troisièmes, au contraire, jaillirent dehors tout excités et fourrèrent leur nez ici et là dans la zone, cherchant à comprendre le quoi et le pourquoi.
À ce moment, il ne restait plus un seul surveillant dans la zone. Un peu effrayante, la baraque de la direction, vide d’officiers, béait de ses vitres brisées. Les miradors s’étaient tus. Curieux et chercheurs de vérité erraient sur le territoire.
C’est alors que s’ouvrit sur toute sa largeur le portail de notre camp et que les soldats d’escorte entrèrent, formés en section, braquant devant eux leurs mitraillettes et tirant au hasard par rafales. Ils se déployèrent ainsi en éventail dans toutes les directions, suivis des surveillants écumant de rage, brandissant tuyaux de fer, matraques, tout ce qui leur tombait sous la main.
Ils avançaient en vagues d’assaut vers toutes les baraques, ratissant la zone. Ensuite les mitraillettes se taisaient, les soldats s’arrêtaient, tandis que les surveillants fonçaient en avant, attrapaient ceux qui s’étaient tapis dans les coins, blessés ou encore indemnes, et les rouaient de coups sans pitié.
Tout cela ne devint clair que plus tard : au début nous entendions une mitraillade nourrie dans la zone, mais, du fait de la semi-obscurité, nous ne voyions ni ne comprenions rien.
Une bousculade mortelle se forma à l’entrée de notre baraque : les zeks cherchaient à forcer le passage au plus vite et, du coup, personne ne pouvait entrer (non que les minces planches des murs de la baraque pussent nous sauver des rafales, mais, une fois à l’intérieur, on cessait d’être un émeutier). Moi aussi, j’étais là, près des marches de l’entrée. Je me rappelle très bien mon état d’esprit : indifférence nauséeuse à mon destin, indifférence immédiate à mon salut ou à ma perte. Soyez maudits ! qu’est-ce que vous avez à ne pas nous lâcher ? Pourquoi sommes-nous jusqu’à notre mort coupables devant vous d’être nés sur cette malheureuse terre et devons-nous moisir éternellement dans vos prisons ? Tout l’écœurement de ce bagne m’avait empli la poitrine de calme et de dégoût. Il n’était jusqu’à ma crainte permanente pour le poème et la pièce que je portais en moi sans les avoir encore écrits nulle part, qui ne m’eût abandonné. Et, confronté à la mort en capotes qui marchait sur nous dans la zone, je ne poussais pas le moins du monde pour franchir la porte. Oui, c’était bien cela, l’état d’esprit dominant du bagnard auquel on nous avait réduits.
La porte se libéra, nous passâmes les derniers. Et au même instant, renforcés par la résonance du local, tonnèrent des coups de feu. On nous avait lâché trois balles, à titre d’accompagnement, qui allèrent se loger ensemble dans le montant de la porte. Une quatrième fila en hauteur et laissa dans la vitre de l’imposte un petit trou nimbé de fissures minuscules.
Nos poursuivants ne firent point irruption sur nos traces dans les baraques. Ils nous bouclèrent. Ils attrapaient et battaient ceux qui n’avaient pas eu le temps de se réfugier dans une baraque. Blessés et tabassés furent au nombre de deux dizaines environ ; les uns réussirent à se tapir et à dissimuler leurs blessures, la section sanitaire hérita des autres ; leur destin ultérieur : prison et instruction judiciaire pour participation à une émeute.
Mais tout cela ne fut connu qu’ensuite. La nuit, nous restâmes bouclés ; le lendemain matin, 23 janvier, on ne laissa pas les différentes baraques se rencontrer au réfectoire et mettre les choses au clair. Abusées, certaines d’entre elles, dans lesquelles personne n’avait souffert de façon manifeste et qui ignoraient totalement qu’il y avait eu des morts, partirent pour le travail. La nôtre était du nombre.
Nous sortîmes du camp, mais, après nous, on ne fit franchir le portail à personne d’autre : la place du rassemblement était déserte, pas l’ombre d’un envoi au travail. On nous avait trompés !
L’atmosphère fut lourde, ce jour-là, dans nos ateliers de mécanique. Les gars allaient d’une machine à l’autre, s’asseyaient et discutaient : que s’était-il passé la veille au soir ? et jusqu’à quand allions-nous continuer à turbiner et à nous laisser faire ? – Vous le connaissez, vous, le moyen de ne pas se laisser faire ? rétorquaient les vieux habitués des camps, courbés pour la vie. – Vous en connaissez, vous, des gens qui n’ont pas été brisés ? (Cela, c’était la philosophie de la cuvée 1937.)
Quand nous revenons du travail, dans le noir, la zone de notre camp est de nouveau déserte. Mais des messagers sont dépêchés sous les fenêtres des autres baraques. Renseignement pris, la 9, qui a eu deux tués et trois blessés, ainsi que les baraques voisines, dès aujourd’hui ne sont pas allées au travail. Les patrons leur ont parlé de nous et espèrent qu’ils iront demain. Mais les choses sont claires, maintenant : demain matin, nous n’irons pas, nous non plus.
Cette décision fait l’objet de plusieurs billets qui sont lancés aux Ukrainiens par-dessus le mur, pour qu’ils nous soutiennent.
Non préparée, issue d’un projet lui-même inachevé, la double grève commence alors sur un coup de tête, sans comité, sans code de signaux.
Dans d’autres camps, par la suite, on se rendit maître du dépôt de vivres avant de refuser d’aller au travail ; là, on avait l’air plus malin, naturellement ; nous autres, sans avoir l’air très malins, nous faisions tout de même notre petit effet : trois mille hommes, d’un seul coup, envoient promener pain et travail.
Le lendemain matin, aucune brigade n’envoie son homme au poste de découpage du pain. Aucune brigade ne se rend au réfectoire où lavure et kacha l’attendent. Les surveillants n’y comprennent rien : une seconde, une troisième, une quatrième fois ils passent avec entrain dans les baraques pour nous inciter à bouger ; puis, menaçants, ils veulent nous y contraindre ; avec douceur, enfin, ils nous convient – seulement, pour l’instant, à aller chercher le pain au réfectoire, sans qu’il soit le moins du monde question de rassemblement.
Mais personne n’y va. Tous, habillés et chaussés, restent allongés et gardent le silence. À nous seulement, les brigadiers (en cette année brûlante, je suis devenu brigadier), il revient de faire une réponse, car c’est toujours à nous que s’adressent les surveillants. Nous aussi restons allongés et marmonnons du chevet de nos couchettes :
« Ça ne donnera rien, chef… »
Et ce tranquille et unanime refus d’obéissance au pouvoir, à un pouvoir qui n’a jamais rien pardonné à personne, cette opiniâtre insubordination, étirée dans le temps, nous paraît plus terrible que de courir et vociférer sous les balles.
Finalement, l’entreprise de persuasion est interrompue, les baraques sont à nouveau bouclées.
Au cours des jours qui viennent, on ne verra sortir des baraques que les responsables, pour emporter les tinettes, apporter eau potable et charbon. Seuls les malades hospitalisés à la section sanitaire sont autorisés par la communauté à ne pas jeûner. Et seuls les médecins et aides-soignants à travailler. Les cuisines ont fait à manger une fois – et tout versé aux ordures ; une seconde fois – et tout jeté à nouveau ; alors elles ont cessé de fonctionner. Les planqués se sont présentés le premier jour, semble-t-il, aux autorités, expliquant qu’il leur était absolument impossible de travailler, et sont repartis.
Plus moyen désormais, pour les maîtres, de nous voir et de plonger dans nos âmes. Un fossé s’est creusé entre geôliers et esclaves.
Ces trois fois vingt-quatre heures de notre vie, aucun participant ne les oubliera jamais. Nous ne voyions pas nos camarades des autres baraques ni les cadavres qui y gisaient non enterrés. Mais un lien d’acier nous unissait tous, passant à travers toute la zone, devenue déserte, du camp.
Cette grève de la faim est lancée non pas par des hommes bien nourris, ayant des réserves de graisse sous la peau, mais par des êtres décharnés, épuisés, chaque jour depuis de longues années persécutés par la faim, qui ont eu le plus grand mal à atteindre une espèce d’équilibre de leur corps, à qui il suffit de cent grammes de moins pour se sentir déjà déstabilisés. Les crevards aussi font grève, exactement comme tous les autres, alors que trois jours de jeûne peuvent irrévocablement les précipiter dans la mort. Cette nourriture que nous refusons, que nous avons toujours tenue pour misérable, aujourd’hui, dans notre sommeil famélique et surexcité, nous apparaît comme des lacs de satiété.
Cette grève est lancée par des hommes éduqués durant des dizaines d’années dans la loi du loup : « Aujourd’hui, à toi de crever, moi, ce sera pour demain ! » Et les voici régénérés, sortis de leur marais nauséabond, d’accord pour mourir tous aujourd’hui plutôt que d’avoir à mener la même vie demain encore.
Les chambrées des baraques voient s’instaurer des rapports mutuels qui ont quelque chose de solennellement affectueux. Tout ce qui peut rester comme nourriture, chez les uns ou chez les autres, en particulier chez les bénéficiaires de colis, est déposé dans un endroit commun, sur un chiffon déployé, puis, sur décision de la chambrée, une partie est divisée entre tous, le reste mis en réserve pour le lendemain. (Le magasin-consigne des produits alimentaires personnels peut encore receler pas mal de nourriture au compte des bénéficiaires de colis, mais, primo, pas moyen d’accéder au magasin en traversant la zone et, secondo, tous ne seraient pas si ravis d’apporter ce qui leur reste : ils comptent bien se refaire après la grève. Pour cette raison, la grève de la faim est une épreuve inégale, comme tout emprisonnement d’une façon générale, et ceux qui font preuve de la vaillance la plus authentique sont ceux qui n’ont aucune réserve sur place et nul espoir de se refaire par la suite.) S’il y a des céréales concassées, on les fait cuire à l’eau dans le foyer du poêle et on les distribue à la cuiller. Pour activer le feu, on casse des planches aux wagonnets. Faut-il épargner la couche que nous fournit l’administration, alors que notre propre vie risque de ne pas durer jusqu’à demain ?
Que vont faire nos maîtres ? Personne n’est en état de le prédire. On s’attend même – pourquoi pas ? – à les voir rouvrir du haut des miradors le feu de leurs mitraillettes sur la zone. Le moins escompté : des concessions. De toute notre existence, nous ne leur avons jamais rien arraché, et c’est l’amertume du désespoir qu’exhale notre grève.
Mais ce désespoir a un côté satisfaisant. Oui, nous venons de faire un pas inutile, un pas désespéré, un pas qui va mal finir, eh bien, c’est parfait. Nous avons le ventre creux, le cœur serré, mais c’est un autre besoin, un besoin supérieur qui est assouvi. Tout au long de ces journées, de ces soirées, de ces nuits faméliques, trois mille hommes méditent dans leur for intérieur sur leurs trois mille temps de peine, sur leurs trois mille familles ou absence de famille, sur ce qui leur est arrivé à chacun et va leur arriver ; dans un si grand nombre de cages thoraciques, les sentiments doivent pencher dans des sens très divers, il y a du regret, carrément, chez certains, et aussi du désespoir, – mais, malgré tout, la plupart tend à penser : c’est ce qu’il faut ! bien fait pour eux ! ça va mal et c’est tant mieux !
Voici encore une loi non étudiée, celle qui préside au jaillissement commun d’un sentiment de masse, contre toute raison. Ce jaillissement, je l’ai clairement ressenti en moi-même. Il ne me restait plus qu’un an à tirer. J’aurais dû me ronger les sangs, me désoler de m’être laissé embringuer dans cette équipée d’où j’allais avoir du mal à m’extraire sans récolter un nouveau temps de peine. Eh bien, je ne regrettais rien. Allez tous vous faire voir, flanquez-moi un nouveau temps si vous voulez !
Le lendemain, nous voyons par la fenêtre un groupe d’officiers se diriger d’une baraque à l’autre. Un peloton de surveillants déverrouille la porte, longe les couloirs et, passant la tête dans les chambrées, appelle (sur un ton nouveau, doucement, plus comme avant lorsqu’ils s’adressaient à du bétail) : « Brigadiers ! Au rapport ! »
Nous commençons à délibérer. Les décisions sont prises non par les brigadiers, mais par les brigades. Allées et venues entre chambrées, conciliabules. Notre position est double : les mouchards ont été extirpés de notre milieu, mais il en reste que l’on soupçonne, certains même le sont à coup sûr, tel le glissant Mikhail Guénéralov, à l’allure si hardie, brigadier des mécanos. La simple connaissance de la vie, d’ailleurs, nous souffle que bien des grévistes qui jeûnent aujourd’hui au nom de la liberté, demain iront se mettre à table au nom du reposant esclavage. Aussi les meneurs de cette grève (il y en a, bien entendu) ne se manifestent pas, ne sortent pas de la clandestinité. Ils ne prennent pas le pouvoir ouvertement, et les brigadiers ont ouvertement abdiqué le leur. Il en résulte que nous semblons faire grève pour ainsi dire au fil de l’eau, sans être dirigés par personne.
Enfin une décision est élaborée quelque part, de façon invisible. Nous, les brigadiers, six ou sept hommes, sortons retrouver dans l’entrée les autorités qui nous attendent patiemment (c’est l’entrée de cette même baraque n° 2, naguère disciplinaire, d’où est parti le percement du « métro », leur boyau commençait même à quelques mètres de notre lieu de rencontre actuel). Nous nous tenons appuyés aux murs, yeux baissés, figés comme pierre. Yeux baissés, car personne ne veut plus regarder ses maîtres d’un regard de laquais, mais un regard rebelle serait déraisonnable. Nous adoptons la posture de chahuteurs fieffés convoqués devant un conseil de discipline : pose relâchée, mains dans les poches, tête penchée vers l’épaule et détournée – inéducables, imperméables, irrécupérables.
En revanche, par les deux couloirs qui débouchent dans l’entrée, rapplique la foule des zeks, et ceux de derrière, cachés par ceux de devant, crient tout ce qu’ils veulent : nos revendications et nos réponses.
Les officiers, eux, avec leurs épaulettes à liserés bleus (parmi les têtes familières il y a des nouveaux, encore jamais vus par nous), ne voient en principe que les brigadiers et ne s’adressent qu’à eux. Ils nous traitent avec réserve. Ils ne cherchent plus à nous faire peur, mais ne condescendent pas encore au pied d’égalité. Ils disent qu’il est dans notre propre intérêt de mettre un terme aux grèves du travail et de la faim. Dans ce cas, on nous délivrera non seulement la ration de pain d’aujourd’hui, mais aussi – sans précédent au Goulag ! – celle d’hier. (Comme ils ont pris l’habitude de croire qu’on peut toujours acheter des affamés !) Pas un mot ni de châtiments, ni de nos revendications, on dirait que celles-ci n’existent pas.
Les surveillants se tiennent sur les côtés, main droite dans la poche.
Du couloir on crie :
« Les mitrailleurs en justice ! »
« Plus de cadenas aux baraques ! »
« Plus de numéros ! »
D’autres baraques demandent en outre la révision des affaires Osso par des tribunaux siégeant publiquement.
Nous, nous sommes toujours comme des chahuteurs devant le proviseur : est-ce qu’il ne va pas bientôt nous foutre la paix, celui-là ?
Les patrons s’en vont, la baraque est rebouclée.
La faim en a déjà exténué pas mal, les têtes sont confuses, lourdes, pourtant, dans la baraque, pas une voix ne se fait entendre pour dire qu’il faut céder. Tout haut, personne ne regrette.
On cherche à deviner jusqu’à quel niveau montera la nouvelle de notre révolte. À l’Intérieur, bien sûr, on est déjà au courant ou bien on va l’être aujourd’hui, mais La Moustache ? Ce boucher, on sait qu’il n’hésitera pas à nous faire tous massacrer, tous les cinq mille.
Vers le soir, nous entendons un avion bourdonner à proximité, malgré un temps couvert peu propice au vol. On se doute que c’est quelqu’un d’encore plus élevé qui arrive.
Un zek d’expérience, vrai fils du Goulag, Nikolaï Khlébounov, ami de nos brigades et casé actuellement, après dix-neuf ans de tirés, quelque part aux cuisines, va et vient ce jour-là dans la zone et réussit – il n’a pas eu peur de le faire – à nous apporter et à nous lancer par la fenêtre un petit sac contenant un demi-poud de millet. Lequel est partagé entre nos sept brigades et cuit ensuite pendant la nuit pour que les surveillants ne nous tombent pas dessus.
Khlébounov nous communique une pénible nouvelle : de l’autre côté de la « muraille de Chine », le camp 2, celui des Ukrainiens, ne nous soutient pas. Hier comme aujourd’hui, les Ukrainiens sont allés au travail comme si de rien n’était. Sans aucun doute ils ont reçu nos billets, depuis deux jours déjà ils entendent notre silence, depuis deux jours aussi, du haut de la grue-tourelle du chantier, ils voient notre zone déserte suite à la mitraillade nocturne, ils ne croisent plus nos colonnes dans la campagne. Et pourtant ils ne nous soutiennent pas ! (Comme nous l’apprendrons plus tard, leurs chefs – de jeunes gars pas encore rompus à la vraie politique – ont estimé que l’Ukraine avait son destin propre, distinct de celui des Moscoves. Eux qui étaient partis sur les chapeaux de roues, ils prennent maintenant leurs distances.) Nous sommes donc non pas cinq, mais seulement trois mille.
Et, pour la seconde nuit, la troisième matinée et le troisième après-midi, la faim déchire à coups de griffes nos estomacs.
Mais, durant la troisième matinée, lorsque les tchékistes en nombre encore plus grand invitent les brigadiers à se rendre dans l’entrée et que nous allons pour la seconde fois nous planter devant eux, l’air mal disposé, impénétrable, la gueule de travers, la décision générale est de ne pas céder ! Déjà fait son apparition l’inertie de la lutte.
Et les patrons ne font que nous donner encore plus de forces. Un gradé nouvellement arrivé s’exprime ainsi :
« La direction des Camps des Sables demande aux détenus d’accepter de manger. La direction recevra toutes les plaintes. Elle étudiera les causes du conflit entre l’administration et les détenus. »
Nos oreilles nous auraient-elles trahis ? On nous demande d’accepter de manger, et question travail, motus. Nous avons donné l’assaut à la prison, brisé des vitres et des lampadaires, poursuivi des surveillants le couteau à la main, et cela n’est point, en réalité, une émeute, rien à voir, c’est un conflit entre ! entre des parties égales, l’administration et les détenus !
Il a suffi que nous soyons unis deux jours et deux nuits seulement pour que nos négriers changent de ton ! Jamais dans toute notre vie, non seulement de prisonniers, mais d’hommes libres, mais de membres d’un syndicat, nous n’avons entendu dans la bouche de nos patrons des discours aussi onctueux !
Cependant, nous commençons à nous disperser en silence ; personne, en effet, ne peut décider en cet endroit. Ni non plus promettre de décider. Les brigadiers se retirent sans avoir rélevé la tête, sans s’être retournés, alors même que le chef d’Olp nous interpellait par nos noms.
Telle est notre réponse.
Et la baraque est bouclée.
De l’extérieur, elle paraît à nos patrons toujours aussi muette et intraitable. Mais à l’intérieur, dans chaque chambrée commence une discussion impétueuse. Trop grande est la tentation ! La douceur du ton touche les frustes zeks plus que n’importe quelles menaces. Des voix se font entendre : cédons. Que pouvons-nous obtenir de plus, en effet ?…
Nous sommes las ! Nous avons faim ! La loi mystérieuse qui a soudé nos sentiments et les a transportés dans les hauteurs se met à présent à battre de l’aile et à retomber.
Mais des bouches s’ouvrent, qui sont restées serrées durant des décennies, qui ont gardé le silence leur vie durant et l’auraient gardé jusqu’à la mort. Elles sont bien sûr écoutées aussi par les mouchards rescapés du massacre. Ces appels lancés par une voix retimbrée, retrouvée pour quelques instants (dans notre chambrée, c’est le cas de Dmitri Panine), devront ensuite être payés d’une deuxième condamnation, d’un nœud coulant passé autour d’une gorge un moment frémissante de liberté. Peu importe, pour la première fois les cordes de la gorge ont fait ce pour quoi elles ont été créées.
Céder maintenant ? c’est capituler sur la foi d’une parole d’honneur. La parole d’honneur de qui ? de geôliers, de chiens de camp. Depuis que les prisons sont prisons, que les camps sont camps, quand donc ont-ils, fût-ce une fois, tenu parole ?!
Voici que remonte toute une vase de souffrances, d’offenses, d’avanies depuis longtemps déposée. Pour la première fois nous avons pris la bonne route, et il faudrait déjà céder ? Pour la première fois nous nous sentons des hommes, et il faudrait capituler au plus vite ? Joyeux, un méchant petit tourbillon nous évente et nous fait frissonner : continuer ! continuer ! On les fera encore chanter autrement ! Ils céderont ! (Mais quand et en quoi sera-t-il possible de leur faire confiance ? Voilà qui reste peu clair, de toute façon. Tel est le destin des opprimés : ils ne peuvent éviter de faire confiance et de céder…)
Et les ailes de l’aigle, dirait-on, claquent à nouveau, l’aigle du sentiment unanime de deux cents hommes. Et il plane !
Et nous nous couchons, économisant nos forces, essayant de remuer le moins possible et de ne causer que de fariboles. Il nous reste assez de besogne : réfléchir.
Depuis longtemps, dans la baraque, les dernières miettes sont achevées. Plus personne ne fait plus rien cuire, plus personne n’a plus rien à partager. Dans le silence et l’immobilité générale, on n’entend plus que les voix des jeunes guetteurs collés aux fenêtres : ils nous font part de tous les déplacements qui se produisent dans la zone. Nous admirons cette jeunesse de vingt ans, son élan famélique, lumineux, sa résolution qui lui dicte de mourir au seuil d’une vie non encore commencée, plutôt que de capituler ! Nous les envions, car la vérité n’a pénétré dans nos têtes à nous que tardivement, nos vertèbres dorsales déjà s’engourdissent le long de nos échines courbées.
Je pense pouvoir maintenant citer les noms de Janek Baranovski, Volodia Trofimov.
Et soudain, juste avant la soirée du troisième jour, alors qu’à l’occident le soleil déclinant apparaît dans un ciel qui se nettoie, nos guetteurs s’écrient avec un dépit brûlant :
« La 9 !… La 9 capitule !… La 9 va au réfectoire ! »
Nous bondissons. Des chambrées qui donnent de l’autre côté, on accourt nous rejoindre. À travers les barreaux, depuis les couchettes inférieures et supérieures des wagonnets, à quatre pattes, par-dessus les épaules de nos camarades, nous contemplons, figés, ce triste cortège.
Deux cent cinquante pitoyables silhouettes, déjà sombres mais encore plus noires sur le fond du soleil couchant, traversent la zone en oblique, longue file docile et humiliée. Ils avancent de bande d’ombre en bande de soleil, – chaîne sans fin, étirée et incertaine, comme si les derniers regrettaient que les premiers se soient mis en marche et répugnaient à les suivre. Certains, les plus affaiblis, sont soutenus sous l’aisselle ou tenus par le bras, et à voir leur démarche mal assurée on jurerait un groupe de guides conduisant un groupe d’aveugles. De plus, beaucoup d’entre eux tiennent des gamelles ou des quarts, et cette pitoyable vaisselle de camp, apportée dans l’espoir d’un dîner trop abondant pour pouvoir être avalé lorsqu’on a l’estomac rétréci, cette vaisselle tendue en avant comme par des mendiants quémandant l’aumône, est particulièrement vexante, particulièrement servile et particulièrement touchante.
Je sens que je pleure. Essuyant mes larmes, je jette un coup d’œil en coin : mes camarades en font autant.
L’avis de la 9 est décisif. C’est chez eux, pour le quatrième jour déjà, depuis la soirée de mardi, que gisent les morts.
Ils vont au réfectoire : cela veut dire qu’ils ont décidé de pardonner aux assassins pour une ration de pain et de kacha.
La 9 est une baraque famélique. Entièrement occupée par des brigades de manœuvres, presque personne n’y reçoit de colis. Elle contient beaucoup de crevards. Si ça se trouve, ils ont capitulé pour ne pas avoir de nouveaux cadavres ?…
Quittant les fenêtres, nous nous dispersons en silence.
C’est à ce moment-là que j’ai compris ce qu’est la fierté polonaise et quelle fut l’essence de leurs insurrections à corps perdu. L’ingénieur polonais Jerzy Węgierski fait partie à présent de notre brigade. Il achève de purger sa dixième et dernière année. Même quand il était conducteur de travaux, personne ne l’avait jamais entendu hausser le ton. Il est toujours courtois, tranquille, doux.
Mais, en ce moment, son visage est décomposé. Avec colère, mépris, souffrance, il détourne la tête du spectacle de ce cortège de mendiants, se redresse et crie d’une voix mauvaise qui sonne haut :
« Brigadier ! Ne me réveillez pas pour le dîner ! Je n’irai pas ! »
Il grimpe en haut de son wagonnet, se tourne contre le mur – et ne se lève pas ! Il ne reçoit pas de colis, il est seul, il ne mange jamais à sa faim – et il ne se lève pas. La vue d’un gruau fumant ne saurait lui masquer l’immatérielle Liberté !
Si nous avions tous été aussi fiers et aussi fermes, quel tyran aurait tenu ?
Le lendemain, 27 janvier, est un dimanche. Pourtant, on ne nous expédie pas au travail rattraper le temps perdu (bien que les chefs aient, bien entendu, un prurit de plan en retard), on se contente de nous nourrir, de nous délivrer les arriérés de pain et de nous laisser errer dans la zone. Tout le monde va de baraque en baraque, on se raconte comment on a passé ces derniers jours, et tout le monde est comme à la fête, on dirait que nous avons gagné et non perdu. (Le Festin des vainqueurs, blague Panine qui connaît déjà ma pièce.) Sans compter que nos aimables patrons nous promettent encore une fois que toutes nos demandes légitimes (mais qui sait et détermine ce qui est légitime ?…) seront satisfaites.
Une broutille, cependant, – broutille fatale : un certain Volodia Ponomariov, une chienne, qui a passé avec nous tous les jours de grève, entendu bien des discours et vu bien des yeux, s’enfuit au poste de garde. Autrement dit : il court trahir et se mettre à l’abri du couteau, hors de la zone.
Cette fuite de Ponomariov exprime à mes yeux toute l’essence du monde truandesque. Leur prétendue noblesse d’âme est en fait une obligation d’entraide mutuelle à l’intérieur de leur caste. Mais, pris dans le tourbillon d’une révolution, ils commettront nécessairement une bassesse. Ils sont incapables de comprendre d’autres principes que la force.
On peut se douter que l’arrestation des meneurs se prépare. Bien au contraire, nous annonce-t-on : des commissions viennent d’arriver de Karaganda, d’Alma-Ata et de Moscou, qui vont débrouiller la situation. Dans la blancheur figée du gel, une table est dressée au milieu du camp sur la place des rassemblements, y siègent des gradés en canadiennes blanches et bottes de feutre, qui nous proposent de venir déposer nos doléances. Beaucoup y vont, dit-on. La commission note.
Le mardi, après le couvre-feu, rassemblement des brigadiers « pour la présentation des doléances ». En réalité, cette réunion n’est qu’une saloperie de plus, une autre forme d’instruction judiciaire : sachant à quel point les prisonniers en ont gros sur le cœur, ils les laissent s’exprimer pour les arrêter plus sûrement ensuite.
C’est mon dernier jour comme brigadier : j’ai une tumeur négligée qui a grossi rapidement, depuis longtemps je remettais de la faire opérer à un moment qui serait, comme on dit au camp, le « bon ». En janvier, et surtout en ces journées fatales de grève de la faim, la tumeur a décidé à ma place que le bon moment était venu, elle grossissait quasiment d’heure en heure. À peine les baraques ont-elles été rouvertes que je me suis fait examiner par les médecins et on m’a prescrit une opération. Aujourd’hui, je me traîne à cette dernière réunion.
Elle se tient dans l’antichambre de l’étuve, une pièce spacieuse. Le long des places réservées au coiffeur est dressée la longue table du présidium ; s’y installent un colonel du MVD, plusieurs lieutenants-colonels, plus du fretin plus menu, tandis que les gradés de notre camp disparaissent complètement au second rang, derrière leurs dos. Au même endroit, derrière les dos, sont assis des greffiers : ils prennent des notes hâtives pendant toute la séance, et il y a encore quelqu’un au premier rang qui leur répète les noms des intervenants.
Se distinguant des autres, un lieutenant-colonel du Département spécial ou des Organes, un scélérat très vif, intelligent, saisissant tout, à la tête étroite et haute : cette agilité de la pensée et cette étroitesse du visage pourraient faire croire qu’il n’a rien de commun avec la meute obtuse des fonctionnaires.
Les brigadiers interviennent de mauvais gré, il faut presque aller les extraire de leurs rangs serrés pour qu’ils se lèvent. À peine commencent-ils à s’exprimer vraiment qu’on les fait dévier, les invitant à expliquer pourquoi on égorge les gens et quels étaient les buts de la grève. Et si un malheureux essaie de répondre plus ou moins à ces questions – motif des égorgements et revendications –, aussitôt c’est une meute qui se jette sur lui : d’où est-ce que vous savez ça ? vous avez donc des liens avec les bandits ? Dans ce cas, donnez leurs noms !!
Voilà avec quelle noblesse et sur quel pied de parfaite égalité est élucidée la « légitimité » de nos revendications…
Celui qui s’efforce particulièrement d’interrompre les intervenants est le scélérat de lieutenant-colonel au visage allongé, il a la langue rudement bien pendue et a sur nous l’avantage de l’impunité. Ses interruptions mordantes coupent toutes les interventions, et le ton qui commence à s’imposer est de nous rendre responsables de tout, nous en sommes réduits à tenter de nous justifier.
Je sens monter en moi, me pousser, le désir de renverser la vapeur. Je prends la parole, me nomme (mon nom est répété en écho à l’intention du greffier). Je me lève de mon banc, sachant que, de tous les gens rassemblés ici, je suis sans doute le plus capable d’éjecter en vitesse à travers mes dents une phrase grammaticalement achevée. Il n’y a qu’une chose dont je n’ai pas la moindre idée : de quoi puis-je leur parler ? Tout ce qui est consigné dans ces pages, tout ce que nous avons vécu, retourné dans nos têtes tout au long de ces années de bagne et de ces journées de grève de la faim, – leur raconter tout cela revient à le dire à des orangs-outans. Ils sont encore recensés comme Russes, encore plus ou moins capables de comprendre des phrases russes du genre le plus simple, par exemple « puis-je entrer ? », « puis-je vous adresser la parole ? ». Mais quand ils sont assis comme ça, l’un à côté de l’autre à une longue table et qu’ils vous exhibent leurs physiomies uniformément vides de pensée, blanches, heureuses et bien nourries, alors il devient clair qu’ils ont depuis longtemps dégénéré en un autre type biologique et que le dernier lien verbal entre nous est en train de se rompre sans espoir, il ne reste que celui des balles.
Seul Longue-Tête n’est pas encore passé chez les orangs-outans, il entend et comprend à merveille. Dès mes premiers mots, il essaie de me faire perdre pied. Commence alors, dans l’attention générale, une joute de répliques rapides comme l’éclair :
« Où travaillez-vous ? »
(Je vous le demande : ça a de l’importance, où je travaille ?)
– Aux ateliers de mécanique ! » Je lui lance ça par-dessus l’épaule, et je débite encore plus vite ma phrase principale.
« Là où on fabrique les couteaux ? » Il m’assène un direct.
– Non, » – je pare d’un crochet – « là où on répare les excavatrices mobiles ! » (Je ne sais pas moi-même comment il se fait que les idées me viennent si vite et si clairement.)
Et je dégoise, je dégoise encore, pour les habituer avant tout à garder le silence et à écouter.
Mais le dogue est tapi derrière sa table et soudain, comme dans un bond, il me mord par en dessous :
« Vous êtes délégué ici par les bandits ?
– Non, invité par vous ! » Un grand coup de sabre et, triomphant, je continue de plus belle mon discours.
Deux ou trois fois encore il bondit, puis garde un silence absolu, il est repoussé. J’ai vaincu.
J’ai vaincu, mais pour faire quoi ? Un an ! Il me reste un an à tirer et cet an-là pèse sur moi. Et ma langue ne se risquera pas à leur dire ce qu’ils ont mérité. Je pourrais prononcer aujourd’hui un discours immortel, mais pour être fusillé demain. Et je le prononcerais malgré tout, ce discours, si seulement il était transmis dans le monde entier ! Mais non, trop maigre est mon auditoire !
Et je ne leur dis pas que nos camps sont du modèle fasciste, avec même quelque chose de plus raffiné. Je me contente de faire renifler à leurs narines l’odeur du soufre. Siégeant parmi eux, j’ai reconnu le chef des troupes d’escorte ; du coup, je déplore la conduite indigne des soldats d’escorte, qui ont perdu leur dignité de combattants soviétiques et aident à détourner la production, – des brutes par-dessus le marché, et des assassins. Puis je dépeins le personnel de surveillance comme une bande de profiteurs, qui contraignent les zeks à piller pour eux le chantier de construction (c’est bien ainsi que les choses se passent, seulement ça commence avec les officiers ici présents). Et je dis quel effet déséducateur ça produit sur les détenus désireux de s’amender.
Mon discours ne me plaît guère, tout son mérite réside dans le gain de temps.
Dans le silence reconquis se lève le brigadier T. ; lentement, presque bafouillant – d’émotion ou parce qu’il est fait comme ça –, il dit :
« Auparavant, j’étais d’accord… lorsque les autres détenus prétendaient… que nous menions une vie de chiens… »
Le dogue, dans le Présidium, est à l’affût. T. pétrit sa chapka dans sa main, bagnard au crâne tondu, pas beau, le visage acrimonieux, distordu, tant il a de mal à trouver les mots corrects :
« … Mais maintenant, je vois que j’avais tort. »
Le dogue se rassérène.
« Nous vivons bien plus mal que des chiens ! » enchaîne T. avec vigueur et rapidité, et tous les brigadiers qui sont là se tendent aussitôt. « Un chien n’a qu’un seul numéro – sur son collier ; nous, quatre. Un chien, on lui donne de la viande ; nous – des arêtes de poisson. Un chien, on ne le met pas au cachot ! Un chien, on ne lui tire pas dessus du haut d’un mirador ! Les chiens, on ne leur colle pas vingt-cinq ans ! »
À présent, on peut aussi bien l’interrompre, il a dit l’essentiel.
Au tour de Tchernogorov de se lever, il se présente comme un ancien « Héros de l’Union soviétique », puis c’est un autre brigadier, ils parlent hardiment, ardemment. Au Présidium, on répète leurs noms avec insistance, en appuyant.
Peut-être tout cela va-t-il causer notre perte, les gars… Peut-être aussi que ce n’est qu’en donnant ainsi des coups de tête dedans qu’on finira par le faire tomber, le mur maudit.
La réunion s’achève en partie nulle.
Pendant plusieurs jours, tout est tranquille. Plus trace de commission, tout va si paisiblement au camp qu’on jurerait qu’il ne s’est rien passé.
Une escorte m’emmène à l’hôpital, dans le camp ukrainien. Je suis le premier à y être conduit après la grève de la faim, le premier messager. Le chirurgien Iantchenko, qui doit m’opérer, me convoque pour un examen, mais ce n’est pas ma tumeur qui fait l’objet des questions et des réponses. Il ne prête guère attention à ma tumeur, et je suis content d’avoir un médecin aussi sûr. Il me questionne encore et encore. Son visage s’obscurcit de notre commune souffrance.
Ô, comme une seule et même chose, mais dans des existences différentes, est perçue par nous selon une échelle différente ! Voyez cette tumeur, apparemment cancéreuse, quel coup n’aurait-ce pas été dans la vie normale, que d’émotions, que de larmes chez mes proches ! Tandis qu’ici, en ce moment où les têtes s’envolent si facilement des troncs, cette même tumeur n’est plus qu’un motif pour rester un peu couché, et je n’y pense guère.
Me voici donc à l’hôpital parmi les blessés mis à mal durant cette nuit sanglante. Il en est qui ont été roués de coups par les surveillants jusqu’à l’état de bouillie sanglante, ils n’ont plus sur quoi s’allonger, tout est à vif. Particulièrement bestial s’est montré un surveillant de haute taille qui frappait avec un tuyau de fer (mémoire, mémoire, où es-tu ! impossible de me rappeler son nom). Certains sont déjà morts de leurs blessures.
Les nouvelles affluent à qui mieux mieux. Dans le camp « russe », c’est le début de la répression. On vient d’arrêter quarante personnes. Par crainte d’une nouvelle révolte, on a procédé ainsi : tout, jusqu’au dernier jour, est resté comme avant débonnaire, il fallait donner à penser que les patrons étaient en train de démêler qui d’entre eux était coupable. Le jour prévu seulement, les brigades qui avaient déjà franchi le portail remarquaient qu’elles étaient prises en charge par une escorte doublée, voire triplée. L’idée était de se saisir des victimes de façon que rien ne puisse les protéger : ni leurs camarades, ni les murs des baraques ou ceux du chantier de construction. Après avoir fait sortir du camp et conduit par la steppe les différentes colonnes, mais toujours avant l’arrivée à destination, les chefs d’escorte lançaient ces commandements : « Stop ! Escorte, prêts à faire feu ! Engagez les cartouches ! Détenus, assis ! Je compte jusqu’à trois et j’ouvre le feu ! Assis ! tous assis ! »
Et, de nouveau, comme en l’Épiphanie de l’année précédente, les esclaves désarmés et dupés se figeaient dans la neige. Alors un officier dépliait un papier et lisait les noms et numéros de ceux qui devaient se lever, sortir du troupeau impuissant, et passer de l’autre côté du cordon de troupes. Puis une escorte distincte remmenait en sens inverse ce petit groupe de quelques émeutiers, ou bien un fourgon cellulaire venait les chercher. Quant au troupeau, débarrassé des germes de fermentation, on le faisait se relever et filer au travail.
C’est ainsi que nos éducateurs nous expliquèrent si on pouvait leur faire confiance en quoi que ce fût, jamais.
On piquait aussi des gens destinés à la prison dans la zone du camp, quasi déserte durant la journée. Et ce mur de quatre mètres de haut que la grève n’avait pas réussi à enjamber, les arrestations le franchirent aisément d’un coup d’aile pour aller donner du bec dans le camp ukrainien. Juste la veille du jour fixé pour mon opération, on arrêta le chirurgien Iantchenko pour le mettre lui aussi en prison.
Arrestations ou départs en transfert – il était difficile de les distinguer – continuaient à présent sans les précautions d’avant. On expédiait de petits transferts de vingt à trente hommes. Et soudain, le 19 février, on commença à rassembler un énorme transfert, sept cents hommes environ. Avec un régime spécial : à la sortie du camp, les transférés étaient menottés. Revanche du destin ! Les Ukrainiens, qui s’étaient bien gardés d’aider les Moscoves, partaient en rangs plus serrés que nous.
À la vérité, juste avant de s’en aller, ils rendirent les honneurs à notre grève écrasée. Le Combinat de travail du bois, tout neuf, construit lui-même entièrement en bois (au Kazakhstan où pas un arbre ne pousse, mais riche en pierre !), pour des raisons inconnues (je sais pertinemment qu’il y eut incendie volontaire) s’embrasa en plusieurs endroits à la fois : en deux heures, trois millions de roubles se trouvèrent consumés. Pour ceux que l’on menait au poteau, ce fut comme des obsèques viking : le vieux rite scandinave de brûler, avec le héros, son drakkar.
Je suis couché dans la salle post-opératoire. Seul dans la pièce : c’est une telle salade qu’on ne fait plus d’admissions, l’hôpital est comme mort. Dans le prolongement de la pièce où je suis, qui occupe le petit côté de la baraque, se dresse la cabane de la morgue où gît depuis je ne sais combien de jours le docteur Kornfeld, assassiné : personne pour l’enterrer, et pas le temps. (Matin et soir, le surveillant qui achève sa tournée de contrôle s’arrête à la porte de ma salle et, histoire de simplifier ses comptes, d’un geste englobeur du bras fait le tour de la morgue et de ma salle : « Et deux ici. » Et il le note sur sa planchette.)
J’étais moi aussi sur les listes de ce grand transfert. Et le chef de la section sanitaire, Doubinskaïa, avait donné son accord pour qu’on m’embarque avec des coutures non cicatrisées. Je le sentais et attendais ; quand on viendrait me chercher, je refuserais de partir : fusillez-moi sur place ! En fait, on me laissa tranquille.
Pavel Baraniouk, également désigné pour le transfert, force tous les cordons et vient m’embrasser pour me dire adieu. Ce n’est pas seulement notre camp, c’est l’univers entier qui nous semble ébranlé, ballotté par la tempête. Jetés de côté et d’autre, nous ne pouvons pas nous rendre compte qu’au-delà de l’enceinte tout est, comme avant, stagnant et silencieux. Nous nous sentons portés par des vagues gigantesques, quelque chose est noyé sous nos pieds, et si nous devons nous revoir un jour, le pays aura complètement changé. En attendant, à tout hasard, adieu, ami ! Adieu, mes amis !
*
Commença alors une année usante et sans relief, ma dernière à Ekisbastouz et la dernière année stalinienne de l’Archipel. Bien peu, après un séjour en prison et faute de preuves, furent ramenés dans la zone. Nombreux, très nombreux furent ceux que nous avions appris à connaître et aimer durant ces années et qu’on expédia plus loin : qui vers une nouvelle instruction et un nouveau procès, qui en isolation à cause d’une marque indélébile dans leur dossier (le prisonnier fût-il devenu depuis longtemps un ange), qui aux mines de Djezkazgane ; il y eut même un transfert de « psychiquement déficients » dont firent partie Kichkine le bouffon et, casé par les médecins, le jeune Volodia Guerchouni.
Remplaçant les partants, les mouchards s’aventurèrent un à un hors de la « consigne » : d’abord peureusement, en jetant des coups d’œil de droite et de gauche, puis avec de plus en plus d’effronterie. Réintégra la zone cette « chienne vendue » de Volodka Ponomariov, de simple tourneur promu à présent directeur du bureau des colis. La distribution des précieuses miettes rassemblées par des familles misérables était confiée par le vieux tchékiste Maximenko à un voleur fieffé.
Les délégués opérationnels recommencèrent à convoquer dans leur bureau qui ils voulaient et aussi souvent que cela leur chantait. Le printemps fut étouffant. Quiconque avait des cornes ou des oreilles un peu trop saillantes s’empressait de se recroqueviller et de les cacher. Je ne repris pas mes fonctions de brigadier (les candidats ne manquaient plus), je devins aide-fondeur. Il y avait beaucoup de travail à abattre cette année-là et voici pourquoi : unique concession après l’anéantissement de toutes nos revendications et espérances, la direction du camp nous avait accordé l’autonomie financière, c’est-à-dire un système en vertu duquel le travail accompli par nous, au lieu de sombrer dans la gueule insatiable du Goulag, faisait l’objet d’une estimation, 45 % de laquelle étaient réputés constituer notre salaire (le reste allant à l’État). De ce « gain », 70 % étaient raflés par le camp pour l’entretien de l’escorte, des chiens, du barbelé, du Bour, des délégués opérationnels, des officiers affectés au régime pénitentiaire, à la censure et à l’éducation – toutes choses dont nous ne pouvions nous passer –, en revanche de trente à dix pour cent des sommes restantes étaient tout de même inscrits au compte personnel du détenu, et cet argent, sinon toute la somme du moins une partie (si vous n’aviez commis aucune infraction, n’étiez pas arrivé en retard, n’aviez pas fait preuve de grossièreté ni désappointé les autorités), pouvait être transformé, sur demande mensuelle, en une nouvelle devise monétaire du camp, les bons, qu’il vous était loisible de dépenser. Et le système était ainsi conçu que plus vous versiez de sueur et donniez de sang, plus vous approchiez des trente pour cent, tandis que si vous ne bossiez pas suffisamment, tout votre travail allait engraisser le camp et il ne vous restait plus que des clopinettes.
Et la majorité – ô, cette majorité dans notre histoire, surtout quand on la prépare par des ponctions ! –, la majorité se réjouissait goulûment de cette concession des patrons et s’esquintait à présent la santé au travail, à seule fin de pouvoir s’acheter à la cantine du lait condensé, de la margarine, d’infects bonbons, ou bien de se payer un second dîner au réfectoire « commercial ». Et du fait que le calcul du travail était opéré par brigades, tous ceux qui n’auraient pas voulu s’esquinter la santé pour de la margarine devaient le faire quand même pour que leurs camarades gagnent de l’argent.
Bien plus souvent qu’avant on se mit aussi à faire venir des films dans la zone. Comme toujours dans les camps, dans les villages, dans les cités ouvrières perdues, le spectateur était méprisé, on n’annonçait pas les titres à l’avance : le cochon, est-ce qu’on le prévient de ce qu’on va déverser dans son auge ? Peu importait, les détenus – au fait, était-ce bien les mêmes que ceux qui, pendant l’hiver, avaient si héroïquement fait la grève de la faim ?! – à présent se pressaient en foule, occupant les places une heure avant que les fenêtres ne soient occultées, sans se préoccuper le moins du monde de savoir si le film en valait la peine.
Du pain et des jeux !… Recette si ancienne qu’on est gêné de la répéter…
On ne pouvait reprocher à des hommes qui avaient subi la faim durant tant d’années de vouloir manger leur content. Mais pendant que nous nous remplissions l’estomac, nos camarades qui avaient inventé le combat, ou qui, pendant les journées de janvier, criaient dans les baraques « nous ne nous rendrons pas ! », ou même qui n’avaient été mêlés à rien, – ces camarades étaient en train de passer en jugement, et les uns étaient fusillés, d’autres emmenés purger un nouveau temps de peine dans des isolateurs fermés, les troisièmes harassés par une nouvelle, puis encore une nouvelle instruction, fourrés pour qu’ils en tirent leçon dans des cellules aux murs constellés de croix tracées par les condamnés à mort, et un serpent de commandant, entrant dans leur cellule, souriait d’un air engageant : « Ah, Panine ! Je me souviens, oui, oui. Vous figurez dans notre affaire, vous y figurez ! Nous allons nous occuper des formalités ! »
Le beau mot que voilà : formalités ! Des formalités, il peut y en avoir à régler pour vous expédier dans l’autre monde, ou bien au cachot pour vingt-quatre heures, ou bien encore pour vous délivrer une paire de pantalons usagés. Mais la porte claque, le serpent est reparti avec un sourire énigmatique, il ne vous reste plus qu’à vous perdre en conjectures, à n’en plus dormir pendant un mois, à vous taper la tête contre les murs : quelles sont exactement ces formalités que l’on se propose de régler pour vous ?…
Ces choses-là, il est facile de les raconter, mais seulement de les raconter.
Soudain, on rassembla encore à Ekibastouz un petit transfert d’une vingtaine d’hommes. Drôle de transfert, à vrai dire. On le rassembla sans se presser, sans mesures rigoureuses, sans isolation, presque comme on procédait pour une libération. Mais aucun des détenus concernés n’avait atteint la fin de son temps de peine. Et, parmi eux, pas un seul de ces zeks infernaux que les patrons tentent de réduire à force de cachot et de baraque disciplinaire, non, ce n’étaient que de bons zeks, bien vus par les autorités : toujours le même fuyant et suffisant Mikhail Mikhaïlovitch Guénéralov, brigadier des mécanos ; et le brigadier des machines-outils Bélooussov, rusé sous son air simplet ; et l’ingénieur-technicien Goultiaïev ; et le très positif et posé Léonide Raïkov, à la silhouette d’homme d’État, ex-collaborateur d’un bureau d’études moscovite ; et le si gentil « copain à toute épreuve » Jenka Milioukov, tourneur au plaisant visage rond comme une crêpe, et un autre tourneur encore, le Géorgien Kokki Kotchérava, grand amant de la vérité, ardent à défendre la justice devant la foule.
Pour où, ce transfert ? Étant donné la composition du groupe, clairement pas pour un camp disciplinaire. « Voyons, c’est pour un bon endroit ! Voyons, on va vous désescorter ! » leur disait-on. Mais à aucun moment un éclair de joie n’apparut sur aucun de leurs visages. Ils hochaient la tête mélancoliquement, rassemblaient leurs affaires à contrecœur, quasi prêts à les laisser sur place, aurait-on dit. Ils avaient une mine de chien battu, une sale tête. S’étaient-ils donc attachés à ce point au remuant Ekibastouz ? Pour nous dire adieu aussi, ils remuèrent des lèvres sans vie, avec des intonations qui sonnaient faux.
On les emmena.
Mais on ne nous laissa pas le temps de les oublier. Au bout de trois semaines, un bruit courut : on vient de les ramener ! Ici même ? Oui. Tous ? Oui… Seulement, ils restent dans la baraque de la direction et ne veulent pas regagner leurs baraques respectives.
Pour parachever la grève des trois mille hommes d’Ekibastouz, il ne manquait plus que ce charmant petit trait : la grève des traîtres !… C’est pour ça qu’ils avaient si peu envie de partir !… Lorsque, dans les bureaux des commissaires-instructeurs, ils balançaient nos amis et contresignaient leurs procès-verbaux de Judas, ils espéraient bien que tout se terminerait par un silence ouaté. Et, de fait, c’est bien comme ça que ça se passait chez nous depuis des dizaines d’années : la dénonciation politique était considérée comme un document irréfutable et l’identité du « seksote » jamais révélée. Mais il y avait eu quelque chose dans notre grève – la nécessité de se justifier aux yeux de leurs supérieurs ? – qui avait forcé les patrons à organiser, quelque part à Karaganda, un grand procès dans les formes juridiques. On avait donc cueilli ces cocos-là en un seul jour et, après s’être entreregardés dans leurs yeux inquiets, ils avaient appris que tous partaient témoigner au procès. Le procès, ça ne leur aurait rien fait, mais ils connaissaient le règlement goulaguien de l’après-guerre : un détenu convoqué ailleurs en vertu d’une nécessité temporaire devait être ramené dans son camp d’origine. Aussi leur avait-on promis, à titre exceptionnel, de les laisser à Karaganda. Un ordre écrit avait bien été rédigé en ce sens, mais pas comme il fallait, pas dans les formes, – et Karaganda avait refusé.
Ils avaient donc fait un voyage de trois semaines. Trotté de wagon-zak en prison de transit, de prison de transit en wagon-zak, subi le : « assis par terre ! », les fouilles, les confiscations, le passage aux bains, le hareng à manger sans eau à boire, bref, tout ce qui sert à exténuer les zeks ordinaires, ceux qui n’ont pas bonne mentalité. Puis, conduits sous escorte au tribunal et, regardant une dernière fois le visage de ceux qu’ils avaient dénoncés, ils avaient cloué leurs cercueils, cadenassé leurs cellules d’isolation, rajouté des kilomètres d’années à ce qui allait être leurs nouvelles bobines*, – et repassé ensuite par toutes les prisons de transit pour atterrir, démasqués, dans leur ancien camp.
On n’avait plus besoin d’eux. Un mouchard, c’est comme un passeur…
Mais le camp a bien été mis au pas, semble-t-il ? Il a bien été purgé d’un petit millier d’hommes ? Quelqu’un les empêcherait-il maintenant de fréquenter le bureau du pote ?… Eh bien, non : ils ne décollent pas de la direction ! Ils se mettent en grève, ils refusent d’aller dans la zone ! Seul Kotchérava se risque à reprendre effrontément son ancien rôle d’amant de la vérité, il rejoint sa brigade et lui dit :
« Comprends pas pourquoi on nous a emmenés ! Y nous ont traînés de droite et de gauche, et pis nous ont ramenés… »
Mais il n’a assez d’aplomb que pour une seule nuit et une seule aube. Le lendemain, il s’enfuit dans la baraque directoriale, rejoignant les siens.
Hé, hé ! ce n’est donc pas en vain qu’il s’est passé ce qui s’est passé, ni pour rien que nos camarades sont tombés ou repartis en taule. L’air du camp ne peut plus être rendu à sa consistance oppressante d’antan. La bassesse est restaurée, mais de façon précaire. Dans les baraques, on parle librement politique. Et pas un répartiteur, pas un brigadier ne s’enhardirait à donner un coup de pied à un zek ou à lever la main sur lui. C’est que tout le monde sait, à présent, comme il est facile de fabriquer des couteaux, et facile de les planter dans l’entrecôte.
Notre îlot, ébranlé, s’est détaché de l’Archipel…
Seulement, cela, on le sentait à Ekibastouz, mais sans doute pas à Karaganda. Et à Moscou, sûrement pas. Le système des Camps spéciaux avait commencé de se déglinguer – dans un, deux, trois endroits –, mais le Père et Maître n’avait pas la moindre idée de la situation, on ne l’avait, bien entendu, pas mis au courant (d’ailleurs, il était incapable de renoncer à quoi que ce soit, et il n’aurait pas renoncé au bagne tant que sa chaise n’aurait pas pris feu sous lui). Bien au contraire, il prévoyait pour 1953 – en vue d’une nouvelle guerre, peut-être – une nouvelle et grande vague d’arrestations, ce qui l’amenait, en 1952, à étendre le réseau des Camps spéciaux. Et le camp d’Ekibastouz, de subdivision qu’il était tantôt des Camps des Steppes, Steplag, tantôt des Camps des Sables, Pestchanlag, reçut l’ordre de se transformer en subdivision principale d’un nouveau Camp spécial de grandes dimensions au bord de l’Irtych (conventionnellement appelé, pour le moment, Camps Lointains, Dallag). Si bien qu’en sus des nombreux négriers que nous possédions déjà, on vit arriver à Ekibastouz une nouvelle direction parasite au grand complet, dont nous fûmes invités à payer l’entretien par notre travail.
Plus ne manquait que de nouveaux détenus, qui promettaient de ne point se faire attendre.
*
Le virus de la liberté, cependant, se répandait : où le fourrer, sinon toujours dans l’Archipel ? De même qu’en leur temps ceux de Doubovka nous l’avaient transmis dès leur arrivée, de même, aujourd’hui, les nôtres continuaient à le répandre. Ce printemps-là, dans tous les cabinets des prisons de transit du Kazakhstan, on voyait écrit, gravé, martelé : « Honneur aux combattants d’Ekibastouz ! »
Le premier prélèvement de « caïds de la sédition » – une quarantaine –, plus un certain nombre de personnes parties avec le grand transfèrement de février, au total 250 hommes réputés les plus « fieffés », furent acheminés jusqu’à Kenguir (cité ouvrière de Kenguir, gare de Djezkazgane), subdivision n° 3 des Camps des Steppes, qui abritait à la fois la direction du Steplag et le pansu colonel Tchetchev en personne. Les autres ékibastouziens sanctionnés furent répartis entre les première et deuxième subdivisions du Steplag (Roudnik).
Aux fins d’intimidation, les huit mille zeks de Kenguir avaient été avisés de l’arrivée de bandits. De la gare au nouveau bâtiment de la prison de Kenguir, on les fit marcher menottes aux poignets. C’est donc ainsi, auréolé de chaînes de légende, que notre mouvement fit son entrée chez les esclaves de Kenguir, pour les réveiller à leur tour. Comme à Ekibastouz un an plus tôt, c’était encore en cet endroit le règne du poing et de la délation.
Après avoir gardé nos camarades, un quart de millier d’hommes, en prison jusqu’au mois d’avril, le chef de la subdivision de Kenguir, lieutenant-colonel Fiodorov, décida qu’ils étaient suffisamment intimidés et ordonna de les envoyer au travail. Fournies par le service central, ils avaient cent vingt-cinq paires de menottes nickelées flambant neuf, le dernier cri du communisme, ce qui, à condition d’en enchaîner deux, chacun par une main, avec la même paire, faisait juste l’affaire pour deux cent cinquante hommes (c’est sans doute cette considération qui avait déterminé le contingent dévolu à Kenguir).
Avec une main libre, on peut vivre ! La colonne comprenait pas mal de gars qui avaient tâté des prisons de camp, ainsi que de vieux routiers de la cavale (dont Tenno, ajouté au transfert), familiers de toutes les particularités des menottes et qui expliquèrent à leurs voisins de colonne qu’avec une main libre, c’était un jeu d’enfant de faire sauter ces bracelets, avec ou sans aiguille.
À l’entrée de la zone de travail, les surveillants entreprirent de les démenotter simultanément en plusieurs endroits de la colonne, afin qu’ils puissent incontinent commencer leur journée. Moment mis à profit par les virtuoses pour se débarrasser prestement eux-mêmes et débarrasser leurs voisins de leurs menottes, et cacher celles-ci sous le pan de leur veste : « Il y a déjà un autre surveillant qui nous les a retirées ! » Les surveillants n’eurent même pas l’idée de recompter les ustensiles avant d’introduire la colonne dans la zone, et il n’y a jamais de fouille à l’entrée d’un chantier de travail.
Ainsi, dès la première matinée, nos gars avaient embarqué vingt-trois paires de menottes sur les cent-vingt cinq ! Sur place, dans la zone de travail, ils entreprirent de les briser à coups de pierre et de marteau, mais s’avisèrent très vite d’une idée plus acérée : ils les enveloppèrent dans du papier huilé pour qu’elles se conservent mieux et les scellèrent dans les fondations et les murs des maisons qu’ils maçonnaient ce jour-là (secteur d’habitation n° 20, à Kenguir, en face du Palais de la culture) en les accompagnant de petits billets dépourvus de toute retenue idéologique : « À nos descendants ! Ces maisons ont été construites par des esclaves soviétiques. Voici les menottes qu’ils portaient. »
Les surveillants maudirent les bandits, les traitèrent de tous les noms et apportèrent tout de même de vieilles menottes toutes rouillées pour le trajet retour. Mais, malgré toutes leurs précautions, au moment d’entrer dans la zone d’habitation, les gars en subtilisèrent encore six paires. Plus quelques-unes encore lors des deux départs suivants pour le travail. Or chaque paire coûtait 93 roubles.
Et les maîtres de Kenguir renoncèrent à faire marcher nos camarades menottés.
C’est en luttant qu’on se forge ses droits !
Aux approches du mois de mai, on commença peu à peu à transférer les ékibastouziens de la prison dans la zone commune.
Le moment était venu maintenant d’apprendre aux Kenguiriens les bonnes manières. Pour commencer, on fit l’exemple suivant : un planqué qui s’était de plein droit pointé à la cantine sans faire la queue fut étranglé jusqu’à ce que mort faillît s’ensuivre. C’était assez pour que se répande une rumeur : il va y avoir du nouveau ! les arrivants se chauffent d’un autre bois que nous. (On ne saurait dire qu’auparavant on n’avait jamais touché aux mouchards dans le réseau de camps de Djezkazgane, mais ce n’était pas devenu la tendance. En 1951, à la prison de Roudnik, les gars avaient un jour arraché ses clefs à un surveillant, ouvert la cellule qu’il fallait et égorgé Kazlauskas.)
À présent, à Kenguir aussi se constituèrent des Centres clandestins, un ukrainien et un « panrusse ». On prépara des couteaux, des masques pour le hachoir, et toute l’histoire recommença depuis le début.
Voïnilovitch « se pend » à un barreau de sa cellule. Sont tués le brigadier Bélokopyt et le mouchard bien pensant Lifschitz, pendant la guerre civile membre du conseil militaire révolutionnaire au front contre Doutov. (Lifschitz avait été un bibliothécaire prospère à la KVTch de la subdivision de Roudnik, mais sa gloire le précédait et il fut égorgé à Kenguir dès le premier jour de son arrivée.) Un Hongrois membre du service d’ordre est tué à coups de hache près de la baraque des bains. Et, frayant le chemin de la « consigne », le premier à s’y réfugier est Sauer, ex-ministre de l’Estonie soviétique.
Mais les patrons du camp savaient eux aussi ce qu’ils avaient à faire. Depuis longtemps déjà, des murs séparaient les quatre camps formant la subdivision. À présent, on imagina d’entourer chaque baraque de son propre mur, et huit mille hommes commencèrent à s’adonner à cette tâche pendant leur temps libre. Et chaque baraque fut cloisonnée en quatre chambrées non communicantes. Et toutes les petites zonettes ainsi que chaque chambrée furent verrouillées. (L’idéal, pourtant, n’aurait-il pas été de compartimenter le monde entier en cellules individuelles ?)
L’adjudant qui dirigeait la prison de Kenguir était un boxeur professionnel. Il s’exerçait sur les détenus comme sur des punching-balls. Dans sa prison, on avait en outre inventé de les battre à coups de marteau en interposant du contre-plaqué, pour ne pas laisser de traces. (Travailleurs praticiens du MVD, ils savaient que, sans coups ni meurtres, toute rééducation est impossible, et le premier procureur venu, pourvu qu’il fût praticien, était d’accord avec eux. Seulement, voilà, il pouvait s’amener un théoricien ! et c’est dans l’éventualité de la peu probable apparition d’un théoricien qu’on était amené à interposer du contre-plaqué.) Un Ukrainien occidental, poussé à bout par la torture et craignant de donner ses amis, se pendit. D’autres se conduisirent moins bien. Et les deux Centres coulèrent bas.
De surcroît, il se trouva parmi les « combattants » d’avides arrivistes recherchant non pas le succès du mouvement, mais des avantages matériels pour eux-mêmes. Ils exigèrent des portions supplémentaires en provenance des cuisines ainsi qu’une ponction sur les colis. Cela aussi contribua à déconsidérer le mouvement et à y mettre fin.
La chose est probablement inévitable chez ceux qui suivent la voie de la violence. Je pense que les hommes de Kamo, quand ils versaient dans les caisses du parti l’argent volé aux banques, ne laissaient pas vides leurs propres poches. Et leur chef à tous, Koba, serait-il resté sans argent pour se payer du vin ? Lorsque, sous le communisme de guerre, la consommation de vin était interdite sur toute l’étendue de la Russie soviétique, il entretenait à son usage, au Kremlin, une cave à vins, sans guère en paraître gêné.
À y mettre fin apparemment. Mais, après cette première répétition, les mouchards se calmèrent un peu, eux aussi. L’atmosphère de Kenguir se trouva tout de même purifiée.
La graine était semée. Cependant, elle ne devait germer et grandir qu’un peu plus tard, et autrement.
*
On a beau nous seriner que les personnalités, n’est-ce pas, ne sont pas les forgerons de l’histoire, en particulier quand elles s’opposent à l’évolution progressiste, c’est bien une de ces personnalités-là qui, durant un quart de siècle, nous a assaisonnés comme ça lui chantait, et nous n’osions même pas pousser quelques gémissements. À présent on nous dit : personne n’a rien compris, les retardataires n’ont pas compris, l’avant-garde non plus ; la plus vieille garde, elle, a compris, mais elle a choisi de s’empoisonner dans un coin, de se loger une balle dans la tête à domicile, de finir doucement ses jours en jouissant de sa retraite, – tout plutôt que de nous lancer un cri du haut d’une tribune.
Et ce destin de libérateurs a échu à nous autres, les jeunots. À Ekibastouz, par exemple, en plaçant cinq mille épaules sous ces voûtes et en bandant nos forces, nous avons tout de même provoqué une fissure. Une petite fissure, soit, invisible de loin, d’accord, et c’est nous qui nous sommes esquintés le plus, j’en conviens, mais c’est quand même avec des fissures que commencent à s’effondrer les cavernes.
Il y eut des troubles en dehors de nous, en dehors des Camps spéciaux, mais tout notre sanglant passé a été tellement égalisé, oblitéré, frotté au faubert qu’il m’est impossible à l’heure actuelle de donner fût-ce une maigre énumération de ces troubles qui eurent lieu dans les camps. Ainsi j’ai appris par hasard qu’en 1951, dans le camp ITL de Vakhrouchévo, à Sakhaline, il y avait eu une grève de la faim faite par cinq cents hommes, qui avait duré cinq jours, suscité un grand élan et donné lieu à des arrestations, – cela après que trois candidats à l’évasion eurent été lardés de coups de baïonnettes près du poste de garde. On sait aussi qu’il y eut une grande agitation à l’Oziorlag après le meurtre d’un zek dans les rangs, près du poste de garde, le 8 septembre 1952.
D’évidence, au début des années 50, le système stalinien des camps, notamment dans les Camps spéciaux, était mûr pour la crise. Du vivant même du Tout-Puissant, les indigènes avaient déjà commencé à rompre leurs chaînes.
Impossible de prédire comment les choses auraient tourné s’il était resté là. Mais voici que soudain, sans que ce fût en vertu des lois qui régissent l’économie ou la société, le vieux sang lent et sale s’arrêta dans les veines de la personnalité de petite taille et à la peau grêlée.
Et cela n’aurait rien dû changer en rien, selon les enseignements de la Théorie d’Avant-garde ; et elles ne craignaient pas cela, ces casquettes bleues qui pourtant pleurèrent le 5 mars de l’autre côté des postes de garde ; et ils n’osaient espérer, ces cabans noirs qui pourtant raclèrent les balalaïkas lorsqu’ils eurent appris (on ne les avait pas conduits hors de la zone, ce jour-là) que la radio transmettait des marches funèbres et qu’on avait sorti les drapeaux bordés de noir. Mais quelque chose d’inconnu commença de s’ébranler, de se mettre en mouvement dans les profondeurs souterraines.
À la vérité, l’amnistie de la fin mars 1953, surnommée dans les camps « amnistie Vorochilov », était dans son esprit pleinement fidèle au défunt : choyer les voleurs, étrangler les politiques. Recherchant la popularité auprès de la racaille, elle répandit celle-ci comme des rats par tout le pays, invitant les habitants à souffrir, à poser des barreaux à leurs fenêtres de gens libres, et la milice à recommencer à faire la chasse à tous ceux qu’elle avait déjà capturés. Quant aux Cinquante-Huit, ils furent relâchés dans la proportion habituelle : au camp 2 de Kenguir, sur trois mille hommes, il en fut libéré… trois.
Pareille amnistie ne pouvait convaincre les bagnards que d’une chose : la mort de Staline ne changeait rien. Pas de pitié pour eux, à présent comme auparavant. Et s’ils voulaient vivre sur cette terre, eh bien, il fallait combattre !
Et les troubles dans les camps continuèrent de se produire ici et là en 1953 : divers remue-ménage de petite ampleur comme au camp 12 du Karlag, mais soulèvement d’envergure au Gorlag (Norilsk), qui ferait ici l’objet d’un chapitre à part si nous disposions de la plus minime documentation. Mais nous n’en avons aucune.
Le tyran, pourtant, n’était pas mort en vain. Sans qu’on sût pourquoi, quelque chose de caché bougeait, glissait en un certain endroit, – et soudain, avec un grand bruit de ferraille, comme un seau vide, dégringola une autre personnalité, du plus haut barreau de l’échelle jusqu’au plus profond de la fosse à purin.
Et du coup tout le monde – l’avant-garde, les retardataires, et même les indigènes moribonds de l’Archipel – le comprit : une ère nouvelle venait de commencer.
Chez nous, sur l’Archipel, la chute de Béria fit particulièrement l’effet d’un coup de tonnerre : c’était lui, ne l’oublions pas, le grand patron et le vice-roi de l’Archipel ! Les officiers du MVD étaient déconcertés, troublés, désemparés. Lorsqu’on eut annoncé la chose à la radio, lorsqu’il fut désormais impossible de renfoncer cette horreur dans le haut-parleur et qu’il fallut, au contraire, se résoudre à attenter aux portraits de ce cher et aimable Protecteur en les décrochant des murs de la direction du Steplag, le colonel Tchetchev proféra, les lèvres tremblantes : « Tout est fini. » (Mais il se trompait. Il pensait qu’ils allaient tous être traduits en justice le lendemain même2.) Officiers et surveillants commencèrent à perdre leur assurance, voire à manifester du désarroi, ce que les prisonniers remarquèrent avec acuité. Le chef du régime pénitentiaire du camp 3 de Kenguir, que les zeks n’avaient jamais vu jeter sur eux un seul regard empreint de bonté, vint trouver sans crier gare une brigade disciplinaire à son travail, s’assit et se mit à offrir des cigarettes à la ronde. (Il lui fallait observer quelles étincelles couraient dans cet élément trouble et quels dangers on en pouvait attendre.) « Alors, quoi ? lui demande-t-on narquoisement, votre grand chef, voilà que c’est un ennemi du peuple ? – Eh oui, ça se trouve comme ça, se désole l’officier. – Mais c’était tout de même le bras droit de Staline ! rigolent les disciplinaires. Par conséquent, Staline aussi n’y a vu que du feu ? – Oui-i-i… convient amicalement l’officier. Allons, les gars, si ça se trouve, vous allez être libérés, attendez un peu… »
Béria avait chu, mais laissé en héritage à ses fidèles Organes la flétrissure de son nom. Alors que, jusque-là, pas un détenu, pas un travailleur libre n’eût osé au péril de sa vie douter, fût-ce en pensée, de la pureté cristalline de n’importe quel officier du MVD, aujourd’hui il suffisait de coller à un fumier l’étiquette de « bérianiste » pour qu’il restât sans défense !
Le Retchlag (Vorkouta) vit coïncider, en juin 1953, une grande excitation due au dégommage de Béria et à l’arrivée, en provenance de Karaganda et de Taïchet, de convois transportant des factieux (Ukrainiens occidentaux pour la plupart). À cette époque, Vorkouta était encore abrutie dans l’esclavage, et les zeks nouvellement arrivés sidérèrent les autochtones par leur intransigeance et leur audace.
Et tout le chemin que nous avions mis de longs mois à parcourir fut cette fois parcouru en un mois. Le 22 juillet se mirent en grève la cimenterie, le chantier de la centrale thermique n° 2, les mines n° 7, 29 et 6. D’un lieu de travail à l’autre, on voyait les travaux s’arrêter, les roues cesser de tourner en haut des chevalets dominant les puits. On ne répéta pas l’erreur commise à Ekibastouz : pas de grève de la faim. Les surveillants détalèrent tout de suite de la zone ; chaque jour, cependant – notre ration de pain, petit chef ! –, on voiturait des vivres jusqu’aux différentes zones et on les poussait de l’autre côté du portail. (Je pense que c’est la chute de Béria qui les avait rendus si actifs, autrement, ils auraient essayé de tuer la révolte par la faim.) Dans les zones concernées, des comités de grève se constituèrent, un « ordre révolutionnaire » fut instauré, le réfectoire cessa sur-le-champ de chaparder et, pour la même ration, on fut nettement mieux nourri. À la mine n° 7, on arbora le drapeau rouge, à la 29, du côté qui donne sur la voie ferrée… les portraits des membres du Politburo. Et que pouvaient-ils afficher d’autre ?… Que pouvaient-ils revendiquer ? Ils exigeaient la suppression des numéros, des barreaux et des cadenas, mais ne les enlevaient pas, ne les arrachaient pas d’eux-mêmes. Ils exigeaient une correspondance libre avec leurs familles, des visites, un réexamen de leurs cas.
On ne raisonna les grévistes que le premier jour. Ensuite, pendant une semaine, personne ne vint les voir, mais des mitrailleuses furent mises en batterie en haut des miradors et les zones en grève entourées d’un cordon de surveillance. Les gradés devaient être en train de faire la navette entre Moscou et le camp : il n’était pas facile, dans la nouvelle conjoncture, de comprendre où était la ligne juste. Au bout d’une semaine, un groupe commença à faire le tour des zones : le général Maslennikov, le chef du Retchlag, général Dérévianko, le procureur général Roudenko, accompagnés d’une foule d’officiers (jusqu’à quarante). Pour rencontrer cette suite brillante, on réunissait tout le monde sur la place des rassemblements. Les détenus assis par terre, les généraux, debout, les engueulaient pour sabotage, pour « conduite scandaleuse ». Non sans nuances : « certaines demandes ne sont pas dépourvues de fondement » (« les numéros, vous pouvez les enlever » ; au sujet des barreaux : « un ordre a été donné »). Mais le travail doit reprendre immédiatement : « le pays a besoin de charbon ! » À la 7, quelqu’un cria de derrière : « et nous de liberté, espèce d’enculé ! », sur quoi les détenus commencèrent à se lever et à se disperser, plantant là messieurs les généraux3.
Ils arrachèrent sur-le-champ leurs numéros et se mirent à desceller les barreaux. Cependant, l’unité s’était brisée, le moral n’y était plus. L’équipe de nuit retourna partiellement au travail, celle du matin s’y rendit au complet. Les roues recommencèrent à tourner en haut des chevalets et, s’apercevant d’un chantier à l’autre, les fosses reprirent le travail.
Mais la 29, derrière une montagne, ne voyait pas les autres. On lui annonça que tout le monde avait déjà repris le travail, la 29 n’en crut rien et ne bougea pas. Bien sûr, ça n’aurait pas été se donner beaucoup de mal que d’y prendre des délégués et de les emmener voir les autres puits. Mais c’eût été s’abaisser à faire des chichis avec des détenus, et puis les généraux brûlaient de faire couler le sang : pas de sang – pas de victoire ; pas de sang – pas de leçon pour ces abrutis.
Le 1er août, onze camions chargés de soldats arrivent à la mine 29. Les détenus sont convoqués sur la place, face au portail. De l’autre côté du portail sont concentrés les soldats. « Partez pour le travail ou nous prendrons des mesures féroces ! »
Pas besoin d’expliquer lesquelles. Regardez nos mitraillettes. Silence. Mouvement de molécules humaines dans la foule. À quoi donc ça rimerait-il de périr ainsi ? Surtout pour les « courtes peines »… Ceux qui n’ont plus qu’un an ou deux à tirer se fraient un chemin vers l’avant. Mais d’autres font la même chose avec plus de détermination et, en se tenant par les bras, forment au premier rang un cordon contre les briseurs de grève. La foule est indécise. Un officier essaie de rompre la chaîne, il reçoit un coup de tige de fer. Le général Dérévianko s’écarte et commande : « Feu ! » Sur la foule.
Trois salves ; entre les salves, des rafales de mitrailleuses. Tués : 66. (Qui sont les tués ? ceux des premiers rangs : les plus intrépides, et aussi les premiers à trembler. C’est une loi à large champ d’application, on la trouve même dans les proverbes.) Les autres s’enfuient. La garde armée de bâtons et de baguettes se précipite, tape sur les zeks et les chasse hors de la zone.
Trois jours d’arrestations (1er-3 août) dans tous les camps grévistes. Mais que faire de ces gens-là ? Privés de leur père nourricier, les Organes ont perdu leur mordant, ils ne se donnent pas la peine de monter une instruction judiciaire. On fourre à nouveau tout ce monde dans des convois et on le répartit dans d’autres camps où il répandra la contagion. L’Archipel se fait trop petit.
Pour les restants, régime disciplinaire.
On vit fleurir sur les toits des baraques de la mine 29 une multitude de réparations exécutées avec des lattes : elles bouchaient les trous faits par les balles que des soldats avaient tirées au-dessus de la foule. Soldats anonymes qui n’avaient pas voulu devenir des assassins.
Mais il s’en était trouvé assez pour tirer à la cible.
Au pied du terril du puits n° 29, à l’époque de Khrouchtchov, quelqu’un a dressé une croix près de la fosse commune, une croix très haute, comme un poteau télégraphique. Ensuite on l’a renversée. Puis quelqu’un l’a remise en place.
Je ne sais si elle est encore debout aujourd’hui. Sans doute que non.
1- Il a tout de même été expédié à la hache, mais pas par nous, par les truands qui nous ont succédé à Ekibastouz en 1954. Homme brutal, certes, mais audacieux aussi, on ne peut pas lui enlever ça.
2- Comme l’a noté Klioutchevski, le lendemain même de l’affranchissement des nobles (Oukase du 18 février 1762 sur les libertés de la noblesse) furent affranchis à leur tour les paysans (19 février 1861), – seulement, c’était 99 ans après !
3- Selon d’autres récits, quelque part fut arboré le slogan : « Liberté pour nous, charbon pour la Patrie ! ». « Liberté pour nous ! », c’est déjà de la sédition, n’est-ce pas ? Il faut donc se dépêcher d’ajouter, à titre d’excuse : « charbon pour la Patrie ».