CHAPITRE XII
Le petit groupe des Terriens chevauchait
depuis le début de la matinée. Avant leur départ, ils avaient absorbé une belle collation que Nala avait fait préparer à leur intention. Dans la cour, des palefreniers avaient sellé quatre montures fournies par le comte. A l'instant de se jucher en selle, Marc avait donné l'accolade à Boris et murmuré à son oreille:
- N'éprouvez-vous pas de regrets?
- Aucun! Je vous l'ai dit et répété.
- Les voyages sont pleins d'aléas et il se pourrait que nous ne revenions jamais. Avec un imperceptible geste du menton désignant le colonel et Carpenter, le comte répondit:
- Ce serait mon plus cher désir. Vous me jugerez certainement ingrat mais je les ai assez vus. Qu'ils regagnent la Terre et me laissent en paix ici ! Adieu, capitaine Stone et oubliez-moi. Les montures, menées au petit galop depuis le départ, commençaient à souffler fortement. Le chemin de terre battue sinuait entre des prairies où paissaient quelques bêtes ressemblant à des moutons. Avisant un bouquet d'arbres, Marc décida de faire une halte pour laisser reposer les kestis.
Tandis que Ray bouchonnait les animaux, le colonel s'assit au pied d'un arbre avec un soupir.
- Pourquoi n'appelez-vous pas maintenant
votre module? grogna Carpenter.
- Nous sommes encore trop près du château. Avant ce soir, demain au plus tard, guidés par leur instinct, les kestis auront regagné leur écurie. Cela poserait à Boris de gros problèmes car chacun pensera que nous avons eu un accident et il sera contraint de monter une expédition pour nous chercher.
- La belle affaire ! Il ne nous trouvera pas.
- Mieux vaut lui laisser un peu de temps avant qu'on ne constate notre disparition. De plus, vous semblez oublier que le règlement du S. S. P. P. stipule que les embarquements ne doivent se faire que de nuit pour ne pas risquer d'être vus par un indigène.
- Au diable vos consignes ! Vous n'êtes pas en mission.
- Ce n'est pas une raison pour commettre des infractions supplémentaires. Ayez un peu de patience !
Marc s'installa un peu à distance. Le soleil était chaud et il sentit une douce somnolence l'envahir. Ray émit alors psychiquement:
-Voilà le résultat d'une nuit de débauche. J'ai vu ce matin la pauvre lia. Elle avait une mine chiffonnée.
-C'est une élève assez douée et il m'a fallu lui faire découvrir des sensations qu 'on ne lui avait jamais données. J'espère que tu n 'enregistres pas cette conversation.
-Je ne suis pas fou à ce point. Tu auras assez d'ennuis avec les autorités sans que je ne rajoute des détails scabreux. Hier soir, pendant que tu te roulais dans le stupre, j'ai à nouveau perçu une onde radioélectrique mais sans pouvoir l'enregis- trer ni savoir le lieu d'émission.
-Encore une particularité de cette planète. Je crains qu'elle nous réserve des surprises. Pour l'instant, je vais m'offrir une petite sieste. Réveille-moi quand les montures seront reposées. Une heure plus tard, Ray secoua doucement l'épaule de son ami.
- Nous pouvons repartir.
Ils chevauchèrent encore une grande partie de l'après-midi. Marc faisait semblant d'ignorer les regards de plus en plus furibonds de Carpenter. Enfin, le groupe s'engagea dans une forêt dispensant une ombre bienfaisante. Ils atteignirent une belle clairière entourée de grands chênes.
- Dès la tombée de la nuit, nous appellerons le module, dit Marc. Vous retrouverez les bienfaits de la civilisation et un passage dans un bain relaxant effacera vos courbatures.
Une heure s'écoula dans un silence pesant, seulement troublé par les soupirs de plus en plus profonds de Carpenter. Enfin, le soleil disparut derrière les arbres.
- Maintenant, Ray peut appeler le module, décida Marc.
L'attente ne dura guère. La nuit venait juste de tomber quand l'engin se posa en douceur sur le sol.
- Comment a-t-il pu arriver aussi vite ?
s'étonna Fisher.
- Ray est doué pour le calcul, ironisa Marc. Il a fait sortir le module pour qu'il atterrisse exactement au coucher du soleil. Les Terriens embarquèrent rapidement et, les portes refermées, l'engin s'arracha du sol. Après un vol paisible à une vitesse largement supersonique, l'appareil ralentit. Piloté avec précision, il approcha du Mercure à vitesse réduite. Un panneau de soute s'ouvrit automatiquement. Enfin, le module s'immobilisa sur son berceau. Marc descendit, suivi de ses compagnons.
- Qui souhaite utiliser le premier le bloc sanitaire? lança-t-il gaiement. Soudain, le canon froid d'une arme s'appliqua sur sa nuque.
- Ne faites pas un geste, capitaine, ou je me verrai contraint de vous griller la cervelle, dit Fisher d'une voix sèche. Marc s'immobilisa mais ne put s'empêcher de crier:
- Vous êtes fou, colonel. Que signifie cette plaisanterie de très mauvais goût?
- Je prends possession de votre yacht. Ordonnez à votre androïde de rester sage sinon je vous tue immédiatement. Alex va l'inactiver.
Après une brève hésitation, Marc marmonna:
- Tu as entendu, Ray, obéis-leur.
Carpenter approcha du robot et, d'un geste vif, déchira la tunique pour dénuder la poitrine.
- La trappe de commande du générateur se
trouve sous le sein gauche, dit Fisher.
- Exact ! Elle s'ouvre sans difficulté.
L'homme bascula un minuscule interrupteur. Privé d'énergie, l'androïde s'immobilisa aussitôt.
- Maintenant, modifie son conditionnement pour qu'il nous obéisse mais arrange-toi pour qu'il soit encore capable de piloter l'astronef. Cela nous soulagera pour le voyage de retour. Cela ne devrait pas t'être trop difficile puisque tu épluchais et reprogrammais les cristaux mémoriels de tous les robots du service. Pendant ce temps, j'emmène notre ami dans le poste de pilotage. Ils quittèrent la soute en empruntant l'ascenseur. Pas un instant, le colonel ne relâcha son attention. L'arme était toujours appuyée sur la nuque de Marc et son doigt était crispé sur la détente. Quand les portes s'ouvrirent, il poussa Marc en avant en ordonnant:
- Asseyez-vous sur le siège du copilote et bouclez fermement vos sangles magnétiques. Marc obéit docilement tandis que le colonel vérifiait soigneusement les attaches. Rassuré, ce dernier s'installa dans le fauteuil du pilote avec un sourire satisfait. Toutefois, il gardait toujours à
la main son pisto-laser.
- Pourrais-je savoir à quel jeu vous jouez ? dit Marc.
- A un jeu qui va me faire gagner beaucoup d'argent.
- Pourquoi m'avoir embarqué dans cette histoire ?
- Tout simplement parce que j'avais besoin de votre astronef. A l'école, je vous avais bien jugé. Rêveur, cabochard et surtout naïf. Naïf de croire à
l'amitié, à la camaraderie, à l'esprit de corps. En vous présentant l'affaire comme un sauvetage d'amis perdus sur une planète primitive, je savais que vous ne pourriez refuser votre aide.
- Pourquoi ne pas m'avoir éliminé durant le voyage ?
- J'avais besoin de vous présenter à Boris pour qu'il ne se doute de rien et j'ignorais quelles seraient les réactions de votre robot s'il assistait à
votre exécution.
- Boris ne fait donc pas partie de votre
combine ?
- Non, lui est réellement mordu pour cette planète de sauvages.
- Un bon point pour lui ! Je ne crois pas me tromper en disant que c'est à votre initiative que le petit malfaiteur a tenté de me tuer avec le prince.
- Je reconnais que vous avez eu de la chance. Si l'assassin avait mené à bien sa besogne, votre androïde n'aurait eu aucun soupçon et aurait été
contraint de nous obéir sans que nous ayons besoin de modifier son conditionnement.
- Je crois au contraire que vous auriez eu de gros problèmes, ironisa Marc. Ray est d'un naturel très soupçonneux et surtout très rancunier. Vous auriez déclenché un joli massacre.
Un sourire méprisant se peignit sur les lèvres de Fisher.
- Un androïde ne peut agir sans ordres donnés par son maître. Vous disparu, c'est moi qui l'aurais commandé.
- Pourquoi vouloir aussi la mort du prince ?
- Je connaissais l'affection que son père lui porte. Désespéré par la disparition brutale de son fils, il aurait sans aucun doute renoncé à son expédition contre les Zikans.
- Il est évident que vous ne teniez pas à voir l'armée royale arriver au pied des monts du soleil. C'est probablement là-bas que se trouvent vos amis.
Le colonel réprima un petit sursaut et son regard se fixa sur Marc.
- Que savez-vous?
- Bien peu de chose. Toutefois, vous et Alex êtes de bien piètres comédiens. En vous voyant agir, il était difficile de penser que vous étiez des amoureux des planètes primitives. Cela m'a amené à me poser des questions, d'autant que Ray avait par deux fois perçu une onde radioélectrique. Que comptent-ils trouver ? Drogue, pierres précieuses ?
- Du narum, répondit Fisher dont le visage se détendait.
Il savait que Marc ne les avait pas quittés, donc il ne pouvait avoir eu accès à un transmetteur hyper-spatial pour avertir les autorités. Il émit un rire grinçant en disant:
- Avant de mourir, je crois que vous avez mérité de connaître la vérité. Ainsi, vous aurez la satisfaction de savoir de quelle manière vous aurez contribué à ma fortune. Tout a commencé...
*
* *
Dans la soute, Carpenter observait l'androïde parfaitement immobile. Il scruta, à l'intérieur de la petite cavité renfermant l'interrupteur, le numéro de fabrication et celui de la série. L'examen se révéla malaisé car les chiffres étaient effacés par le temps.
— C'est un vieux modèle, grogna-t-il, je
comprends que le S. S. P. P. l'ait mis à la réforme. Cependant, il nous sera encore utile. Le système d'ouverture de la plaque thoracique doit se trouver ici. Effectivement, il ne tarda pas à repérer une minuscule saillie à la base du sternum, astucieusement dissimulée sous un gros grain de beauté. Il savait qu'en le pressant deux fois, toute la partie antérieure du torse basculerait, donnant accès aux cristaux mémoriels et aux circuits imprimés. Un bref juron jaillit de sa gorge. Bien qu'ayant répété la manœuvre à plusieurs reprises, il n'obtenait aucun résultat.
- Ou le mécanisme est déréglé ou un système de verrouillage a été introduit, murmura-t-il. Cela va me faire perdre un temps fou. Je suis obligé de découper le revêtement au chalumeau puis il me faudra pratiquer une réparation du faux épiderme. Rageur, il passa dans la soute voisine qui avait été transformée en atelier. C'est là que l'androïde bricolait le matériel indispensable aux missions. Avec satisfaction, Carpenter trouva dans une armoire métallique de nombreuses pièces détachées destinées à la réparation d'un robot.
- Stone était un homme de précaution, ricana Alex. Il prévoyait que son tas de ferrailles pouvait tomber en panne. Il y a tout un stock de circuits vierges. La reprogrammation me sera plus facile. Sur le grand établi, il sélectionna une série d'outils et surtout un petit chalumeau à plasma. Il hésita un instant à emporter son matériel dans la soute voisine mais jugea plus pratique de travailler près de l'établi où la lumière, distribuée par plusieurs spots brillants, était meilleure. Dans un coin, il vit un brancard anti-gravité avec une télécommande qu'il saisit. Aussitôt branchée, la civière se souleva. Une minime pression de l'index suffit à la faire avancer.
Dans la première soute, il fit se poser le brancard près de Ray. Non sans peine, en raison de son poids, il allongea l'androïde sur la civière. Le ramener ensuite près de l'établi, fut un jeu d'enfant. Il acheva de dénuder le thorax puis saisit le chalumeau qu'il alluma. Deux minutes furent nécessaires pour que l'engin atteignît la bonne température. Du bec effilé jaillissait une minime lueur mauve. A son contact, l'air surchauffé
paraissait trembler. Carpenter hésita un instant. Il connaissait bien de nombreux types de robot puisqu'il était chargé de leur reprogrammation après les missions des agents du S. S. P. P. Toutefois, il avait un doute. Ce modèle ancien avait dû
être plusieurs fois démonté pour être transformé
en modèle domestique. Qui sait si les ingénieurs n'avaient pas modifié l'emplacement des principaux circuits?
— En passant très au large, j'ai toutes les chances de ne pas léser d'organes essentiels, marmonna-t-il. Au pire, je dispose d'assez de pièces de rechange pour le réparer.
Après avoir une dernière fois vérifié que l'interrupteur était sur la position « hors service », il approcha le chalumeau du torse. Alors l'impossible se produisit! La main droite de l'androïde déconnecté se leva. Un mouvement vif et la paume vint frapper avec une extrême vigueur le visage d'Alex. Sous le choc très violent, il fut rejeté en arrière et alla frapper la cloison à deux mètres de distance. Une voix ironique s'éleva alors:
- Ce n'est pas la première fois qu'on veut me découper comme un vulgaire poulet mais cela m'irrite toujours autant.
Cette phrase, Carpenter ne devait jamais
l'entendre. Sous la forte poussée, sa tête avait heurté la cloison avec une intensité suffisante pour lui faire perdre connaissance. Un malheureux hasard fit que le chalumeau, toujours allumé, tombât sur sa poitrine. Le flux plasmatique grilla la peau, les muscles et perça le cœur. Un flot de sang jaillit aussitôt, bien vite tari tandis que s'élevait une horrible odeur de chair grillée. Ray se leva de son brancard et, calmement, ramassa le chalumeau qu'il éteignit. Il jeta un regard indifférent sur le corps étalé à ses pieds.
- Il ne faut jamais jouer avec le feu, ricana-t-il. Quel gâchis ! Je vais devoir nettoyer la cale avant que l'odeur n'envahisse le circuit de régénération de l'air.