CHAPITRE XVIII
Marc avançait d'un pas moins vif qu'à l'ordinaire sur un chemin poussiéreux qui traversait une interminable prairie. Une forêt apparaissait à
l'horizon mais elle était encore bien lointaine. Le matin, à l'aube, les Terriens avaient quitté le village. Il y régnait une épouvantable odeur de putréfaction. Si le monstre grossissait vite, il pourrissait avec la même célérité. Marc avait alors conseillé d'entourer le cadavre de fagots de bois pour le brûler avant que ne se déclenche une épidémie. Pendant que les villageois dressaient un gigantesque bûcher, le chef avait fait ses adieux à
Marc, renouvelant ses remerciements.
- Quand vous serez à la cour du roi pour
conter votre exploit, dites que nous sommes tous prêts à témoigner de votre valeur. Assurez également le souverain que nous restons ses fidèles serviteurs et que nous lui obéirons en tout ce qu'il ordonnera.
Marc s'essuya le front en soupirant. Le gros soleil rouge chauffait l'atmosphère et tapait rudement sur son crâne. Ray ironisa alors:
- Voilà le résultat de ta nuit de débauche. Cette petite a semblé fort te plaire.
- Tu n'as été ni un modèle de vertu ni de discrétion, protesta Marc. Ceci est en partie de ta faute. Chaque fois que j'espérais m'endormir, les gémissements énamourés de ta compagne redonnaient des idées à la mienne. Alors, elle ranimait mes forces défaillantes jusqu'à ce que le jeu recommence.
- Je reconnais que tu te débrouilles honorablement. Toutefois, certains détails laissent encore à
désirer. Si tu le souhaites, je pourrais te donner quelques conseils.
Marc hoqueta d'indignation. L'élève dépassait le maître !
- L'orgueil est un défaut humain que tu n'as nul besoin d'acquérir, bougonna-t-il.
- Je ne fais que constater une réalité mais abandonnons ce sujet. Avale une tablette nutritive pour te donner un peu d'énergie.
Deux heures plus tard, ils atteignirent enfin la forêt. Marc s'assit à l'ombre bienfaisante d'un gros chêne,
- Trouve un endroit pour faire atterrir le module.
- Il existe une clairière cinq cents mètres devant nous mais ne devrions-nous pas attendre la nuit?
- Maintenant que l'affaire est pratiquement terminée, je n'ai aucune envie de m'attarder sur Wreck.
- Laisse-moi au moins le temps de faire un tour d'inspection pour m'assurer qu'il n'y a pas de regards indiscrets dans les parages.
- Entendu ! Pendant ce temps, je m'offrirai une petite sieste.
Il sembla à Marc qu'il venait à peine de
s'endormir quand Ray l'appela.
-Le module sera ici dans quarante secondes. Tu peux venir.
Quand Marc arriva dans la minuscule clairière, Ray était déjà installé aux commandes. Il se hissa dans la carlingue en soupirant:
- En route, direction le château de Boris. Trouve une forêt pas trop éloignée pour nous faire atterrir, je n'ai aucune envie de m'offrir un nouveau marathon.
*
* *
Ce fut avec soulagement que Marc vit devant lui les murailles de la ville. En dépit du zèle de Ray, la forêt la plus proche était à une bonne dizaine de kilomètres qu'il avait fallu franchir à
pied.
Comme il l'avait noté à son premier séjour, il régnait une prospère activité. La ville éclatait dans ses murailles et nombre de commerces s'étaient installés en dehors des murs.
- Te reste-t-il de la monnaie locale? demanda Marc.
- Oui car je n'ai rien dépensé. Nos amis ont réglé tous les frais.
Désignant un enclos où plusieurs kestis étaient à l'attache, Marc dit:
- Achète deux montures. Ainsi équipés, notre retour au château attirera moins l'attention. La négociation dura une bonne heure, le marchand, un type au visage rubicond, demandant une somme qui dépassait les possibilités financières des Terriens. Quand il vit que ses clients allaient repartir sans rien lui acheter, il devint plus raisonnable et la transaction put s'effectuer. Juchés sur leurs montures, Marc et Ray franchirent sans problème la porte de la ville gardée par une sentinelle nonchalante. Ils remontèrent la rue principale toujours aussi animée.
- Espérons qu'après la disparition de Boris, ces gens retrouveront un seigneur qui leur assurera la même prospérité, soupira Marc.
- Tout homme est mortel et l'histoire nous apprend que le développement d'une cité passe par des alternances de prospérité et de misère. Telle semble être la loi de la nature humaine.
- Merci pour la leçon de philosophie, grinça Marc.
Le pont-levis du château était baissé et ils pénétrèrent sans difficulté dans la cour. Au serviteur accouru, Marc lança:
- Va annoncer au comte que le chevalier Marc de Stone souhaite le voir.
Marc brossa du revers de la main ses effets marqués par la poussière tandis que Ray conduisait les montures à l'écurie. Boris ne tarda pas à
apparaître, suivi de Nala et de la petite lia. A dire vrai, elle était la seule à arborer un visage rayonnant et elle vint s'agenouiller devant son maître qui la releva d'un geste. Nala ne pouvait masquer son regard méfiant tandis que des rides creusaient le front du comte qui prononça machinalement:
- Soyez le bienvenu, chevalier. Acceptez mon hospitalité.
Boris le conduisit dans sa bibliothèque. Impatient de connaître la raison de ce retour imprévu, il ordonna à Nala d'aller préparer des rafraîchissements dans la grande salle.
- Va aider la comtesse, dit Marc à lia qui se tenait tout naturellement derrière lui.
Dès la porte refermée, il s'assit dans un fauteuil sous le regard interrogateur de Boris.
- Je vous apporte de très mauvaises nouvelles.
- Où sont Fisher et Carpenter? demanda
Boris.
- Carpenter est mort et Fisher a été arrêté par la Sécurité Galactique pour haute trahison. Marc résuma son action depuis son départ du château. Plus il parlait et plus le visage du comte se décolorait. Quand le récit fut terminé, Boris souffla:
- J'ai été manipulé comme un gamin. Je
croyais que Carpenter cherchait seulement à
assouvir ses pulsions sexuelles et Fisher à se distraire. Je comprends maintenant leur désir de longues promenades qui me soulageaient de leur présence. C'est la raison pour laquelle je n'ai pas cherché d'autres explications.
- Tout est rentré dans l'ordre et de charmants monstres se sont chargés d'éliminer les Dénébiens. Vous constituez le dernier problème. J'ai reçu l'ordre de la commission de vous ramener sur Terre.
Boris resta un long moment silencieux, les yeux perdus dans le vague. A plusieurs reprises, il serra et ouvrit les poings.
- Vous vous doutez de ma réponse, murmurat-il enfin. Je préfère mourir sur Wreck plutôt que de regagner la Terre.
- Soyez raisonnable, plaida Marc. Vous ne pouvez souhaiter abandonner votre civilisation. Vous savez que j'ai ordre d'utiliser la force si besoin.
- Je devine parfaitement les instructions qui vous ont été données. Je préfère une mort rapide sur Wreck à une lente agonie sur Terre. Vous devrez donc me tuer, capitaine Stone, ou plus exactement demander à votre androïde de le faire car je me doute que ce n'est pas une besogne pour vous.
- Je vous supplie de réfléchir.
- Croyez que je l'ai fait depuis longtemps. Je vous l'avais déjà laissé entendre lors de notre première promenade en ville. Il redressa le buste et respira profondément.
- Je ne veux pas compliquer votre tâche.
Accordez-moi quelques heures de sursis. Demain matin, nous sortirons de la ville comme pour une promenade. Dès que nous serons hors de vue, votre androïde pourra agir. Cela vous donnera le temps de regagner votre module avant que mon cadavre soit découvert.
Il se leva pour marquer la fin de l'entretien. Marc tendit lentement la main en un geste apaisant.
- Un instant ! Quelle fougue ! Nous pouvons encore discuter. En venant ici, je savais quelle serait votre réponse. Aussi, pendant les longues marches imposées par Ray, j ' ai beaucoup réfléchi et il m'est venu une curieuse idée...
*
* *
Dans la grande salle, une table avait été dressée pour les quatre convives car Nala n'avait fait aucune invitation. Le dîner s'achevait. Il avait vu la disparition d'un pâté en croûte et d'une énorme volaille dodue. Agenouillée à la droite de Marc, lia avait participé au festin grâce aux morceaux généreusement distribués par son maître sous le regard ironique de Boris.
Nala ne pouvait se départir de son air bougon. Son instinct de femme et de primitive lui faisait considérer Marc comme un danger.
- Les barons ne se sont pas joints à vous ?
- Ils sont partis très loin et je doute qu'ils reviennent avant fort longtemps.
- Qu'ils aillent au diable et que l'enfer les engloutisse, maugréa-t-elle.
Rassurée par cette nouvelle, elle esquissa un sourire.
- Assisterez-vous à mon mariage avec le
comte? Il doit se dérouler la semaine prochaine.
- Ce serait un grand honneur pour moi mais, malheureusement, je dois repartir demain. Je n'ai fait étape ici que pour saluer le comte.
- Nous vous regretterons, chevalier.
Le ton faisait douter de la sincérité de l'affir-mation. Après une dernière rasade de kwen, Nala se leva en souhaitant un bon repos à son hôte. Marc retrouva la même chambre qu'à son premier séjour. lia se précipita sur lui pour le dévêtir puis elle l'aida à s'allonger sur le lit. Après un instant d'hésitation, elle laissa tomber sa robe. A la lueur de la chandelle, elle apparut, souple et élancée. Elle fit deux pas gracieux et vint rejoindre Marc qui dissimula un soupir. Après sa nuit houleuse, il aurait souhaité pouvoir se reposer. Il était une victime du devoir! lia se lovait déjà tout contre lui. Au contact du jeune corps, il sentait ses forces renaître. A peine perçut-il la pensée ironique de Ray.
-Demain, ne te plains pas si tu es fatigué. Plus tard, beaucoup plus tard, alors qu'il allait s'endormir, lia murmura à son oreille d'une voix hésitante:
- Puis-je te poser une question, maître ?
- Dis toujours.
- Je ne comprends pas. Depuis que le roi m'a donnée à toi, je n'ai pas été une seule fois fouettée, ni par toi ni même par ceux du château comme si tu me protégeais.
- Le comte frappe-t-il sa femme?
- Jamais et Nala punit seulement les filles qui ont fait de grosses bêtises.
- J'espère que tu ne vas pas t'en plaindre.
- Naturellement non mais notre chef assurait que c'était indispensable à notre éducation.
- Cela ne lui a guère réussi.
- J'ai entendu que tu repartais demain.
Emmène-moi !
- C'est malheureusement impossible mais si tu le souhaites, je peux te permettre de regagner ta tribu.
lia hésita un instant avant de murmurer:
- Je préférerais attendre ici ton retour. Ma famille n'aura de cesse de me donner comme troisième ou quatrième épouse à un vieil homme et les punitions recommenceront.
- Dans ce cas, je demanderai au comte de te prendre sous sa protection.
- J'aimerais que tu reviennes vite.
- Ce n'est guère probable. Si tu en as l'occasion, trouve un garçon gentil qui saura te protéger, t'aimer et te faire de beaux enfants. N'hésite pas, même si tu dois te faire un peu égratigner la peau par quelques coups de cravache les jours où
il sera en colère.
lia se colla contre lui et il sentit une larme couler sur sa joue. Elle l'étreignit avec force.
- Je t'en prie, encore une fois. Tu es l'homme le plus merveilleux du monde. Je ne t'oublierai jamais.
Comment résister à une telle demande? Il eût fallu être un saint et Marc n'était pas de cette race ! Il se coula sur sa compagne en l'embrassant fougueusement.