CHAPITRE PREMIER

Marc Stone étouffa un bâillement. Agé de

trente-six ans, il était grand avec des muscles allongés traduisant force et souplesse. Son visage avait des traits accusés et un épiderme buriné par des dizaines de soleils. Confortablement installé

dans un fauteuil relax dont les coussins s'adaptaient automatiquement à la forme de son corps, il jetait un œil distrait sur le téléviseur. Le spectacle tri-di qui se déroulait devant lui ne l'intéressait que médiocrement. Le combat simulé

sur ordinateur d'un scorpion géant d'Arcturus avec une mante religieuse d'Edénia n'arrivait même pas à le faire sourire. Un coup de sonnette l'arracha à sa morosité.

Ray, son androïde et son ami, alla ouvrir. Ray ressemblait à Marc mais en plus massif. Il revint bientôt escortant un homme d'une soixantaine d'années, grand, solidement charpenté, les cheveux blonds, coupés court. Marc se leva, le regard interrogateur.

- J'avoue que je ne m'attendais pas à votre visite, mon colonel.

Le colonel Thomas Fisher avait été son instructeur, quinze ans auparavant, à l'Ecole d'Application du Service de Surveillance des Planètes Primitives. Une dure année de formation qui décidait de l'admission ou non dans le service. Fisher était réputé pour sa sévérité et son sens strict de la discipline. Il avait même été le seul instructeur à

s'opposer à l'intégration de Marc qui n'avait dû

sa réussite d'extrême justesse qu'à ses excellentes notes en escrime, équitation et langues.

- J'ai retrouvé dernièrement votre adresse et il m'a semblé intéressant de rendre visite à un ancien élève.

- Asseyez-vous. Puis-je vous offrir un alcool ?

J'ai un excellent armagnac.

- Volontiers !

Grâce à la dextérité de Ray, il fut rapidement pourvu d'un verre ballon qu'il chauffa dans ses mains. Il regarda en silence la pièce. La fortune personnelle de Marc lui avait permis d'acquérir un somptueux appartement dans le quartier chic de New York.

- J'ai eu tort, murmura-t-il, de m'opposer à

votre admission au S. S. P. P. Apparemment, vous avez fort bien réussi. Un peu trop bien même !

Marc ne releva pas la remarque acide et attendit patiemment une explication. Après avoir trempé les lèvres dans le vénérable alcool, le colonel murmura:

- Depuis cinq ans, j'ai quitté le service. La retraite n'est une perspective agréable que pour ceux qui sont en activité. Très vite, l'ennui vous gagne.

Il poussa un énorme soupir avant d'ajouter:

- Connaissez-vous les capitaines Boris Yatchev et Alex Carpenter?

- De nom seulement. Ils étaient de promotions bien antérieures à la mienne. Je crois me souvenir qu'ils sont également à la retraite.

- C'est exact ! Et comme tous, ils ont été

gagnés par la neurasthénie. Vous connaissez les conditions de vie des agents du Service Action. Des missions lointaines, entrecoupées de permissions qui ne permettent pas de fonder raisonnablement une famille. Seules des idylles éphémères peuvent se nouer avec des entraîneuses de bar qui vous oublient dès que votre bourse est vide. Son regard clair se voila un instant, traduisant sa nostalgie.

- La solde versée en échange de nos services est maigre et rend les économies impossibles. La retraite la diminue encore et permet tout juste de vivre ou plus exactement de survivre sans plus pouvoir voyager.

Fisher afficha une mine gênée. Il vida son verre d'un trait comme pour y puiser le courage de poursuivre.

- Vous vous doutez bien que ma visite n'a rien de fortuit.

Nouveau silence qui se prolongea une longue minute. Il reprit enfin d'une voix étouffée:

- Vous êtes le seul agent du service à posséder une fortune personnelle importante et surtout le seul qui dispose d'un astronef.

Marc resta immobile, attendant la suite non sans une certaine appréhension. Il avait horreur des tapeurs qui, trop souvent, frappaient à sa porte.

- C'est Yatchev qui a eu le premier l'idée de nous associer. En réunissant toutes nos économies, nous avons acheté un petit yacht d'occasion. Le colonel gardait les yeux baissés et un peu de rouge colorait ses pommettes.

- Nous avons décidé de partir pour la planète Wreck. C'était la dernière explorée par Yatchev. Avec la bénédiction du roi local, il s'était taillé un fief qu'il n'a guère eu de peine à récupérer.

- C'est en contradiction formelle avec la loi de non-immixtion, lança Marc.

- Je ne l'ignore pas mais nous nous sommes toujours efforcés de rester discrets. Notre yacht stationnait en orbite haute autour de la planète et nous utilisions un petit module pour gagner Wreck. Grâce à Yatchev qui a le titre de comte, nous avions chacun une baronnie. C'est un bien grand mot pour désigner une ferme entourée de quelques terres. Le plus souvent, nous résidions au château de Yatchev pour y mener la vie simple des primitifs. Vous savez qu'elle n'est pas dénuée de charmes et nous rappelle agréablement notre jeunesse.

Devançant une objection de Marc, il ajouta:

- Sur une planète primitive, les gens vieillissent vite, aussi ne nous était-il pas difficile de ne paraître âgés que d'une quarantaine d'années.

- Je ne pense pas que vous avez quitté votre idyllique planète dans le seul but de me conter votre aventure, dit Marc qui commençait à

s'impatienter.

Les traits du visage du colonel se crispèrent un instant.

- Nous n'avons pas rompu totalement nos

liens avec la civilisation terrienne. Périodiquement, deux d'entre nous reviennent sur Terre, ne serait-ce que pour ne pas attirer l'attention des autorités et continuer à percevoir nos pensions. L'entretien d'un yacht, même petit, nécessite du matériel et de l'argent.

- Si vous me disiez enfin le motif de votre visite.

Un petit sourire étira les lèvres de Fisher.

- Le temps n'a pas de prise sur vous. Vous êtes resté l'aspirant impétueux que vous étiez à

l'école. Il y a trois mois, je suis revenu sur Terre avec Alex Carpenter. J'avais nombre d'affaires à

régler et il est reparti seul, promettant de revenir me prendre un mois plus tard. Je l'ai attendu en vain. J'ai alors tenté de contacter nos amis mais sans succès.

- Ils ont un émetteur hyperspatial ?

- Non et c'est tout le problème. L'appareil est trop volumineux pour être discret. Sur Wreck, ils n'ont qu'un communicateur simple qui les met en contact avec le vaisseau. C'est à partir de lui que les communications vers la Terre sont retransmises. Depuis trois semaines, je n'ai plus de contact avec eux ni même avec le vaisseau.

- Et vous en déduisez?

- Soit Carpenter a eu un accident sur le trajet du retour, soit il a regagné Wreck en laissant son yacht en orbite. Là, un incident est survenu. Par exemple, une rencontre avec un météorite. Le phénomène est rare mais non exceptionnel, d'autant qu'un petit yacht ne possède pas de champ protecteur comme les avisos du service. Vous comprendrez qu'il me soit impossible de rester dans l'expectative. L'idée que deux amis sont bloqués à jamais sur cette planète m'est insupportable. Mes moyens financiers ne me permettent pas d'acheter un autre astronef. De même, je ne peux en louer un car les compagnies de location exigent un plan de vol détaillé et le moindre retard les met en transes tant elles ont peur de perdre leur engin. Enfin, il m'est difficile d'avertir la Sécurité Galactique ou le général Khov du S. S. P. P.

Il darda son regard bleu sur Marc.

- Voilà pourquoi j'ai besoin de vous pour me rendre sur Wreck avec votre astronef. Là-bas, vous pourrez constater que nous respectons la loi de non-immixtion et, s'ils le souhaitent, nous rapatrierons nos amis.

Marc resta silencieux. Cette aventure ne lui plaisait pas. Il allait enfreindre bon nombre de règles du service, ce qui risquait de compromettre à jamais sa carrière. D'autre part, l'idée d'abandonner des collègues sur une planète primitive était difficilement envisageable.

- Même si j'acceptais, je ne dispose pas des renseignements sur Wreck et ses habitants.

- J'ai un double des documents du S. S. P. P. Ainsi, pendant le voyage, vous pourrez vous familiariser avec la langue et les moeurs indigènes. Du menton, il désigna Ray qui s'affairait dans la pièce voisine.

- Votre androïde domestique ressemble à ceux du service.

- C'en était un autrefois. Au cours d'une de mes missions, il a été très gravement endommagé

et Khov avait décidé de le réformer. Il a alors été

racheté par une amie qui l'a fait réparer avant de me l'offrir.

- A-t-il toujours son désintégrateur?

- Vous devez savoir que les gros cerveaux qui nous gouvernent ont interdit son usage sur les planètes primitives depuis un accident survenu il y a plusieurs années. Un agent menacé avait demandé

à son androïde d'agir en force causant la mort d'un souverain local. La commission a estimé que cette disparition risquait de bouleverser l'évolution naturelle des autochtones. D'où l'interdiction décidée. A mon sens, c'est fort regrettable car, dans certaines forêts, il existe encore des monstres qui ne se laissent pas attendrir par une caresse sur le museau. Ils considèrent les humains comme de simples casse-croûte.

- Je me souviens de l'incident. Comme vous, j'ai déploré cette décision hâtive. Et son laser digital ?

- Cet instrument n'a pas d'utilité dans les tâches ménagères, sourit Marc.

Ray se manifesta psychiquement avec un zeste d'acrimonie.

-Tu me ravales au rang de casserole domes- tique.

-Il est inutile de dévoiler nos petits secrets pour que le premier venu sache que je me pro- mène avec une machine de guerre.

L'échange n'avait demandé qu'une seconde et Fisher ne put le remarquer.

- Puis-je compter sur votre aide pour sauver nos malheureux camarades?

- Présenté ainsi, il m'est difficile de refuser.

- Je n'ai jamais douté de votre acceptation. Quand pouvons-nous partir?

Après un instant de réflexion, Marc répondit:

- Demain matin, dès que Ray se sera assuré du ravitaillement de mon astronef. Retrouvons-nous à l'astroport. Mon vaisseau s'appelle le Mercure et stationne sur l'emplacement réservé aux yachts privés.

Fisher se leva et tendit la main.

- Encore merci, capitaine. Vous soulagez ma conscience d'un grand poids.

Resté seul, Marc médita un long moment. Ray intervint d'un ton bougon.

- Je n'aime pas cette histoire. Ton colonel est à la retraite et ne risque qu'une admonestation pour être retourné sur une planète primitive, alors que toi, tu joues ton avenir pour venir en aide à

deux types que tu ne connais même pas ! Je m'inquiète pour toi.

Cette manifestation de sentimentalisme ne frappa pas Marc. Les savants ingénieurs cybernéticiens affirment que les robots sont des mécaniques sans âme. Ils ne réagissent qu'en fonction des programmes qui leur ont été donnés et ne peuvent les modifier. Marc savait que c'était faux. Au fil des missions, s'était créée entre l'homme et la machine une infinité de liens subtils. Etait-ce dû au fait que Ray était doté d'un amplificateur psychique émetteur et récepteur ? Le modèle avait été rapidement abandonné car trop rares étaient les humains capables de les utiliser. Déjà doué

naturellement, Marc avait vu ses capacités psychiques centuplées par une merveilleuse entité

végétale rencontrée au cours d'une mission. Cette créature qui étalait ses fleurs sur une lointaine planète lui avait apporté ce don en remerciement de son aide. Ainsi, il pouvait converser avec Ray sur de très longues distances.

- Hélas ! Je ne peux refuser de leur venir en aide. Entre astronautes, il existe une solidarité de corps qu'il faut respecter.

Un instant plus tard, avec un léger sourire, il ajouta:

— Toutefois, il ne m'est pas interdit de prendre une assurance sur l'avenir.

Il s'installa devant le vidéo-phone et composa un numéro. Rapidement, il eut son interlocuteur en ligne.