CHAPITRE II
Marc attendait depuis dix minutes le colonel Fisher au bas de l'échelle du Mercure. Sur la longue piste de plasto-titane, des dizaines d'astronefs pointaient leur nez vers le ciel, en attente d'un prochain départ. Cinq cents mètres plus loin se profilait la tour de contrôle, imposante construction de plus de cent étages. L'atmosphère était chaude et lourde, mélange de carburant brûlé
des propulseurs annexes et d'huile surchauffée, et ce en dépit des assainisseurs d'air qui travaillaient en permanence. Enfin, un trans, véhicule qui se déplaçait par anti-gravité, s'immobilisa à peu de distance. Fisher en descendit, portant un sac de voyage.
- Je suis désolé de ce retard, mais mon chauffeur a perdu du temps pour chercher votre appareil parmi les petits yachts de plaisance. Je n'imaginais pas que vous possédiez un astronef de cette taille. Il ressemble à un aviso du S. S. P. P.
- C'est une réplique presque parfaite. Il m'a été offert par une amie qui désirait que je lui rende un petit service.
- Vous avez l'art de cultiver les relations utiles, grinça le colonel.
- Je suis d'un naturel très complaisant. Venez, je vais vous montrer votre cabine.
Un peu plus tard, ils se retrouvèrent dans le poste de pilotage. Ray était déjà installé aux commandes.
- Vous laissez votre androïde piloter?
s'inquiéta Fisher.
- N'ayez crainte, je lui ai offert un programme du dernier modèle.
-Décidément, il me prend pour le dernier des demeurés, ricana Ray.
-Pas de zèle, contente-toi de jouer ton rôle. Accentuant le timbre métallique de sa voix, l'androïde annonça:
- Décollage prévu dans dix minutes, veuillez vous allonger et vérifier la bonne fixation des ceintures magnétiques.
Les propulseurs se mirent à ronronner doucement. Un bruit chaud, familier aux oreilles des astronautes. L'écran de la vidéo-radio s'éclaira, révélant le visage de l'opérateur du centre de contrôle.
- Astronef Mercure, êtes-vous parés ?
- Nous attendons vos instructions.
- Destination?
Fisher souffla aussitôt:
- Vénusia.
Une petite lueur égrillarde s'alluma dans les yeux de l'opérateur. Vénusia était une planète de découverte relativement récente qui jouissait d'un climat idyllique. Malheureusement, l'absence totale de sources d'énergie et la rareté des principales matières premières l'avaient fait abandonner comme terre de colonisation. Elle avait été alors acquise par un consortium international qui y avait installé un centre de loisirs pour personnes très fortunées. A dire vrai, au fil des ans, le centre était devenu un gigantesque casino et un somptueux bordel. Aussi, pour protéger l'anonymat de sa clientèle, l'astroport local gardait secret tous les mouvements des astronefs.
- C'est le meilleur camouflage, murmura le colonel à l'oreille de Marc. Ainsi personne ne pourra vérifier que nous sommes en promenade à
une autre extrémité de la Galaxie.
- Attention, décollage dans cinq secondes, annonça l'opérateur. Bon voyage. Trois... Deux... Un...
A l'instant précis, l'astronef s'élança vers le ciel dans le sifflement aigu de ses propulseurs poussés à leur régime maximum. Sur l'écran de visibilité extérieure, la terre n'était plus qu'un ballon bleuté qui rétrécissait rapidement. Le colonel se redressa lentement en murmurant:
- Vos systèmes anti-gravité sont très performants. J'ai rarement participé à un décollage aussi agréable.
- Que voulez-vous, j ' a i m e mon confort lorsque je voyage. Donnez à Ray les coordonnées de Wreck pour qu'il puisse les rentrer dans l'ordinateur de direction. Fisher énuméra rapidement une série de
chiffres après avoir consulté une fiche.
- Coordonnées enregistrées. Préparez-vous à
la plongée dans le sub-espace.
Les deux hommes s'allongèrent les yeux miclos, attendant le malaise familier. Une sensation de vertige puis de plongée dans un gouffre. Enfin, cette impression de non-être, de mélange de toutes les pensées, même les plus intimes, se fondant dans une spirale infernale avant d'entrer dans un néant bienfaisant.
Quand il reprit conscience, Marc constata avec un pincement de satisfaction que Fisher était encore inanimé. Il se leva pour aller absorber un verre de soluté tonifiant. Un peu plus tard, un grognement traduisit le réveil du colonel.
- C'est le privilège de la jeunesse de récupérer aussi vite, dit-il en acceptant le verre que Marc lui tendait.
Quand il se fut relevé, il ajouta:
- Nous allons avoir quatre jours de tranquillité. C'est la durée normale du voyage jusqu'à Wreck. J'espère que vous avez une belle collection de cassettes tri-di pour passer agréablement le temps.
- Un peu plus de deux jours seront seulement nécessaires. Le Mercure est plus rapide qu'un yacht civil car il est équipé des nouveaux propulseurs de la Cosmos Jet Corporation. Un petit sifflement échappa au colonel.
- Une onéreuse fantaisie.
- Pendant une permission, j'ai effectué une série d'essais pour cette société qui m'a ainsi rémunéré en nature. Maintenant, il est l'heure pour moi de subir les leçons de l'inducteur psy-chique si je ne veux pas passer pour un demeuré
sur votre planète.
Sortant de sa poche plusieurs cristaux mémoriels d'ordinateur, Fisher demanda:
- Voulez-vous que je les installe ?
- Ray va s'en charger car il doit également en prendre connaissance. Pendant ce temps, installez-vous dans la cabine salon. Je vous recommande mon vieux whisky. Il est certainement meilleur que mes films tri-di. Je n'ai aucun goût pour les films intellectuels à thème. Je me contente des comédies légères.
Dans la cabine réservée à l'inducteur psychique, Ray introduisit les cristaux mémoriels dans l'ordinateur avant d'appliquer plusieurs électrodes sur sa poitrine en des emplacements déterminés. Trente secondes plus tard, il hocha la tête.
- Les données semblent correctes. Tu n'auras pas de peine à les intégrer. Allonge-toi. Avec douceur, il appliqua sur le crâne de son ami une fine résille métallique, vérifia soigneusement les connexions avant de basculer un interrupteur.
- Détends-toi !
- Merci, tu es une mère pour moi, ricana Marc, mais tu oublies que je fais cet exercice plusieurs fois par an depuis quinze ans.
- Cela ne le rend pas plus agréable pour
autant. Je programme également plusieurs heures de sommeil réparateur. Il est inutile que ton passager apprenne que ton esprit absorbe dix fois plus vite que les autres les données psychiques. Il s'empressera d'en informer le général Khov qui se fera un malin plaisir d'écourter tes permissions.
- Je doute qu'il fasse un jour des confidences au général, murmura Marc qui sentait une torpeur l'envahir.
Ray resta plusieurs minutes pour vérifier le bon fonctionnement de l'appareillage. Enfin rassuré, il quitta la cabine et regagna le poste de pilotage.
*
* *
Frais, dispos et délassé par un long séjour au bloc sanitaire, Marc pénétra dans le poste de pilotage. Fisher lui lança un regard interrogateur.
- L'inducteur psychique a-t-il correctement fonctionné, capitaine ?
- Il a fort bien imprégné mes neurones de la langue et des coutumes des autochtones de Wreck.
- Vous ne semblez pas éprouvé par l'épreuve.
- Depuis plusieurs années, j'ai un bon entraînement, sourit Marc. La trajectoire a-t-elle été
correcte ?
- Je dois reconnaître que votre robot a été parfait. De mon temps, ces mécaniques n'étaient pas aussi perfectionnées.
- Ce sont surtout les informaticiens qui ont bien amélioré leurs programmes.
Le colonel approuva d'un hochement de tête.
- Je lui ai également demandé de confectionner des tenues locales. D'ordinaire, mes amis ou moi laissions nos costumes sur le yacht. Appa-remment, cela ne lui a pas posé de problème. Il semble que vous disposiez d'une belle réserve de matière première.
- Vous connaissez notre patron, le général Khov. Il est toujours pressé d'envoyer ses agents en mission. Malheureusement, les crédits ne suivent pas ses désirs et il lui manque souvent un astronef. Aussi, il me demande parfois d'utiliser mon yacht personnel. Pour ne pas me trouver pris au dépourvu, j'ai demandé à Ray de prévoir un minimum de matériel.
- Sage précaution ! Probablement onéreuse, car le service n'est pas réputé pour sa générosité.
- N'en croyez rien ! Benton, le trésorier, me rembourse dans un délai qui n'excède pas deux à
trois ans, répondit Marc dans un grand éclat de rire.
L'arrivée de Ray interrompit la conversation. Il s'installa sur le siège du pilote et vérifia les paramètres du vol sur l'ordinateur central.
- Les données sont parfaites. Nous émergerons du sub-espace dans douze minutes.
Ray prenait un malin plaisir à imiter la voix métallique des robots domestiques.
- Veuillez allonger vos sièges et vérifier les sangles magnétiques. J'entame la procédure d'émergence.
Ses doigts couraient sur le clavier placé devant lui, effleurant nombre de touches. Après avoir consulté une dernière fois les paramètres débités par l'ordinateur pilote, il pressa sur un bouton rouge. Aussitôt, le vertige maintenant familier saisit les Terriens.
Dès le malaise dissipé, Marc se redressa. Sur l'écran de visibilité extérieure s'imprimait un gros soleil rouge. Déjà, des données sortaient à grande vitesse de l'ordinateur. Ray leur jeta un rapide coup d'œil.
- Nous avons bien émergé dans le système de référence ME 29-51-73.
Fisher manifesta son réveil par un discret soupir.
- Je constate que nous sommes arrivés au bon endroit. Votre astronef est une petite merveille. Sans tenir compte de l'interruption, Ray poursuivait:
- Système relativement simple ne comportant que trois planètes. L'une est petite, proche du soleil et la température au sol oscille entre 350 et 500 degrés centigrades. Une autre, la plus périphérique est d'un volume voisin de celui de Jupiter, composée d'hydrogène, d'ammoniaque et de méthane surgelés. Seule la seconde planète est terramorphe. Masse 0, 85 de notre Terre.
- Nous pesons alors moins lourd, dit le colonel, et cela augmente nos prouesses sportives, ce qui n'est pas négligeable sur une planète primitive.
- Atmosphère: azote, oxygène, vapeur d'eau, gaz carbonique, et quelques gaz rares dans des proportions voisines de la nôtre. Toutefois, l'oxygène est un peu plus abondant et les habitants n'ont pas encore découvert les charmes de la pollution. Le Mercure plongeait vers Wreck. Les détecteurs furent centrés sur elle. L'écran de visibilité
extérieure révéla bientôt une sphère de couleur vert pâle. Fisher expliqua alors:
- Des océans recouvrent les huit dixièmes du globe. L'eau est particulièrement riche en algues microscopiques chargées en chlorophylle qui accentuent cette coloration verdâtre. Elles servent de nourriture à de nombreux poissons qui
grouillent dans l'océan. Certains ressemblent à
des saumons. Je vous recommande les filets cuits sous la cendre.
- Je ne l'oublierai pas.
L'image de la planète grossissait rapidement sur l'écran.
- Un continent principal s'étend d'est en ouest sur cinq mille kilomètres, poursuivit Fisher. Les pôles sont recouverts de glace et il existe un grand nombre d'îles plus ou moins vastes, toutes désertes.
A sa demande, Ray focalisa le télescope sur le continent principal.
- C'est à l'extrémité ouest qu'un embryon de civilisation s'est développé, un peu au nord de l'équateur.
Avec un petit rire, il ajouta:
- N'ayez crainte, la température est très agréable et pas trop élevée. La ville principale, bâtie sur l'estuaire de ce grand fleuve se nomme Urka. Elle est entourée de forêts et de quelques champs où alternent cultures et prairies. Le fleuve prend sa source trois cents kilomètres en amont, dans cette chaîne de montagnes qui barre le continent du nord au sud. Au-delà, les différentes expéditions effectuées par le service n'ont pas noté l'existence de créatures humanoïdes. Toutefois, rien n'est certain car la majeure partie du continent est couverte par une forêt dense et une simple reconnaissance aérienne ne peut donner une vue de ce qui se déroule sous les arbres.
- Il est difficile d'envoyer des colonnes à pied. De toute manière, l'existence d'une seule peuplade primitive suffit à faire classer cette planète dans la catégorie protégée par l'Union Terrienne. Le colonel approuva d'un petit mouvement de tête.
- La peuplade qui nous intéresse est arrivée au stade médiéval. Votre spécialité, si je ne me trompe, capitaine.
- C'est exact mais, en quinze ans, j'ai singulièrement élargi mon horizon.
- Ce sera donc pour vous un retour aux
sources. Le territoire autour d'Urka est sous la domination théorique du roi Akin qui siège dans sa capitale où il a fait construire une forteresse. Il désigna un point minuscule à une centaine de kilomètres au nord-est de la ville. Voici le château de Yatchev qui se fait appeler le comte Boriso. Théoriquement, Alex et moi avons chacun un domaine, une dizaine de kilomètres alentour. En pratique, nous vivons le plus souvent au château de Boris où nous avons un appartement.
- Au pied des montagnes vivent des tribus primitives, si j'en crois vos documents.
- Elles sont souvent turbulentes, ce qui
contraint parfois le roi à organiser des expéditions punitives. Espérons que ce ne sera pas le cas pendant notre séjour. Le Mercure poursuivait sa plongée vers Wreck.
- Satellisez-vous sur une orbite géostationnaire en regard de la partie ouest du continent, conseilla Fisher. C'est d'ordinaire là que nous laissions notre yacht.
En douceur, Ray actionna les rétrofusées. La vitesse diminua progressivement pour ne conserver que celle nécessaire à la satellisation. Soudain, deux chocs très atténués furent perceptibles.
- Nous venons d'être heurtés par des objets métalliques. Aucun dommage n'est à déplorer car j'avais enclenché l'écran protecteur à faible intensité.
- Sage précaution, souffla le colonel dont le front s'était emperlé de sueur.
Ray reprit, toujours imperturbable:
- Il existe encore de nombreux débris sur cette trajectoire.
- Change d'orbite, ordonna Marc. Il est inutile de fatiguer le générateur inutilement. Chaque choc consomme de l'énergie.
Une légère poussée des propulseurs modifia la direction permettant de prendre un peu de champ. Maintenant, l'écran de visibilité extérieure révélait de nombreux morceaux de métal de taille variable. Le plus volumineux conservait la forme de l'avant d'une fusée.
- Je crains qu'il ne s'agisse de votre yacht, mon colonel, dit Marc.
- C'est tristement exact. Que lui est-il arrivé?
- Collision avec un météorite, intervint Ray. Certains débris sont riches en silice.
Le visage de Fisher s'éclaira d'un petit sourire.
- Je puis donc espérer que Carpenter a regagné
Wreck. Toutefois, j'ai hâte de m'en assurer. Laissez votre astronef sur cette trajectoire et gagnons la planète avec le module de liaison.
Ray lança un coup d'œil sur Marc qui secoua la tête.
- Je ne pense pas que c'est la bonne solution. Même si la probabilité est très faible, je ne veux pas risquer une collision avec un caillou ambulant. Je n'ai aucune envie de finir mes jours sur Wreck en cas de collision. Personne n'aura l'idée de venir me chercher ici.
- Que proposez-vous ? Vous n'envisagez pas de revenir sur Terre?
- Je crois que la meilleure solution serait de se poser sur une île déserte. Elles sont nombreuses, si j'en crois vos relevés.
Un haut-le-corps secoua le colonel.
- Vous n'y pensez pas ! Ce serait en contradiction formelle avec la loi de non-immixtion !
Un rire grinçant échappa à Marc.
- Ce que nous faisons en ce moment et ce que vous avez fait depuis des années l'est également. Une entorse de plus n'aggravera pas notre cas. Je préfère donc ma solution.
Sans attendre la réponse du colonel, Ray pesa sur les gouvernes de direction. Rapidement, le Mercure atteignit les hautes couches de l'atmosphère. Il effectua plusieurs révolutions pour se freiner en douceur.
- Choisis ton lieu d'atterrissage, les îles ne manquent pas. Evite cependant les volcans. Marc garda les yeux rivés sur le télescope optique.
- Celle-ci devrait convenir. Elle a dix kilomètres de diamètre avec une grande zone plate cinquante mètres au-dessus de l'eau. Il suffit d'espérer qu'il n'y a pas de raz-de-marée trop fréquents.
- Et que le sol supportera le poids d'un astronef, grogna Fisher. Atterrir sans aide technique est fort dangereux.
- Ne vous inquiétez pas, nous avons l'habitude de ce genre de fantaisie.
Avec une infinie douceur, les étais télescopiques prirent contact avec le sol. Sur les caméras arrière, Marc surveillait les patins pour s'assurer qu'ils ne s'enfonceraient pas dans une terre meuble. Ce ne fut pas le cas et une minute plus tard, l'astronef s'immobilisa.
Les Terriens gagnèrent la soute où Ray avait préparé le matériel. En application des consignes du service, Marc et Fisher se déshabillèrent entièrement. L'androïde leur tendit des culottes de drap descendant à mi-mollet, puis ils enfilèrent une chemise de grosse toile sur laquelle ils passèrent un pourpoint de similicuir renforcé de plaques de fer, traduisant leur état de guerrier. Ray offrit au colonel un large ceinturon auquel pendait un poignard et une lourde épée.
- Merci, Ray, dit le colonel, tu as fidèlement reproduit les motifs décoratifs que j'avais demandés. L'androïde tendit une ceinture identique à
Marc avec un rapide clin d'œil. Marc réprima un sourire. Son ami avait dissimulé dans le cuir sa ceinture protectrice. C'était une merveille de la technologie terrienne qui induisait autour du corps qui la portait un champ protecteur. Pour le percer, il fallait une énergie supérieure à celle d'un laser de combat. Toutefois, en raison de l'élasticité du champ, les chocs pouvaient être douloureusement perçus. Ainsi, paradoxalement, les armes les plus primitives, haches ou massues, devenaient les plus dangereuses. Enfin, chaque heurt consommait de l'énergie et le petit générateur atomique dissimulé dans la boucle finissait par s'épuiser.
Tandis que Marc achevait de s'habiller en chaussant des bottes, Ray enfilait les mêmes vêtements. Le trio prit ensuite place dans le module de liaison. C'était un cylindre se déplaçant par anti-gravité et doté de propulseurs auxiliaires quand il fallait gagner un vaisseau en orbite. La moitié supérieure était en plastique transparent donnant une excellente visibilité.
Pendant que Ray s'installait aux commandes, Fisher désigna un point sur une carte.
- C'est mon petit fief. Il convient que je m'y montre de temps à autre. Nous commencerons notre périple par là. D'ordinaire, au retour de voyage, je faisais atterrir mon module dans une clairière au cœur de la forêt. Il n'y a pas âme qui vive alentour. Cela nous obligera seulement à une marche d'une bonne dizaine de kilomètres pour atteindre la maison.
— J'ai l'habitude, ricana Marc, de débuter mes missions par d'interminables marathons. Cela ne me changera guère.
Dès que les Terriens furent installés, le panneau de soute s'ouvrit et le module quitta lentement son berceau. Puis il s'élança dans le ciel en direction du gros soleil rouge dont les rayons ardents éblouirent les passagers. L'engin survolait maintenant un océan d'un vert luminescent. Marc contacta psychiquement son ami.
— Les défenses automatiques du Mercure sont- elles enclenchées ?
— Depuis une minute.
Il reprit à haute voix:
— Le spectacle de cette mer est splendide. Je comprends que vous vous plaisiez sur cette planète. Le module se déplaçait à une vitesse largement supersonique. Aussi, une demi-heure plus tard, la côte apparut à l'horizon.
— Tu peux commencer à ralentir. La forêt qui nous intéresse n'est qu'à deux cents kilomètres de la côte. Avec le soleil dans le dos, nous serons à
contre-jour et même si un indigène lève le nez au ciel, il ne pourra nous voir.
Penché par-dessus l'épaule de Ray, Fisher scrutait le sol où une forêt s'étendait à perte de vue.
— Nous arrivons. Ce petit trou dans la masse de verdure, dix degrés à gauche.
— Aperçu!
Après un dernier virage, le module se posa dans la clairière. A l'instant où le colonel allait ouvrir la portière, la voix de Ray l'immobilisa.
- Vous devez attendre la fin des analyses.
- Je sais que l'atmosphère de Wreck est parfaitement respirable, s'impatienta le colonel.
- Sauf si le hasard nous a fait arriver dans une zone pestilentielle !
Marc se pencha pour murmurer à l'oreille de Fisher:
- Inutile d'insister. Un androïde se doit de respecter le programme qui lui a été donné. Il ne peut agir autrement.
- Je pensais que le vôtre était plus accommodant.
- Vous constatez qu'il n'en est rien.
- Les examens sont terminés, vous pouvez sortir, annonça Ray. A l'extérieur, Marc huma l'air chaud et parfumé de la forêt, sensation toujours agréable après un séjour dans l'air confiné et régénéré d'un astronef. Les plus grands arbres ressemblaient à
des chênes mais il y en avait de nombreux autres de toute forme et de toute taille.
- Dans ces bois primitifs, les espèces d'arbres sont nombreuses. On jurerait qu'elles se livrent un combat sans merci pour dominer les autres.
- Comme les humains mais leur lutte s'étend sur des millénaires, dit Marc.
Un discret claquement traduisit la fermeture de la porte du module. Peu après, il s'éleva dans le ciel pour disparaître rapidement. Il était programmé pour rejoindre le Mercure en pilotage automatique.
- Il est toujours émouvant de voir s'envoler le seul lien avec la civilisation, soupira Marc. Le colonel hocha la tête puis lança:
- En route, si nous voulons arriver à ma
demeure avant la tombée de la nuit. En principe, nous ne rencontrerons pas d'animaux sauvages mais surveillez vos pieds car sous les feuilles mortes peuvent se nicher des serpents qui n'apprécient pas d'être dérangés.
Précédés du colonel, ils progressèrent d'un bon pas car le sous-bois peu dense facilitait la marche. Seuls quelques épineux touffus obligeaient à des détours. Bien que supportable, la chaleur n'était pas négligeable et la sueur coulait sur l'échiné de Marc. Non sans une secrète satisfaction, il nota que Fisher était aussi éprouvé que lui, ce qui ne l'empêchait pas de soutenir un bon pas.
Deux heures furent nécessaires pour enfin émerger de la forêt. Des champs et des prairies apparurent.
- Ma ferme est le grand bâtiment que vous apercevez là-bas. Nous n'avons plus qu'une heure de marche.
Dans les champs se dressaient de hautes tiges vertes qui viraient au brun.
- Que cultivent les paysans ?
- C'est du malk, un hybride de maïs et de blé
de bonne valeur nutritive. Pilé, il fournit de la farine qui est transformée en galettes. Elles constituent la base de leur alimentation.
- Quels sont les animaux que l'on aperçoit dans les prés? Vos documents n'étaient pas explicites sur ce sujet.
- C'est exact ! J'ai pu seulement me procurer un résumé de mission et non l'intégralité des enregistrements. De toute manière, vous n'auriez pas eu le temps de les étudier. Ces bestioles sont des kestis. Ils servent de monture, d'animal de trait et parfois de nourriture.
La demeure de Fisher était une grande bâtisse rectangulaire à deux étages complétée par deux ailes latérales sans étage qui servait d'écuries et de logement pour les paysans. L'ensemble était entouré d'un haut mur qui fermait une cour mal pavée.
L'arrivée des terriens provoqua un beau remueménage. Deux palefreniers coururent vers la maison en poussant de grands cris. Peu après, apparut un solide gaillard brun au front bas et aux joues rouges. Il était suivi d'une femme d'une quarantaine d'années, grande, sèche, à la mine revêche. Elle était vêtue d'une longue robe de toile grise.
- Monseigneur, Monseigneur, nous sommes
honorés de votre visite, dit l'homme en s'inclinant profondément devant le colonel qui remercia d'un simple signe de tête.
Utilisant l'idiome local, Fisher lança:
- Je vous présente Barno, mon fidèle intendant, et Sika, son épouse. Ils pénétrèrent dans une grande salle meublée d'une longue table, de deux bancs latéraux et d'un seul fauteuil à haut dossier, placé en bout de table. Sans hésiter, le colonel s'y installa, faisant signe à
Marc de s'asseoir à sa droite.
- Sika, en attendant que le dîner soit servi, fais-nous porter à boire. La femme s'empressa de filer et on l'entendit hurler une série d'ordres.
- Monseigneur séjournera-t-il longtemps sur son domaine?
- Nous repartons demain. Prévois des montures pour nous trois. Quoi de nouveau depuis mon dernier passage?
- Peu de chose, Monseigneur. La récolte de malk s'annonce belle. Si la moisson tient ses promesses, nous aurons un beau surplus que nous pourrons vendre à la ville. Même une fois les taxes payées, il restera un petit bénéfice. Enfin, notre troupeau de kestis s'est agrandi d'une dizaine de têtes.
- Fort bien, je suis content de toi.
Sika reparut, précédant une servante qui portait un plateau supportant un pichet et trois gobelets d'étain qu'elle emplit d'une main tremblante sous l'œil courroucé de sa maîtresse.
Quand les Terriens furent servis, Fisher leva son godet en disant:
- Buvons à notre arrivée ici. C'est du kwen, boisson obtenue en faisant fermenter du malk. Barno est passé maître dans l'art de sa préparation. Vous n'en trouverez pas de meilleur, même au palais du roi à Urka.
L'homme apprécia le compliment et remercia d'un signe de tête. Effectivement, le liquide était frais, légèrement pétillant et rappelait la bière mais avec un goût plus corsé de grain.
Le repas qui suivit vit la fin d'une grosse volaille, dodue et à la peau luisante de graisse. Les galettes de malk étaient craquantes et fondaient facilement dans la bouche. Pour ne pas attirer l'attention, Ray mangeait comme un humain. Les constructeurs avaient prévu dans l'arrièregorge une cavité où les aliments étaient désintégrés. Même minime, l'énergie était envoyée au générateur.
La nuit était tombée et la salle était éclairée par des torches qui distillaient une chaude odeur de résine. Lorsqu'il ne resta plus que de rares ossements bien rongés, Sika se leva. Elle fit signe à
une jeune servante blonde qui avait un visage aux traits réguliers mais des joues creuses.
- Zina vous montrera votre chambre, Messire. Elle sera à votre service pendant votre séjour. Marc suivit la fille qui avait pris une chandelle. Ils grimpèrent un escalier de bois qui les mena au premier étage. Elle poussa la deuxième porte à
droite dans le couloir, donnant sur une pièce sobrement meublée d'un lit, de deux tabourets de bois et d'une petite table sur laquelle elle posa la chandelle. Voyant Marc rester immobile, elle dit:
- Je dois vous préparer pour la nuit, Messire. Elle le fit asseoir et enleva ses bottes puis s'attaqua à son pourpoint. Prudemment, Marc avait débranché son écran protecteur. Lorsqu'il fut déshabillé, Zina ouvrit le lit. Une paillasse de foin recouverte d'une toile était posée sur des planches. Marc s'allongea et la fille le couvrit d'un édredon de plumes.
- Merci, dit-il.
Elle ne quitta pas la pièce et dégrafa sa robe qui tomba à ses pieds. Un corps élancé avec des seins haut placés émergea des oripeaux. Vivement, elle se glissa sous l'édredon et se colla contre Marc. D'une voix légèrement tremblante, elle murmura:
- le ferai tout ce que vous voudrez mais je vous supplie de ne pas me faire trop mal.
- Tu n'as rien à craindre de moi. Tu peux même repartir sur-le-champ.
Elle s'agrippa convulsivement à Marc.
- Non ! Je vous en prie, ne me renvoyez pas sinon la maîtresse pensera que je vous ai déplu et je serai fouettée. Or, elle a la main lourde.
- Etes-vous souvent frappés ?
- Au moins deux fois par semaine. Elle trouve toujours un motif pour sévir.
- Le baron est-il au courant?
- Je le pense car, pendant ses rares séjours ici, il assiste aux punitions et cela semble l'amuser. Il exige même des corrections prolongées avant de choisir celle qui partagera sa couche.
Pendant le dialogue, Marc avait laissé courir sa main sur la peau douce et satinée, s'attardant sur les seins et le haut des cuisses. Un petit frisson secoua Zina. Ses bras enserrèrent le torse de Marc pour l'attirer sur elle. Une chaleur inhabituelle se répandait dans son corps. Le baron et Barno avaient abusé d'elle mais elle n'en conservait qu'une impression de douleur et ils la rejetaient dès qu'ils avaient trouvé leur plaisir. Ce soir, tout était différent et ce joli chevalier faisait naître en elle des sensations inconnues. Quand il la pénétra, lentement, doucement, elle poussa un discret soupir de satisfaction. Quelques instants plus tard, elle se laissa emporter par un merveilleux tourbillon.