La relégation des peuples
Les historiens vont peut-être nous prendre en défaut, mais notre mémoire, qui est celle de l’humanité moyenne, n’a retenu ni pour le xixe, ni pour le xviiie, ni pour le xviie siècle de cas où il y ait eu transplantation massive et forcée de peuples entiers. On a bien vu les conquêtes coloniales : dans les îles de l’Océan, en Afrique, en Asie, au Caucase, les vainqueurs soumettaient à leur pouvoir la population indigène, mais, Dieu sait pourquoi, il ne venait pas à l’esprit encore mal dégrossi des colonisateurs d’arracher cette population à sa terre d’origine et aux demeures de ses aïeux. Seule peut-être la traite des nègres à destination des plantations américaines nous fournit une sorte d’analogue et de précédent, mais l’absence d’une organisation à l’échelle de l’État trahit là un manque de maturité : ce n’étaient que des individus isolés, ces chrétiens marchands d’esclaves qui, la poitrine dévorée par un incendie – la passion du lucre brusquement mise à nu –, se mirent chacun pour son compte à capturer, à tromper et à acheter des nègres par unités et par dizaines.
Il a fallu attendre que se lève ce grand espoir de l’humanité civilisée, le xxe siècle, il a fallu attendre que, sur la base de la Seule Théorie Véridique, la question nationale ait été développée par une main auguste, pour qu’enfin le plus grand spécialiste en la matière prenne une patente d’élimination radicale des peuples par voie de déportation générale en l’espace de quarante-huit heures, vingt-quatre heures ou même quatre-vingt-dix minutes.
Bien entendu, Sa Personne elle-même n’en eut pas la révélation immédiate. Au point qu’il lui arriva un jour de lâcher ces paroles imprudentes : « Il n’y a jamais eu et il ne saurait y avoir de cas où un homme puisse être, en URSS, l’objet de persécutions à cause de son origine nationale1. » Dans les années Vingt, toutes ces langues nationales étaient encouragées, on ne cessait de seriner à la Crimée qu’elle était tatare, tatare, tatare, elle avait même l’alphabet arabe, et toutes les inscriptions publiques étaient en tatare.
Ce qui, on devait le voir ensuite, était une erreur…
Même quand il eut fait passer les paysans dans la presse du grand exil, notre Grand Timonier ne comprit pas d’emblée combien il serait commode d’appliquer le même procédé aux nations. Mais il faut reconnaître que l’expérience d’extirpation des Juifs et des Tsiganes que nous devons à Monsieur Son Frère Hitler a eu lieu plus tard, après le début de la Seconde Guerre mondiale, alors que notre petit père Staline s’était penché sur le problème bien avant.
Si l’on met à part la Grande Peste qui frappa les paysans, avant que ne commence la déportation des peuples, la relégation comptait bien en Union soviétique quelques centaines de milliers d’individus, mais elle ne pouvait pas soutenir la comparaison avec les camps, elle n’avait ni la notoriété, ni les effectifs suffisants pour que le cours de l’Histoire y trace un sillon. Il y avait les résidents forcés (passés devant un tribunal), il y avait les exilés administratifs (non passés devant un tribunal), cependant les uns comme les autres étaient des unités qu’on pouvait dénombrer, chacune avec son nom, sa date de naissance, l’article constituant son chef d’accusation, ses photos de face et de profil, et il fallait nos Organes pleins de sagesse patiente et que jamais rien ne rebute pour faire une mosaïque avec de tels grains de sable et composer à partir de ces familles démantelées les blocs monolithiques des rayons de relégation.
Mais quelle promotion, quel élan reçut la relégation lorsque apparurent les migrants spéciaux ! Les deux premières dénominations étaient un héritage du tsar, celle-ci est soviétique, bien de chez nous. Ce beau petit adjectif, spécial, n’entre-t-il pas dans les appellations qui nous sont les plus intimement chères (section spéciale, mission spéciale, liaison spéciale, ration spéciale, maison de repos spéciale) ? L’année de la Grande Cassure vit les « dékoulakisés » recevoir le nom de migrants spéciaux, et comme il était plus sûr et plus souple, ce nouveau nom ! Il ôtait toute prise à la contestation : parmi les « dékoulakisés » se trouvaient des gens qui n’étaient pas des koulaks, mais à partir du moment où ils devenaient des « migrants spéciaux », c’était inattaquable.
C’est donc cette dénomination que le Père Très Grand décréta qu’on appliquerait aux nations exilées.
La découverte, du reste, même Lui ne la fit pas en une fois. La première expérience fut des plus prudentes : en 1937, une opération rapide et discrète transféra d’Extrême-Orient au Kazakhstan quelques dizaines de milliers de ces Coréens, engeance suspecte – quelle confiance pouvait-on avoir en ces individus à la peau foncée et aux yeux bridés à la veille de Khalkhine-Gol, face à l’impérialisme japonais ? – tous en bloc, des vieillards branlants aux nourrissons bêlants, avec quelques misérables hardes. Opération si rapide qu’ils passèrent leur premier hiver dans des maisons de torchis sans fenêtres (où auraient-ils pris des carreaux ?). Et si discrète que personne, sauf les Kazakhs des environs, n’eut vent de ce transfert, qu’il ne se trouva pas dans tout le pays une seule bouche pour en souffler mot, qu’il ne se trouva pas un seul correspondant étranger pour émettre le moindre son. (Voilà pourquoi toute la presse doit être entre les mains du prolétariat.)
Bon. On retint le procédé. Et en 1940 on l’appliqua à nouveau dans les environs de Léningrad, la cité-berceau. Mais les victimes ne furent pas prises la nuit ni sous la menace des baïonnettes ; la chose fut appelée « cortège solennel en l’honneur du départ » pour la République carélo-finnoise (laquelle venait d’être conquise). C’est en plein midi, sous les drapeaux rouges qui palpitaient et au son des cuivres que les Finnois et les Estoniens des environs de Léningrad furent envoyés coloniser leur nouvelle terre natale. Quand on les eut emmenés à bonne distance des lieux habités (le sort d’un groupe de six cents personnes nous est raconté ici par V.A. Meïké), on leur retira à tous leur passeport, on les mit sous escorte et ils continuèrent leur chemin en wagons à bestiaux, puis en péniche. Au débarcadère de destination, au fin fond de la Carélie, on entreprit de les répartir à droite et à gauche « pour renforcer les kolkhozes ». Et eux, ces citoyens à qui on avait fait un cortège solennel et qui jouissaient de leur pleine liberté, se laissèrent faire. Il n’y eut que vingt-six insoumis, dont mon informateur : pas question de partir, et ils refusèrent même de se séparer de leur passeport ! « Il va y avoir des morts ! » prévint le représentant du pouvoir soviétique (en l’espèce, du Conseil des Commissaires du Peuple de la République carélo-finnoise) appelé à la rescousse. « Vous allez nous tirer dessus avec des mitrailleuses ? » lui crièrent certains. Voyez les nigauds : pourquoi avec « des » mitrailleuses ? Assis en tas comme ils l’étaient et entourés d’un cordon de troupes, avec une seule, leur compte était bon (et personne n’aurait composé de longs poèmes sur ces vingt-six Finnois). Mais je ne sais quelle bizarre mollesse, quelle nonchalance ou quelle incurie empêcha que fût prise cette mesure parfaitement raisonnable. On tenta de les séparer en les convoquant un à un chez l’Oper : tous les vingt-six se rendirent ensemble à chaque convocation. Et leur folle audace obstinée l’emporta ! On leur laissa leurs passeports et on retira le cordon de troupes. Ainsi échappèrent-ils au sort de kolkhoziens ou de relégués. Mais ce cas est exceptionnel, et la masse, elle, se laissa prendre son passeport.
Simples essais, tout cela. C’est seulement en juillet 1941 que vint le moment d’expérimenter la méthode dans toute son envergure : la République autonome et, bien entendu, traîtresse des Allemands de la Volga (avec ses capitales Engels et Marxstadt) devait, en l’espace de quelques jours, être cueillie tout entière et balancée le plus loin possible à l’Est. C’est là que fut pour la première fois appliquée dans toute sa pureté la méthode dynamique consistant à exiler des peuples entiers, et on vit alors à quel point il était plus facile, à quel point il était plus fructueux d’utiliser une seule et unique clé – l’appartenance nationale – plutôt que de traîner toutes ces affaires judiciaires et décisions nominatives concernant chaque individu. Et les Allemands qu’on pinçait dans le reste de la Russie (on les ramassait tous), le NKVD local n’avait pas besoin d’être grand clerc pour déterminer si c’étaient ou non des ennemis. Le nom est allemand ? Allez, embarquez !
Le système était éprouvé, rodé, et désormais il allait happer impitoyablement toutes les nations traîtresses qu’on lui désignerait comme victimes, en les engloutissant à chaque fois de plus en plus vite : les Tchétchènes ; les Ingouches ; les Karatchaï ; les Balkares ; les Kalmouks ; les Kurdes ; les Tatars de Crimée ; enfin, les Grecs du Caucase. Système particulièrement dynamique en ce sens que la décision du Père des Peuples est signifiée à la population non par la voie d’une verbeuse action judiciaire, mais sous la forme d’une opération d’infanterie motorisée moderne : des divisions en armes envahissent de nuit le territoire du peuple désigné et occupent les positions clés. En se réveillant, la nation criminelle voit un cercle de mitrailleuses et de mitraillettes autour de chaque village. Douze heures sont accordées aux habitants (mais c’est trop, tout ce temps mort, pour les roues de l’infanterie motorisée, en Crimée ce ne sera plus que deux heures, voire même une heure et demie) afin de permettre à chacun de prendre ce qu’il est capable d’emporter dans ses mains. Puis tous montent dans des camions où ils s’assoient jambes repliées, comme des prisonniers (allez, les vieilles, allez, les femmes avec vos nourrissons, montez ! l’ordre est donné !) et sont ainsi menés, sous bonne garde, jusqu’à la gare. À partir de là, c’est le convoi de wagons à bestiaux jusqu’à destination. Et encore faudra-t-il peut-être, là-bas (les Tatars de Crimée le feront sur la rivière Ounja – tout à fait pour eux, ces marécages du Nord), qu’ils s’attellent eux-mêmes comme des haleurs et, s’enfonçant dans la forêt sauvage (ce sera pour les Tatars en amont de Kologriv), tirent à contre-courant sur cent cinquante ou deux cents kilomètres des radeaux où seront étendus, immobiles, leurs vieillards aux barbes blanches.
Sans doute, vu d’avion, vu d’une haute montagne, cela eut-il grande allure : d’un seul coup, toute la presqu’île de Crimée (elle venait d’être libérée : on était en avril 1944) s’emplit du ronflement des moteurs et, par centaines, les colonnes automobiles se mirent à glisser comme des serpents sur ses routes droites ou tortueuses. Les arbres finissaient justement de fleurir. Les femmes tatares sortaient des serres les plants d’oignons doux et les portaient dans les jardins. On commençait à repiquer le tabac. (Et on en resta là. Si bien que le tabac disparut de Crimée pour de nombreuses années.) Les colonnes automobiles n’allaient pas jusqu’aux agglomérations, elles stationnaient aux intersections de routes, et c’étaient des détachements spéciaux qui encerclaient les villages. Consigne avait été donnée de laisser une heure et demie à la population pour faire ses préparatifs, mais les instructeurs réduisirent ce délai – jusqu’à quarante minutes parfois –, afin que les choses soient menées rondement, que le groupe n’arrive pas en retard au point de rassemblement, et aussi afin que dans le village lui-même il reste plus de choses à glaner pour le sonderkommando que le détachement spécial allait laisser sur place. Certains villages enragés, comme Ozenbach près du lac de Biïouk, durent être brûlés de fond en comble. Les colonnes automobiles menèrent les Tatars jusqu’aux gares du chemin de fer, et là, dans les trains, ils attendirent encore des jours entiers, en gémissant, en chantant de plaintives chansons d’adieu2.
La belle uniformité ! Voilà l’avantage d’exiler en bloc des nations entières ! Pas de cas particuliers ! Pas d’exceptions, pas de protestations individuelles ! Les gens partent bien sagement, puisque tous sont logés à la même enseigne. Tout le monde part, et non seulement tous les âges et les deux sexes, mais aussi, frappés d’exil par le même Oukase, ceux qui sont encore dans le sein de leur mère. Et aussi ceux qui ne sont pas encore conçus, car ils doivent l’être à l’ombre de l’Oukase, et dès le jour de leur naissance, en dépit de l’article 35 du Code pénal, cette vieillerie qui n’intéresse plus personne (« la relégation ne saurait frapper les individus âgés de moins de seize ans »), à peine auront-ils sorti la tête du ventre de leur mère qu’ils seront déjà migrants spéciaux, relégués à vie. Et l’arrivée de leur majorité, de leurs seize ans, sera seulement marquée par le fait qu’ils commenceront à aller pointer à la commandanture.
Et ce que les exilés laissent derrière eux : leurs maisons grandes ouvertes et encore tièdes, leurs affaires sens dessus dessous, le cadre de vie mis en place par dix ou vingt générations, – tout cela revient, avec la même uniformité, aux agents opérationnels des organes de répression, à l’État, aux voisins appartenant à des nations plus favorisées, et personne n’ira jamais réclamer par écrit sa vache, ses meubles, sa vaisselle.
Une chose vient encore parfaire et couronner l’uniformité : c’est que l’Oukase tenu secret n’épargne même pas les membres du parti communiste appartenant à ces nations indignes. Inutile, donc, de contrôler même les cartes du parti : voilà qui facilite encore les choses. On devra seulement veiller à ce que les communistes travaillent comme deux quand ils seront en relégation – ce qui ne peut avoir que des avantages pour tout le monde3.
La seule brèche dans cette uniformité était résultait des mariages mixtes (ce n’est pas pour rien que notre État socialiste y a toujours été et y est encore opposé). Lorsque les Allemands, puis les Grecs furent envoyés en relégation, les membres de ces couples-là ne furent pas pris. Mais c’était une grande cause de désordre et cela laissait subsister, dans des endroits que l’on eût pu croire nettoyés, des foyers d’infection. (Cf. ces vieilles Grecques qui revenaient mourir chez leurs enfants.)
Où envoyait-on les nations ? On les expédia volontiers, et en grande quantité, au Kazakhstan, si bien que, s’ajoutant aux relégués ordinaires, ils finirent par représenter une bonne moitié de la population et que le pays pourrait maintenant s’appeler à bon droit Kazekstan. Mais l’Asie centrale ne fut pas oubliée non plus, ni la Sibérie (nombreux sont les Kalmouks qui moururent sur l’Iénisseï), l’Oural septentrional et le Nord de la Russie d’Europe.
Faut-il ou ne faut-il pas considérer comme un exil de peuples la déportation des Baltes ? Les conditions de forme ne sont pas remplies : l’opération n’a pas fait place nette, on a l’impression que les peuples sont restés chez eux (c’est que l’Europe était trop près, sinon… ah ! ce n’est pas l’envie qui manquait !). On a cette impression, et pourtant le râteau est passé par là, sévèrement.
Pour eux, la purge commença tôt : dès 1940, dès l’arrivée de nos troupes et avant même que, dans leur joie, ces peuples ne votent unanimement leur entrée dans l’Union soviétique. On commença par prélever les officiers. Il faut se représenter ce qu’était pour ces jeunes États leur première génération d’officiers (qui fut aussi la dernière) : l’incarnation même du sérieux de la nation, de son sens des responsabilités, de son énergie. Lycéens, ils avaient appris, dans les neiges de Narva, à défendre de leur poitrine encore fragile une patrie encore mal affermie. Cette expérience et cette énergie concentrées, un coup de faux les abattit, – et cela constitua l’essentiel de la préparation au plébiscite. Du reste, la recette avait fait ses preuves : n’avait-on pas procédé ainsi, jadis, dans la métropole même ? Sans bruit et au plus vite on anéantit les gens susceptibles de prendre la tête de la résistance en même temps que ceux qui pourraient la susciter par leurs idées, leurs discours, leurs livres, – et le peuple semble être encore là tout entier, alors qu’en réalité il n’existe plus. Une dent morte, quand on la voit de l’extérieur, a tout à fait l’air, au début, d’être encore vivante.
En 1940, cependant, les Baltes ne partirent pas en exil, mais en camp, tandis que bon nombre d’entre eux étaient passés par les armes entre les murs de pierre des cours de prisons. En 1941, pendant la retraite, on rafla le plus grand nombre possible de gens aisés, importants, en vue, et on les emmena, les embarqua avec soi comme des trophées de prix, pour les jeter ensuite comme du fumier sur la terre gelée de l’Archipel (les gens étaient toujours cueillis de nuit ; 100 kilos de bagages pour toute la maisonnée, et d’emblée on mettait à part les chefs de famille, destinés à la prison et à la liquidation). Durant toute la guerre, ensuite, les pays Baltes furent menacés (par la voix de radio-Léningrad) de représailles impitoyables. En 1944, au retour des Russes, les menaces furent mises à exécution, on arrêta large et dru. Mais même là, ce n’était pas encore l’exil massif de peuples entiers.
Les vagues d’exil les plus importantes touchèrent les Baltes en 1948 (les Lituaniens rebelles), en 1949 (les trois nations) et en 1951 (de nouveau les Lituaniens). Ces dates coïncidèrent avec les passages du râteau en Ukraine occidentale, où la dernière déportation eut lieu également en 1951.
Qui le Généralissime s’apprêtait-il à exiler en 1953 ? Les Juifs ? Et qui encore ? Nous ne saurons jamais quel était son dessein. Pour ma part, je soupçonne chez Staline la soif restée inassouvie d’expédier la Finlande tout entière dans les déserts proches de la frontière chinoise, chose qu’il n’avait réussi à faire ni en 1940, ni en 1947 (la tentative de coup d’État de Leino). Il aurait su trouver des endroits au-delà de l’Oural pour loger même les Serbes, même les Grecs du Péloponnèse.
Si ce quatrième des Piliers sur lesquels repose la Théorie d’Avant-garde était resté en place une dizaine d’années encore, nous n’aurions plus reconnu la carte ethnique de l’Eurasie, ç’auraient été les grandes invasions en sens inverse.
Tous les peuples exilés, autant qu’ils furent, écriront un jour leur épopée : ils diront l’arrachement à la terre natale, ils diront l’anéantissement en Sibérie. Eux seuls peuvent ressentir à fond tout ce qui été alors vécu, et ce n’est pas à nous de raconter d’après leurs paroles, nous n’avons pas à leur couper la route.
Cependant, pour que le lecteur se convainque que tous ces peuples ont bien été jetés dans le pays de la relégation qu’il connaît déjà, dans ce salissoir annexé à l’Archipel, nous allons suivre un peu les Baltes dans leur déportation.
Ici, non seulement les mesures de déportation ne furent pas une violence exercée sur la volonté souveraine des peuples, mais elles furent l’émanation toute pure de cette volonté. Dans chacune des trois républiques, les ministres réunis en conseil prirent en toute liberté un décret (en Estonie, ce fut le 25 novembre 1948) stipulant que ceux de leurs concitoyens qui appartenaient à telle et telle catégorie devaient être déportés dans la lointaine terre étrangère de Sibérie, et ce à perpétuité, de façon qu’ils ne reviennent jamais plus dans leur pays natal. (On voit ici clairement à la fois l’indépendance des gouvernements baltes et l’état d’exaspération extrême où les avaient mis leurs indignes bons à rien de concitoyens.) Ces catégories étaient les suivantes : a) les familles des personnes déjà condamnées (cela ne suffisait pas que les pères soient en train de crever dans les camps : il fallait encore faire disparaître toute leur descendance) ; b) les paysans aisés (on hâtait ainsi grandement la collectivisation pour laquelle les pays Baltes étaient mûrs) et tous les membres de leur famille (les étudiants furent cueillis à Riga la même nuit que leurs parents à la ferme) ; c) les gens qui par leurs qualités propres se détachaient de la masse mais qui, Dieu sait pourquoi, étaient passés au travers des ratissages de 1940, 41 et 44 ; d) tout simplement, les familles mal-pensantes qui n’avaient pas eu le temps de se réfugier en Scandinavie, ou celles qui déplaisaient personnellement aux activistes locaux.
Pour éviter de porter atteinte à la dignité de notre grande Patrie commune et de faire plaisir à nos ennemis occidentaux, ce décret ne fut pas publié dans les journaux ni porté, dans les républiques concernées, à la connaissance des citoyens, et les exilés eux-mêmes ne se le voyaient pas notifier au moment du départ, mais seulement à l’arrivée, seulement dans les commandantures sibériennes.
La technique de la déportation avait fait de tels progrès au cours des années qui venaient de s’écouler, depuis le temps des Coréens et même celui des Tatars de Crimée, la précieuse expérience acquise avait été si bien exploitée et assimilée qu’on ne comptait plus maintenant par jours ni par heures : on comptait par minutes. C’était chose établie et vérifiée qu’il suffisait de prévoir un espace de vingt à trente minutes entre le premier coup frappé à la porte en pleine nuit et le moment où le dernier talon de la maîtresse de maison franchissait le seuil familier au-delà duquel l’attendaient les ténèbres nocturnes et le camion. Cet intervalle suffisait à la famille réveillée en sursaut pour s’habiller, réaliser qu’elle était exilée à perpétuité, signer un acte de renonciation à toute revendication concernant ses biens, rassembler aïeules et enfants, faire ses balluchons et sortir au commandement. (Pour ce que la famille laissait derrière elle, pas de problème : tout était réglé. Une fois l’escorte partie, des représentants du service financier local arrivaient et dressaient un procès-verbal de confiscation sur la base duquel les objets étaient ensuite vendus au profit de l’État par l’intermédiaire des magasins d’occasions. Leur arrivait-il de fourrer quelque chose dans leur poche ou, en chargeant les meubles, d’en faire passer quelqu’un « à gauche » ? rien ne nous autorise à lancer cette accusation. Du reste, il n’était même pas vraiment nécessaire d’agir ainsi : en se faisant simplement donner une quittance par le magasin d’occasions, n’importe quel fonctionnaire représentant le pouvoir du peuple pouvait emporter chez lui en toute légalité un objet acquis pour trois fois rien.)
À quoi avait-on le temps de penser en l’espace de vingt ou trente minutes ? Que choisir, comment savoir ce qui serait le plus utile ? Le lieutenant chargé d’embarquer une famille (grand-mère de soixante-quinze ans, mère de cinquante, fille de dix-huit et fils de vingt) lui donna ce conseil : « Prenez absolument la machine à coudre ! » Allez donc le deviner ! C’est en effet cette machine à coudre qui devait à elle seule faire vivre la famille4.
Au demeurant, cette rapidité de l’opération pouvait tourner aussi à l’avantage des victimes désignées. Un tourbillon, il passe et c’est fini. Le meilleur des balais laisse toujours un peu de poussière. Un membre de la famille qui avait su rester trois jours sans se montrer et avait passé ailleurs cette nuit-là se présentait maintenant au service financier et demandait qu’on ôte les scellés de son appartement – eh bien… eh bien, on les lui enlevait, ses scellés. Zut, tiens, après tout : reste donc là jusqu’au prochain Décret.
Dans ces petits wagons à bestiaux qui sont censés contenir huit chevaux, ou trente-deux soldats, ou quarante détenus, les habitants de Tallinn se retrouvèrent à cinquante et plus. Il avait fallu faire si vite que les wagons n’avaient pas été aménagés, et la permission de percer un trou dans le plancher n’arriva pas tout de suite. La tinette – un vieux seau – fut tout de suite remplie, ça passait par-dessus bord, éclaboussait les affaires des gens. Mammifères à deux pattes, dès la première minute ils avaient été forcés d’oublier qu’un homme et une femme, ce n’est pas tout à fait pareil. Ils restèrent enfermés durant un jour et demi sans eau et sans nourriture ; un enfant mourut. (Tout cela, nous l’avons déjà lu il y a peu de temps, n’est-ce pas ? À deux chapitres de distance, à vingt ans de distance, c’est toujours la même chose…) Il y eut un long arrêt à la station de Ülemiste ; dehors, des gens couraient le long des wagons, frappaient aux parois, demandaient si un tel ou une telle étaient là, tentaient vainement de leur faire passer des vivres et des affaires. Mais on les chassait. Loin des enfermés qui mouraient de faim. Loin des mal vêtus que la Sibérie attendait.
Pendant le voyage, on se mit à leur donner du pain, et à certaines stations ils eurent de la soupe. Tous les convois allaient loin : dans les provinces de Novossibirsk et d’Irkoutsk, dans le territoire de Krasnoïarsk. Barabinsk reçut à lui seul cinquante-deux wagons d’Estoniens. Pour Atchinsk, le voyage dura quatorze jours et quatorze nuits.
Où les gens peuvent-ils trouver quelque soutien pendant un voyage aussi affreux ? Dans l’espérance, celle qui naît non de la foi, mais de la haine : « Ils n’en ont plus pour longtemps ! Cette année même, la guerre va éclater, et dès l’automne nous referons le chemin en sens inverse. »
Aucune personne ayant mené une vie normale, que ce soit dans le monde occidental ou dans le monde oriental, ne saurait comprendre, ne saurait partager, peut-être même ne saurait excuser l’état d’esprit qui régnait alors derrière les barreaux. J’ai déjà écrit que nous avions nous aussi la même espérance et la même soif durant ces années-là : 1949, 1950. C’est que l’injustice de ce régime, de ces peines de vingt-cinq ans, de ces retours sur l’Archipel pour un second bail, atteignit alors une sorte de point culminant, un point de rupture où il devint soudain évident qu’aucun être humain ne pouvait plus la supporter, qu’aucun garde-chiourme ne pouvait plus la défendre. (Disons-le aussi en termes généraux : quand un régime est immoral, les citoyens sont libres de toute obligation à son égard.) Quelle vie monstrueuse faut-il donc faire aux gens pour qu’ils soient des milliers de mille, dans les prisons, les voitures cellulaires et les wagons à appeler de leurs vœux, comme leur unique chance de salut, la force destructrice d’une guerre atomique !…
Mais personne ne pleurait. La haine sèche les larmes.
Voici encore une chose à laquelle pensaient les Estoniens pendant le voyage : comment allait les accueillir le peuple de Sibérie ? En 1940, les Sibériens s’étaient mis à dépouiller les Baltes qu’on leur envoyait, ils leur soutiraient leurs affaires, ils donnaient pour une pelisse la moitié d’un seau de pommes de terre. (Le fait est qu’à côté de nous, vêtus comme nous l’étions à l’époque, les Baltes avaient vraiment l’air de bourgeois…)
Cette fois, en 1949, on avait bien ressassé aux Sibériens qu’ils allaient voir arriver de la race de koulak, et de la vraie. Mais ce que les wagons crachaient, c’étaient des êtres à bout de forces et en haillons. À la visite médicale, les infirmières russes s’étonnaient de la maigreur de ces femmes et de leurs vêtements usés ; elles n’avaient même pas un bout de chiffon propre pour emmailloter leurs enfants. Les nouvelles arrivantes furent réparties dans les kolkhozes dépeuplés, – et là, en cachette des autorités, les kolkhoziennes de Sibérie leur apportaient ce qu’elles pouvaient : qui un demi-litre de lait, qui quelques galettes de betterave ou de très mauvaise farine.
À présent, oui, les Estoniennes pleuraient.
Mais il fallait compter aussi, bien entendu, avec les activistes du Komsomol. Ceux-là prenaient vraiment la chose à cœur : de l’engeance de fascistes, tout ça (« on devrait tous vous flanquer à l’eau », s’écriaient-ils), et par-dessus le marché des ingrats qui ne voulaient pas travailler pour le pays auquel ils devaient leur libération de l’esclavage bourgeois. Ces komsomols se firent les surveillants des exilés, ils contrôlaient leur travail. En outre, on les avait prévenus : au premier coup de feu, il faudrait organiser une rafle.
À la station d’Atchinsk, il se produisit un joyeux malentendu : les autorités du rayon de Birilioussy achetèrent à l’escorte dix wagons d’exilés, soit cinq cents personnes, pour leurs kolkhozes de la vallée du Tchoulym, et les expédièrent prestement à cent cinquante kilomètres de là, au nord d’Atchinsk. Or ces gens-là étaient destinés (sans le savoir, bien entendu) à la direction des mines de Sarala en Khakassie. Les mines attendaient leur contingent ; ledit contingent, pendant ce temps, se voyait éparpillé dans des kolkhozes où, l’année précédente, la « journée-travail » avait été payée deux cents grammes de grain. Maintenant, à l’entrée du printemps, personne n’avait plus ni blé, ni pommes de terre, et les villages retentissaient du meuglement des vaches qui se précipitaient comme des folles sur n’importe quelle poignée de paille à demi pourrie. Ce n’est donc absolument pas par méchanceté ni pour serrer la vis aux exilés que le kolkhoze leur attribua en tout et pour tout, quand ils arrivèrent, un kilo de farine par personne et par semaine : c’était une avance tout à fait digne de ce nom et presque égale à leur futur salaire ! Mais les Estoniens, qui venaient de chez eux, en eurent un choc… (Il est vrai que dans le village de Polevoï, tout près, il y avait de vastes magasins remplis de grain : on l’entassait là une année après l’autre, faute d’arriver à l’expédier. Mais ce blé appartenait à l’État et non plus au kolkhoze. Les gens mouraient tout autour, mais on ne sortait pas le blé des greniers pour le leur donner : propriété de l’État ! Un jour, le président du kolkhoze, un certain Pachkov, prit l’initiative d’en distribuer cinq kilos par personne à tous ceux qui étaient encore en vie, – et cela lui valut une peine de camp. Le blé était propriété de l’État ; le reste, c’étaient les affaires du kolkhoze, et le présent livre n’est pas fait pour en traiter.)
Les Estoniens restèrent environ trois mois dans cette vallée du Tchoulym à se débattre comme ils pouvaient, assimilant avec le plus grand étonnement une loi nouvelle pour eux : vole ou crève ! Ils se pensaient déjà établis à perpétuité lorsque, soudain, ils furent tous cueillis et expédiés en Khakassie, dans le rayon de Sarala (c’étaient les propriétaires légitimes qui avaient retrouvé leur contingent). Là, pas trace de Khakassiens indigènes ; toutes les agglomérations étaient peuplées d’exilés et chacune avait sa commandanture. Partout des mines d’or, partout le forage et la silicose. (Sur de grands espaces, on était chez le trust Khakzoloto ou le Iénisseïstroï plutôt qu’en Khakassie ou sur le territoire de Krasnoïarsk, et les rayons appartenaient aux généraux commandant les troupes du MVD au lieu d’appartenir aux soviets locaux et aux comités du parti : le secrétaire du comité courbait le dos devant le chef de la commandanture.)
Mais être simplement envoyé aux mines, ce n’était pas encore le pire. Le pire était d’être enrôlé de force dans les « ateliers d’élite ». Atelier d’élite : quel nom alléchant ! c’est comme une légère poussière d’or qui scintille. Mais on a l’art, dans notre pays, de défigurer toutes les notions que la terre puisse porter. On fourrait dans ces « ateliers » les migrants spéciaux : ils n’iraient pas protester, eux, n’est-ce pas ? Et on les envoyait travailler dans des mines abandonnées par l’État pour cause de rendement insuffisant. La sécurité n’y était plus assurée et l’eau y coulait constamment aussi fort que sous une grosse averse. Impossible de faire un travail rentable et d’arriver à un salaire correct ; ces gens guettés par la mort étaient simplement envoyés là pour finir de gratter des restants d’or que l’État ne voulait pas laisser perdre. Les ateliers relevaient du « secteur d’élite » de la direction des mines qui ne savait qu’une chose : imposer le plan et exiger qu’il soit exécuté, sans se reconnaître aucune autre obligation. « Libres », les ateliers l’étaient non par rapport à l’État, mais par rapport à la législation commune : les congés payés n’étaient pas prévus, le repos dominical pas obligatoire (comme pour les zeks à part entière), on pouvait avoir tout à coup « mois stakhanoviste » sans un seul dimanche. Que restait-il de la législation commune ? que celui qui manquait une fois le travail passait en jugement. Tous les deux mois, un tribunal populaire venait siéger sur place et prononçait un grand nombre de condamnations à vingt-cinq pour cent de travaux coercitifs : les prétextes ne manquaient jamais. Ces travailleurs « d’élite » gagnaient trois à quatre roubles « or » par mois (cent cinquante à deux cents roubles de Staline, le quart du minimum vital).
Dans certaines mines près de Kopiovo, les exilés touchaient leur salaire non en argent, mais en « bons » : effectivement, pourquoi leur donner une monnaie qui eût cours dans tout le pays, puisque de toute façon ils ne pouvaient pas se déplacer et que la boutique de la mine leur vendrait aussi bien contre des bons ses produits (de rebut) ?
Nous avons déjà développé, dans ce livre, un parallèle détaillé entre les détenus et les paysans serfs de jadis. Rappelons-nous, cependant, encore un autre trait de l’histoire de Russie : la condition la plus pénible pour un serf n’était pas celle de paysan, mais celle d’ouvrier d’usine. Ces bons utilisables seulement à la boutique de la mine font resurgir devant nous les exploitations aurifères et les usines de l’Altaï. Aux xviiie et xixe siècles, la population qui y était attachée commettait exprès des crimes, dans le seul but de se retrouver au bagne et d’avoir ainsi une vie moins dure. Dans les exploitations aurifères de l’Altaï, jusqu’à la fin du siècle dernier, « les ouvriers n’avaient pas le droit de refuser de se rendre au travail, même le dimanche », ils payaient des amendes (cf. les travaux coercitifs) et devaient de plus fréquenter ces petites boutiques pleines de produits de mauvaise qualité où on poussait les gens à boire et où on les trompait sur le poids. « Ce sont ces boutiques, et non l’extraction de l’or, mal organisée, qui étaient la principale source de revenus » pour les patrons (Sémionov-Tianchanski, La Russie, t. 16) – lisez ici : pour le trust.
En 1952, un jour où il gelait très fort, la petite et frêle Heli Susi ne se rendit pas au travail parce qu’elle n’avait pas de bottes de feutre. En guise de punition, le chef de l’atelier de transformation du bois l’envoya pour trois mois à l’abattage des arbres, – toujours sans bottes de feutre. C’est elle aussi qui, enceinte, demanda dans les derniers mois de sa grossesse à avoir un travail moins pénible que de traîner des rondins et s’entendit répondre : si ça ne te plaît pas, va-t’en. En outre, une doctoresse ignorante se trompa d’un mois dans le calcul de son terme et ne lui donna son congé de maternité qu’à deux ou trois jours de l’accouchement. Là-bas, vous comprenez, dans la taïga du MVD, on ne peut guère discuter.
Mais cela, même cela n’était pas encore le trou sans fond. Le trou sans fond, c’était celui où tombaient les migrants spéciaux envoyés dans les kolkhozes. Certains débattent maintenant (et la discussion n’est pas vaine) cette question : tout bien pesé, le kolkhoze est-il moins dur que le camp ? Nous répondrons : et si on prend les deux, le kolkhoze et le camp, et qu’on les combine ? C’était cela, la condition du migrant spécial dans un kolkhoze. Du kolkhoze, vous aviez l’absence de ration de pain : seule la période des semailles vous valait l’attribution de sept cents grammes de pain, et encore fait avec du grain à demi pourri, mélangé de sable et couleur de terre (on avait dû balayer les greniers). Du camp, vous aviez les séjours en KPZ : votre brigadier n’avait qu’à se plaindre de vous à la direction du kolkhoze, la direction téléphonait à la commandanture, la commandanture vous mettait en taule. Le salaire ? – de toute façon, il n’y avait pas de quoi joindre les deux bouts : à la fin de sa première année de kolkhoze, Maria Soumberg reçut, pour chaque journée-travail, vingt grammes de grain (les oiseaux du Bon Dieu en trouvent plus en picorant le long de la route !) et quinze kopecks de Staline (un kopeck et demi de Khrouchtchov). Sa paie de toute une année lui permit d’acheter… une cuvette en aluminium.
De quoi vivaient-ils donc, alors ? Eh bien, des colis qui leur venaient des pays Baltes. Ces peuples-là n’avaient pas été exilés tout entiers.
Mais qui envoyait des colis aux Kalmouks ? Aux Tatars de Crimée ?…
Allez sur leurs tombes et demandez-leur.
Qu’ils aient dû cela comme le reste à la paternelle décision prise par leur Conseil des ministres, ou qu’ils l’aient dû à la fermeté de principes régnant en Sibérie, toujours est-il que jusqu’en 1953, date de la mort du Père, les exilés baltes se virent appliquer une directive spéciale : pas d’autres travaux que les plus durs ! le pic, la pelle, la scie, rien d’autre ! « Vous devez apprendre ici à être des hommes ! » Et s’il arrivait que les besoins de la production fissent monter quelqu’un un peu plus haut, la commandanture intervenait et le faisait redescendre aux travaux généraux. Les migrants spéciaux n’étaient pas même autorisés à bêcher la terre du jardin attenant à la maison de repos de la direction des mines – pour ne pas offenser la vue des stakhanovistes qui y séjournaient. M. Soumberg fut même chassée de son poste de vachère par le chef de la commandanture : « Vous n’êtes pas ici en villégiature, allez-vous-en ramasser le foin ! » Le président du kolkhoze eut toutes les peines du monde à la récupérer. (Elle lui avait sauvé ses veaux de la brucellose. Elle s’était prise d’affection pour le bétail de Sibérie, le trouvant plus doux que celui d’Estonie, et les vaches, peu habituées aux caresses, lui léchaient les mains.)
Faut-il charger d’urgence une péniche de grain ? Les migrants spéciaux sont là : trente-six heures d’affilée, et pas un sou, rien du tout (c’était sur le Tchoulym). Un jour et demi, coupé par deux interruptions de vingt minutes pour manger et par un unique repos de trois heures. « Si vous ne le faites pas, on va vous envoyer plus loin dans le Nord ! » Un vieillard tombe sous le poids d’un sac : les komsomols-surveillants le bourrent de coups de pieds.
On pointe chaque semaine. La commandanture est à plusieurs kilomètres ? il y a parmi vous une vieille femme de quatre-vingts ans ? Prenez un cheval et amenez-là ! À chaque pointage, tous s’entendent rappeler qu’une évasion, c’est vingt ans de bagne.
Dans une pièce voisine siège le délégué opérationnel. Il veut vous voir, lui aussi. Il vous fera miroiter un changement de travail. Et brandira la menace d’expédier votre fille unique au-delà du cercle polaire, en la séparant du reste de la famille.
Or, de quoi ces gens là ne sont-ils pas capables ? Quand, devant quoi un sursaut de conscience a-t-il jamais arrêté leur main ?…
Et l’oper distribue les tâches : surveiller un tel. Rassembler des matériaux pour faire arrêter tel autre.
À chaque fois qu’un quelconque sergent de la commandanture entre dans l’isba, tous les migrants spéciaux, même les femmes d’un certain âge, doivent se lever et attendre pour se rasseoir qu’on les y autorise.
Mais le lecteur n’aurait-il pas cru comprendre que les migrants spéciaux étaient privés de leurs droits civiques ?
Non ! que non ! Ils gardaient le plein exercice de tous leurs droits civiques ! Leurs passeports ne leur étaient pas retirés. Ils continuaient à prendre part au suffrage universel, égal, secret et direct. Cet instant sublime et lumineux où, dans la liste des candidats, on barre tous les noms sauf celui de l’élu de son cœur, la jouissance leur en était conservée religieusement. Et il ne leur était pas interdit non plus de souscrire à l’emprunt (rappelons-nous les tourments éprouvés au camp par le communiste Diakov, privé de cette possibilité). Alors que les kolkhoziens libres, grognant et pestant, donnaient à grand-peine cinquante roubles chacun, on en faisait cracher quatre cents aux Estoniens : « Vous êtes des gens riches. Si quelqu’un refuse, il ne verra plus la couleur d’un colis. On l’expédiera encore plus loin dans le Nord. »
Et ce n’était pas une menace en l’air : pourquoi ne l’auraient-ils pas exécutée ?…
Oh, comme c’est lassant ! Encore et toujours pareil. Il me semblait pourtant que nous avions commencé cette partie par quelque chose de nouveau : au lieu du camp, la relégation. Et que ce chapitre lui-même, nous l’avions commencé par quelque chose de frais : au lieu de la relégation administrative, les migrants spéciaux.
Or nous voici une fois de plus rendus au même point.
Faut-il donc que je continue, faut-il que je continue longtemps à parler, à raconter, à décrire encore et encore d’autres rayons de relégation ? Que je prenne d’autres lieux ? D’autres années ? D’autres nations…
D’autres nations ?
*
Réparties sur la terre d’exil en couches distinctes, bien visibles les unes aux autres, les nations manifestaient nettement leurs traits particuliers, leur mode de vie, leurs goûts, leurs tendances.
Les Allemands se distinguaient entre tous par leur amour du travail. C’est eux qui rompirent avec leur vie passée de la manière la plus radicale (du reste, la Volga ou le Manytch avaient-ils été pour eux une patrie ?). Comme ils l’avaient fait jadis dans les terres plantureuses octroyées par Catherine II, ils poussèrent des racines dans le sol âpre et infertile reçu de Staline et se donnèrent à leur nouvelle terre d’exil comme si elle devait être leur patrie définitive. Au lieu d’attendre la prochaine amnistie, au lieu d’attendre la prochaine grâce qu’accorderait le tsar, ils entreprirent de s’installer pour toujours. Exilés en 1941 sans pouvoir rien emporter, mais diligents et infatigables, ils ne se laissèrent pas abattre et reprirent aussitôt leur travail méthodique et rationnel. Où y a-t-il sur terre un désert que les Allemands ne soient capables de transformer en un paradis florissant ? Ce n’est pas pour rien qu’on disait autrefois en Russie : un Allemand, c’est comme un saule : où qu’on le plante, il prend racine. Aussi bien dans les mines que dans les MTS ou dans les sovkhozes, on ne tarissait pas d’éloges sur les Allemands : il n’y avait pas meilleurs ouvriers. Dès le début des années 50, en comparaison avec les autres relégués, et souvent même avec les indigènes, c’étaient les Allemands qui avaient les maisons les plus solides, les plus spacieuses et les plus propres ; qui avaient les plus gros cochons, les meilleures vaches laitières. Et leurs filles faisaient des partis enviables non seulement à cause de l’aisance de leurs parents, mais encore parce que la pureté et la sévérité de leurs mœurs tranchaient sur le dévergondage qui régnait dans le monde proche des camps.
Les Grecs eux aussi se mirent au travail avec ardeur. Sans cesser, il est vrai, de rêver au Kouban, mais sans épargner leur peine là où ils se trouvaient. Ils vivaient un peu plus les uns sur les autres que les Allemands, mais pour ce qui est des jardins potagers et des vaches, ils eurent vite fait de les rattraper. Sur les petits marchés du Kazakhstan, le meilleur fromage blanc, le meilleur beurre, les meilleurs légumes étaient ceux des Grecs.
Des gens qui avaient encore mieux réussi, au Kazakhstan, c’étaient les Coréens ; mais il faut dire aussi que leur exil datait de plus loin et qu’au début des années 50, ils étaient déjà sérieusement affranchis : ils ne pointaient plus et se déplaçaient librement d’une province à l’autre, à condition seulement de ne pas sortir des frontières de la république. Leur réussite ne se traduisait pas par une maison et des dépendances bien aménagées (tout cela resta inconfortable et même primitif jusqu’à ce que la jeunesse entreprenne de l’arranger à l’européenne). Mais, étant très doués pour l’étude, ils avaient eu vite fait d’envahir les établissements d’enseignement du Kazakhstan (pendant la guerre, déjà, on ne les en empêchait plus) et de se retrouver en flèche, à la tête de la couche cultivée de la population.
D’autres nations, dissimulant leur rêve de retour, se dédoublaient en nourrissant deux séries de projets, en menant deux vies. Cependant, ces gens-là avaient accepté en gros le régime imposé et ne causaient guère de soucis aux autorités de la commandanture.
Les Kalmouks, eux, ne tenaient pas le coup : ils mouraient de tristesse. (Au demeurant, je n’ai pas eu l’occasion de les observer.)
Mais il est une nation sur laquelle la psychologie de la soumission resta sans aucun effet ; pas des individus isolés, des rebelles, non : la nation tout entière. Ce sont les Tchétchènes.
Nous avons déjà vu leur attitude vis-à-vis des évadés des camps. Nous avons vu comment, seuls parmi tous les relégués de Djezkazgane, ils essayèrent de soutenir l’insurrection de Kenguir.
Je dirais volontiers que, de tous les migrants spéciaux, seuls les Tchétchènes se montrèrent des zeks en esprit. À partir du moment où on les arracha traîtreusement de chez eux, c’en fut fini : ils ne crurent plus à rien. Ils se construisirent des huttes basses, sombres, minables, qui semblaient prêtes à s’effondrer au premier coup de pied. Et tout était à l’avenant : on vivait au jour le jour, à la petite semaine, à la petite année, sans provisions, sans aucune réserve, sans aucun projet à long terme. Manger, boire ; si on était jeune : manger, boire, se vêtir. Les années passaient et l’on n’avait toujours rien à soi, comme au début. Jamais, nulle part, les Tchétchènes n’ont essayé de plaire ou de complaire aux autorités : leur attitude était toujours fière et même ouvertement hostile. Méprisant les lois de l’instruction obligatoire et ces sciences enseignées par l’État dans les écoles, ils ne laissaient pas leurs filles aller en classe, de peur qu’on les leur abîme, et même les garçons n’y allaient pas tous. Ils n’envoyaient pas leurs femmes travailler au kolkhoze. Et eux-mêmes se gardaient bien de trimer dans les champs kolkhoziens. Ils essayaient surtout de se caser comme chauffeurs : s’occuper d’un moteur n’est pas humiliant ; de plus, ils trouvaient dans les va-et-vient continuels en automobile une manière d’assouvir leur passion de la folle course à cheval et, dans les occasions qui ne manquent pas de se présenter à un chauffeur, une manière d’assouvir leur passion du vol. Cette dernière passion, du reste, ils la satisfaisaient aussi bien directement, sans chercher si loin. L’honnête Kazakhstan, paisible et somnolent, leur doit une notion nouvelle : « voler », « nettoyer ». Ils pouvaient enlever du bétail, cambrioler une maison ou simplement dépouiller les gens par la force. Pour eux, les indigènes et les exilés qui avaient tout de suite filé doux devant les autorités étaient de la même race. Ils ne respectaient que les rebelles.
Et le plus étonnant est que tout le monde avait peur d’eux. Nul n’était capable de les empêcher de mener cette vie-là. Et le pouvoir établi depuis trente ans dans le pays était hors d’état de les contraindre à respecter ses lois.
D’où cela venait-il ? Voici un cas où se trouve peut-être résumée l’explication. À l’école de Kok-Térek, il y avait de mon temps, en classe de neuvième, un jeune Tchétchène nommé Abdoul Khoudaïev. Il n’inspirait pas l’affection et, du reste, ne cherchait pas à l’inspirer : il semblait craindre de déchoir en se montrant agréable, et il était toujours d’une sécheresse appuyée, très fier, et avec cela cruel. Mais on ne pouvait pas ne pas apprécier son esprit clair et précis. En mathématiques, en physique, il ne se contentait jamais du niveau de ses camarades : il allait toujours plus loin, plus profond, et posait des questions dictées par une infatigable recherche de l’essentiel. Comme tous les enfants de résidents forcés, il avait subi à l’école l’emprise inévitable de ce qu’on appelle la collectivité, c’est-à-dire d’abord l’organisation de pionniers, puis le Komsomol, les comités d’élèves, les journaux muraux, les leçons de morale, les entretiens, – payant ainsi, en échange de l’instruction reçue, cette rançon morale devant laquelle les Tchétchènes renâclaient si fort.
Abdoul vivait avec sa vieille mère. Aucun de leurs proches parents n’était plus de ce monde, sauf un frère aîné d’Abdoul, depuis longtemps entruandé au dernier degré, qui avait déjà fait plusieurs séjours en camp pour vol et meurtre mais qui chaque fois bénéficiait d’une libération anticipée soit par amnistie, soit par cumul de crédits. Un beau jour, il réapparut à Kok-Térek, but comme une brute pendant quarante-huit heures, se prit de querelle avec un Tchétchène du coin, saisit un couteau et se lança à sa poursuite. Une vieille Tchétchène, qui n’avait rien à voir ni avec l’un ni avec l’autre, se mit en travers de la route, les bras en croix, pour le forcer à s’arrêter. S’il avait suivi la loi tchétchène, il aurait dû jeter son arme et abandonner la poursuite. Mais plus qu’un Tchétchène, c’était maintenant un voleur : d’un coup de couteau il tua la vieille femme innocente. Alors l’idée de ce qui l’attendait selon la loi tchétchène pénétra dans sa tête saoule. Il se rua au MVD, déclara le meurtre qu’il venait de commettre, et c’est bien volontiers qu’on le mit en prison.
Lui était donc à l’abri ; mais dehors restaient son frère cadet Abdoul, sa mère et encore un vieux Tchétchène de leur famille, oncle d’Abdoul. En un clin d’œil, la nouvelle eut fait le tour de la colonie tchétchène de Kok-Térek – et voilà les trois membres restants de la famille Khoudaïev qui se réunissent dans leur maison, font provision de vivres et d’eau, bouchent la fenêtre, barricadent la porte et se retranchent là comme dans une forteresse. Les hommes de la famille de la victime devaient maintenant se venger sur un membre de la famille Khoudaïev. Tant que le sang des Khoudaïev n’aurait pas été versé en échange du leur, ils ne mériteraient pas le nom d’êtres humains.
Alors commença le siège de la maison Khoudaïev. Abdoul n’allait plus à l’école : tout Kok-Térek et toute l’école savaient pourquoi. Un élève d’une de nos grandes classes, komsomol, sujet brillant, était menacé à tout instant d’être égorgé : cela pouvait être maintenant, tenez, pendant qu’au signal donné par la sonnerie chacun prend place à son pupitre, ou bien maintenant, pendant que le professeur de littérature traite de l’humanisme socialiste. Tout le monde savait cela, tout le monde avait cela présent à l’esprit, pendant les récréations il n’était plus question d’autre chose – et tout le monde gardait les yeux à terre. Ni notre organisation du parti, ni notre Komsomol, ni nos responsables pédagogiques, ni notre directeur, ni l’inspection académique du rayon, personne n’alla au secours de Khoudaïev, personne même ne se risqua jusqu’aux abords de sa maison dans la colonie tchétchène qui bourdonnait comme une ruche. Et si je pouvais arrêter ici l’énumération ! Mais, sous le souffle de la vendetta, nous vîmes se recroqueviller peureusement toutes les instances qui jusque-là nous paraissaient si terribles : le comité de rayon du parti, le comité exécutif du rayon, le MVD avec sa commandanture et sa milice, derrière ses murs de pisé. Il avait suffi que souffle la vieille loi sauvage et barbare pour qu’il devînt aussitôt évident qu’à Kok-Térek, le pouvoir soviétique n’existait pas. La force de sa dextre ne se faisait guère sentir non plus depuis la ville de Djamboul, chef-lieu de la province, car au cours de ces trois jours on ne vit arriver à Kok-Térek ni avion chargé de soldats ni aucune directive ferme, sauf celle d’employer les forces disponibles à garder la prison.
C’est ainsi que la lumière se fit, pour les Tchétchènes et pour nous tous, sur ce qui en ce monde est une vraie force et sur ce qui n’est qu’un mirage.
Et les seuls à se montrer sensés furent les vieillards tchétchènes ! Ils se rendirent une première fois au MVD et demandèrent qu’on leur livre Khoudaïev l’aîné pour leur permettre de faire justice. Le MVD refusa, pas trop rassuré. Ils revinrent une seconde fois en demandant que Khoudaïev soit jugé publiquement et fusillé sous leurs yeux. À ce moment-là, promettaient-ils, la vendetta pesant sur les Khoudaïev serait éteinte. On ne pouvait imaginer compromis plus raisonnable. Mais, voyons, comment cela, un jugement public ? comment cela, une exécution notoirement promise à l’avance et qui aurait lieu publiquement ? Ce n’était pas un politique, vous comprenez, c’était un voleur, c’était un socialement-proche. On peut fouler aux pieds les droits d’un Cinquante-Huit, mais pas ceux d’un homme plusieurs fois assassin. La question fut posée au chef-lieu de la province. Refus. Les vieillards tentèrent encore d’expliquer : « Si c’est ainsi, dans une heure Khoudaïev cadet sera mort ! » Les fonctionnaires du MVD haussèrent les épaules : cela ne pouvait pas les concerner. Ils n’avaient pas à connaître d’un crime non encore commis.
Et, malgré tout, une bouffée d’air du xxe siècle effleura… pas le MVD, non, mais les vieux cœurs tchétchènes si coriaces ! Malgré tout, ils interdirent aux vengeurs de passer à l’action ! Ils envoyèrent un télégramme à Alma-Ata. De la grand-ville arrivèrent en toute hâte d’autres vieillards que ce peuple vénérait entre tous. Un conseil des anciens se réunit. Khoudaïev l’aîné fut maudit et condamné à mort, en quelque endroit de la terre qu’il se trouve jamais passer à portée d’un poignard tchétchène. Les autres Khoudaïev furent convoqués et on leur dit : « Vous pouvez aller et venir. Personne ne vous touchera. »
Abdoul reprit alors ses livres et retourna à l’école. Les responsables du parti et du Komsomol l’y accueillirent avec des sourires hypocrites. Et au cours des entretiens et des leçons qui suivirent, on recommença à lui ressasser les mêmes chansons sur la morale communiste, sans faire la moindre allusion au regrettable incident. Sur le visage d’Abdoul, devenu très sombre, pas un muscle ne tressaillait. Une fois de plus, il avait compris : la plus grande force en ce monde, c’est la vengeance par le sang.
Dans les livres que nous lisons et les cours que nous faisons, nous autres Européens, il n’y a que des paroles de mépris pour cette loi sauvage, pour ces absurdes et cruels meurtres en série. Mais, apparemment, ils ne sont pas si absurdes que cela, ces assassinats : loin de décimer les peuples montagnards, ils les rendent plus forts. La loi de la vendetta ne fait pas tellement de victimes – mais quelle terreur elle répand autour d’elle ! Parce qu’il la connaît, quel homme des montagnes osera en offenser un autre comme ça, sans raison, comme nous le faisons entre nous parce que nous avons un verre dans le nez, par dépravation, par caprice ? Et, à plus forte raison, quel non-Tchétchène osera jamais chercher noise à un Tchétchène, lui dire qu’il est un voleur, ou qu’il n’est qu’un grossier personnage, ou qu’il doit faire la queue comme tout le monde ? C’est que la réponse ne sera peut-être pas un mot, un juron, mais un coup de poignard dans le flanc ! Et en admettant que vous tiriez vous-même votre couteau (mais vous n’en portez pas sur vous, civilisé que vous êtes), vous ne rendrez pas coup pour coup : c’est toute votre famille qui serait égorgée ! Les Tchétchènes arpentent la terre kazakhe, une lueur insolente dans les yeux, ils s’ouvrent un passage à coups d’épaule – et tous, les « maîtres du pays » comme ceux qui ne le sont pas, s’écartent respectueusement. La vendetta crée autour d’elle un halo de peur et c’est d’elle que le petit peuple montagnard tire sa force.
« Tapez sur les vôtres, et les étrangers vous craindront ! » Les ancêtres des peuples montagnards, dans le lointain des temps antiques, ne pouvaient mieux les ceindre de fer.
L’État socialiste, que leur a-t-il proposé ?
1- Staline, Œuvres (en 13 volumes), Moscou, 1949-1955, tome XIII, p. 258.
2- Dans les années Soixante du xixe siècle, les propriétaires et l’administration de la province de Tauride avaient fait des démarches pour obtenir la déportation en Turquie de tous les Tatars de Crimée ; Alexandre II avait refusé. En 1943, le gauleiter de Crimée avait répété la même démarche ; Hitler avait refusé.
3- Bien entendu, même le plus sage des Pilotes ne saurait prévoir tous les détours du sort. En 1929, on avait expulsé de Crimée un certain nombre de Tatars : les princes et les personnes haut placées. Une opération menée plus doucement que pour les nobles russes : ils n’avaient pas été arrêtés, mais étaient partis d’eux-mêmes pour l’Asie centrale. Ils avaient trouvé là une population musulmane proche d’eux et peu à peu s’étaient enracinés, avaient prospéré. Et voilà que quinze ans plus tard, tous les Tatars de la couche laborieuse, raclés jusqu’au dernier, furent débarqués au même endroit ! On se retrouva entre vieilles connaissances. Seulement, les travailleurs étaient des traîtres et des exilés ; tandis que les anciens princes occupaient des postes solides dans l’appareil soviétique et, pour beaucoup d’entre eux, dans le parti.
4- Ces militaires, que comprenaient-ils à ce qu’ils faisaient ? Maria Soumberg fut embarquée par un soldat sibérien originaire de la vallée du Tchoulym. Démobilisé peu après, il rentra dans son pays où il la retrouva ; grand sourire joyeux et chaud : « Ma petite dame ! Vous ne me remettez pas ?… »