CHAPITRE X

Marc pénétra dans le poste de pilotage du Mercure. Il se sentait reposé et détendu. Ray était installé aux commandes, surveillant les multiples cadrans qui tapissaient plusieurs consoles.

— La trajectoire est-elle correcte ?

Avec I'androïde, il savait qu'il ne pouvait en être autrement mais c'était un rituel de mission qu'il appliquait machinalement même s'il ne voyageait pas pour le S. S. P. P.

— S'il était survenu un incident, je pense que je t'aurais réveillé, ironisa Ray. As-tu bien dormi ?

— Merveilleusement, d'autant que la séance sous l'inducteur psychique a été très brève car je n'avais pas trop oublié la langue parlée sur Hark. Quand émergeronsnous du sub-espace ?

— Dans trente-cinq minutes. Tu as le temps de t'offrir un petit déjeuner correct.

Quand Marc revint un peu plus tard, il prit place sur le siège du copilote.

— Boucle tes ceintures magnétiques, l'émergence est imminente.

Dès le malaise habituel dissipé, Marc se redressa. Sur l'écran de visibilité extérieure apparaissait un soleil lointain.

— J'ai pensé plus prudent d'émerger à la périphérie de ce système, expliqua Ray, car nous ne savons ce qui nous attend près de Hark.

— Vérifions d'abord si nous sommes bien dans le sys-tème de Hark. Je sais que ta programmation est sans défaut mais les fantaisies du sub-espace sont parfois imprévisibles. Les premières données ne tardèrent pas à sortir de l'ordinateur.

— C'est bien le soleil visé, confirma Ray. Sur l'écran de visibilité extérieure, tu ne vas pas tarder à voir Hark. C'est la troisième planète d'un système qui en comprend douze. Ces dernières sont inhabitées car torrides pour celles près du soleil et glaciales pour les plus éloignées. Hark est une planète terramorphe. Masse 0, 85 de celle de la Terre. Atmosphère semblable à celle terrestre, un peu plus riche en oxygène mais plus pauvre en gaz carbonique et sans pollution industrielle. Rotation autour du soleil en 382

jours et sur elle-même en 23 heures et dix minutes. La faible inclinaison de son axe Nord-Sud entraîne des saisons peu marquées. Les océans recouvrent les huit dixièmes de la surface du globe. Un seul grand continent émergé

s'étend de l'est à l'ouest, partagé en son milieu par une haute chaîne de montagnes. Enfin, il existe quelques petites îles désertes.

Après une courte pause, Ray poursuivit:

— Le principal foyer de civilisation s'est développé à

l'extrémité Ouest, le long d'un grand fleuve qui gagne majestueusement l'océan. Le territoire est divisé en un certain nombre de fiefs sous l'autorité d'un souverain qui réside à Sippar, la capitale.

Marc émit un rire bref.

— Je sais que je ne suis pas très intelligent mais j'ai encore en mémoire ces éléments.

— Je voulais m'en assurer, dit l'androïde d'un ton sentencieux. Sur l'écran, la planète d'un joli bleu grossissait rapidement.

— Apparemment, nous sommes le seul astronef dans le coin mais je préfère enclencher le système de défense automatique pour le cas où il existerait un radar de surveillance installé sur la planète. Les satellites tueurs sont maintenant visibles. Ils sont quatre, posés sur une orbite très haute. De fait, les engins apparurent. C'étaient des sphères hérissées de multiples antennes. Le témoin de la vidéo-radio se mit à clignoter. Dès le contact établi, une voix retentit:

— Cette planète est interdite à toute pénétration. Veuillez vous en éloigner.

— C'est le moment d'utiliser le code de neutralisation, dit Marc.

Ray pianota vivement sur une série de touches. La réponse ne tarda pas.

— Code non valable ! Faites demi-tour sinon nous ouvrons le feu dans une minute.

— Inutile d'insister, grogna Ray en pesant sur les gouvernes de direction. Ces engins n'ont aucun sens de l'humour et ils possèdent des lasers très puissants. L'amiral s'est trompé en nous donnant le code.

— Ou des petits malins l'ont changé, ajouta Marc. C'est même l'hypothèse la plus probable.

— Il nous est impossible d'approcher. Si nous tentons de détruire un satellite par un missile, il le détectera et les quatre riposteront en même temps. Ils possèdent une réserve de projectiles largement suffisante pour saturer les écrans protecteurs de plusieurs astronefs.

Marc réfléchissait, la mine tendue.

— Il y a une solution, murmura-t-il. Te souviens-tu de la visite que nous avons rendue à mon amie l'entité végétale ? Sa planète est également interdite d'accès et protégée par des satellites tueurs.

Un gémissement très humain sortit du larynx artificiel de Ray.

— Oh ! Non, tu ne vas pas recommencer une telle folie !

— Pourquoi pas ? Prends du champ et programme une brève plongée dans le sub-espace qui nous fasse émerger juste derrière l'orbite des satellites.

— C'est dément ! Tu risques d'être très secoué. Le malaise de la plongée va se combiner à celui de l'émergence et surtout à une décélération intense car nous n'aurons qu'une très brève distance pour nous freiner.

— J'ai un assez bon entraînement pour le supporter. Cesse de discuter et mets-toi au travail !

Arborant l'air martyrisé d'une pucelle violée par six Dénébiens, Ray se plongea dans une série de calculs. La plus minime erreur risquait de faire disparaître à jamais le Mercure.

Vingt minutes plus tard, il enfonça une dernière touche.

— Si ce délai ne t'a pas fait réfléchir, je suis prêt.

— O. K. ! A la grâce de Dieu.

— J'espère qu'il n'est pas occupé ailleurs, bougonna Ray. Vérifie le bouclage de tes ceintures.

*

* *

En reprenant conscience, Marc ne put retenir un gémissement. Aussitôt, la voix de Ray résonna à son oreille, chargée d'anxiété.

— Comment te sens-tu ?

— Aussi dispos qu'un type qui vient de perdre son match de boxe contre le champion du monde de sa catégorie. Mais si je souffre, c'est que je suis encore vivant. Tes calculs étaient donc exacts.

— A une décimale près ! J'ai dû actionner les rétroréacteurs à pleine puissance, ce qui a augmenté ton stress. Marc se redressa, dissimulant une grimace pour ne pas alarmer Ray. Sur l'écran de visibilité extérieure, un océan défilait à grande vitesse.

— Je reste à basse altitude pour ne pas risquer d'être repéré par un éventuel radar. Où veux-tu que nous nous posions ?

Marc désigna un point sur l'horizon.

— Cette île semble parfaite. Je pense qu'elle est déserte.

— Les détecteurs ne signalent aucune source de chaleur. Piloté d'une main ferme, le Mercure se posa en douceur sur une plate-forme rocheuse surplombant la mer d'une centaine de mètres.

— Espérons que ce bout de terrain est stable et qu'il n'y a pas de risques de phénomènes volcaniques, soupira Ray. Il est temps de nous préparer si nous voulons arriver à

Sippar avant le lever du jour. La ville est à plusieurs milliers de kilomètres.

Ils gagnèrent la soute et Marc se déshabilla entièrement. Une consigne impérative du service. Ne jamais apporter sur une planète primitive des objets personnels.

— Voici les vêtements que j'ai confectionnés pendant ton sommeil. Ce sont les mêmes qu'il y a six ans. J'espère que la mode n'a pas trop évolué, dit Ray.

Il tendit une chemise de lin blanche avec un petit motif de dentelle sur le devant puis une culotte de gros drap brun, assez moulante, s'arrêtant au-dessous des genoux. Marc enfila ensuite une paire de bottes en simili-cuir avec un revers à la partie supérieure. Enfin, il endossa un pourpoint de cuir beige. Pour terminer, Ray le coiffa d'un feutre à

larges bords, agrémenté d'une plume.

— N'oublie pas ta ceinture protectrice, recommanda I'androïde.

Elle avait la forme d'un large ceinturon. La grosse boucle dissimulait le générateur et le curseur de puissance. Ray y avait accroché une solide et longue rapière et une dague. En bouclant sa ceinture, Marc ne pouvait s'empêcher de sourire devant le contraste que faisaient ces deux armes primitives avec un engin aussi sophistiqué qui induisait autour de celui qui le portait un champ protecteur. Pour le percer, il fallait une énergie supérieure à celle du générateur. Pendant ce temps, Ray avait troqué sa combinaison d'astronaute contre une tenue identique à celle de Marc mais plus simple et d'allure usagée. Pour lui l'épée était symbolique car il dissimulait des armes autrement redoutables. De son index droit pouvait jaillir un fin rayon laser et son avant-bras gauche dissimulait un désintégrateur. Les deux amis prirent place dans le module de liaison, capsule ovoïde surmontée d'un dôme transparent. Ray s'installa aux commandes et annonça:

— Prêt pour l'éjection.

La porte extérieure du sas s'ouvrit et le module bondit vers l'extérieur. L'océan était d'un bleu agressif et l'engin le survolait au ras des vagues pour ne pas risquer d'être repéré par un éventuel radar. Marc ne ressentait aucune inquiétude car il connaissait l'adresse de Ray. Il ferma les yeux, songeant aux amis qu'il avait connus à Sippar. Les retrouverait-il ? Comment expliquerait-il une aussi longue absence ?

Le module ne tarda pas à rattraper la nuit car il volait à

une vitesse largement supersonique.

— Comment procédons-nous ? questionna Ray.

— Le plus simple est de nous poser de nuit à proximité

de Sippar, la capitale. Nous verrons à glaner des informations sur la mine de pierres précieuses qui se trouve à deux jours de marche vers le Nord. Ensuite, il sera plus discret de nous y rendre à cheval qu'en module.

Une obscurité profonde entourait maintenant le dôme transparent. Marc savait que son ami pouvait piloter dans le noir grâce à sa vision X et infrarouge.

— Nous n'allons pas tarder à arriver.

Le régime du moteur baissa, entraînant une rapide décélération.

— Cette clairière dans la forêt me paraît parfaite pour une arrivée discrète.

— Pitié, Ray. Je ne suis qu'un malheureux humain qui ne voit rien dans l'obscurité.

— Tout le monde ne peut être parfait, ironisa-t-il. Le module prit doucement contact avec le sol. Ray arrêta le geste machinal de Marc qui allait ouvrir la portière.

— Ce n'est pas une raison parce que nous ne sommes pas en mission officielle pour négliger les règles de sécurité. Attends que les analyses extérieures soient terminées.

— Nous savons que l'atmosphère de Hark convient fort bien à nos organismes.

— Sauf si le hasard nous a fait arriver dans une zone pestilentielle. Profite de l'occasion pour vérifier ta ceinture. Un voyant vert ne tarda pas à s'allumer.

— Parfait ! Pas de changements depuis notre venue. Ils n'ont pas encore découvert les charmes de la pollution atmosphérique.

Marc sauta à terre et respira l'air tiède, humide et parfumé de la forêt. C'était toujours une agréable sensation après un séjour dans l'atmosphère confinée et régénérée d'un astronef.

La porte du module se referma avec un doux chuintement et l'engin s'éleva lentement dans le ciel. Il était programmé pour regagner le Mercure en pilotage automatique. Ray désigna l'horizon où une mince lueur apparaissait.

— Le jour ne tardera pas à se lever. Nous pouvons nous mettre en route.

— Pourquoi faut-il que mes missions commencent toujours par un interminable marathon ? soupira Marc.

— Cesse de gémir, tu sais bien que ce sont les ordres de la commission de non-immixtion. Un agent doit se poser dans un endroit désert pour ne pas risquer d'être surpris par un indigène. Veux-tu une tablette nutritive ?

— Inutile, je n'ai pas encore faim.

Le sous-bois peu dense permit une marche aisée, retardée seulement par d'épais buissons épineux qu'il fallait contourner.

Le soleil était au zénith quand les Terriens atteignirent la porte de la ville. Marc s'épongea le front d'un revers de bras. La longue marche sous les rayons solaires le faisait transpirer d'abondance.

— J'ai hâte de trouver une auberge, soupira-t-il. Deux gardes armés de piques surveillaient la porte monumentale. Ils lancèrent un regard soupçonneux sur les arrivants mais les laissèrent passer car un groupe de paysans sortait à cet instant. Ils avaient bien vendu leur récolte et certainement arrosé l'événement car ils parlaient à voix haute et s'interpellaient joyeusement. Nos deux amis remontèrent la rue principale.

Sippar était encore une cité très médiévale avec des rues étroites et des maisons à colombages. Les voyageurs ne tardèrent pas à arriver devant la cathédrale. Marc sourit en disant:

— C'est ici que nous avons sauvé la princesse Aliva du supplice qui l'attendait.

Ils atteignirent le fleuve qu'ils longèrent sur quelques centaines de mètres. Le château se dressait devant eux, séparé des dernières maisons par une esplanade pavée. Le bâtiment résumait l'histoire de la cité. En premier, un donjon massif, carré, dont une muraille verticale donnait sur le fleuve. Accolé à lui se tenait un château fort aux murailles crénelées avec des tours d'angle. Enfin, il avait été construit un palais avec de grandes baies et des colonnades de marbre.

Marc montra le donjon.

— C'est dans cette tour qu'un désagréable colosse tenta de me fendre le crâne avant de me précipiter dans le fleuve.

— Veux-tu te rendre immédiatement au château ?

— Qui sait ce que sont devenus nos amis ? En six ans, même sur une planète primitive, beaucoup d'événements peuvent survenir.

Ils retournèrent sur leurs pas, s'enfonçant dans le cœur de la cité. A peu de distance de la cathédrale, une affiche collée sur une façade proclamait: La compagnie de l'illus- tre théâtre présente les aventures du capitaine Matamoros. Représentation à trois heures.

— Je sens que nous irons au spectacle après notre déjeuner, dit Marc. Je me demande si c'est toujours notre ami Hédos qui dirige la troupe.

Un peu plus loin, une enseigne en fer forgé proclamait la vocation hôtelière d'un établissement. Aussitôt, Marc s'y dirigea. La salle voûtée entretenait une délicieuse fraîcheur en dépit du feu qui brûlait dans un angle. Seules quelques tables étaient occupées. Les Terriens s'installèrent près d'une fenêtre. Bien vite, le tavernier, gros homme au visage rubicond, arriva. Ses yeux inquisiteurs inspectèrent ces nouveaux clients.

— Bienvenue à vos seigneuries dans ma modeste

auberge.

— Nous avons faim et soif mais en attendant que le repas soit servi, faites-nous porter un pichet de votre meilleur vin.

Il fit un grand geste à l'attention d'une servante sans se départir de son air méfiant.

— Vous êtes des voyageurs étrangers, messires ?

— Il est exact que nous venons d'un lointain pays.

— Je ne vois pas vos montures.

— Nous nous sommes égarés dans la forêt cette nuit et elles se sont enfuies.

Devinant l'angoisse du commerçant, Marc ajouta avec un large sourire en tapotant son pourpoint:

— Heureusement, nous n'avons pas perdu nos bourses. Pour achever de rassurer l'aubergiste, Ray lança sur la table une pièce d'or qu'il avait fabriquée pendant le voyage. Le patron la saisit pour l'examiner soigneusement.

— Il est exact que vous venez de fort loin car on ne frappe plus de monnaie comme celle-ci. Elle est encore à

l'effigie du roi Lios.

— Est-elle sans valeur ? s'inquiéta Marc.

— Au contraire, on dit même qu'elles sont plus lourdes que les pièces actuelles.

— Dans ce cas, maître aubergiste, faites-nous rapidement servir. La servante, une brune boulotte, ne tarda pas à leur apporter un pichet de vin et une énorme volaille rôtie, ressemblant à une oie à la peau dorée, luisante de graisse. Marc arracha à pleines mains une patte et commença à

inordre la chair onctueuse. Il fut imité par Ray. Les constructeurs avaient prévu dans l'arrière-gorge une cavité où

les aliments étaient désintégrés. L'énergie, même minime était envoyée au générateur.

— Je ne me lasserai pas de répéter que, sur le plan gastronomique, la Terre aurait beaucoup à apprendre des planètes primitives, ironisa Marc, la bouche pleine. Sur la fin du repas, le tavernier reparut.

— Nous avons fort bien mangé, patron. Je m'étonne qu'avec une aussi bonne table, votre auberge ne soit pas pleine à craquer.

L'homme baissa la tête en marmonnant:

— En ce moment, les affaires ne marchent pas très fort. L'air gêné de l'aubergiste intrigua Marc qui n'insista pas.

— Nous allons visiter votre belle ville mais nous reviendrons ce soir. Réservez-nous votre meilleure chambre. Les Terriens sortirent de l'auberge après s'être fait indiquer le lieu de la représentation théâtrale.

— Un peu de marche nous fera le plus grand bien, dit Marc.

Ils avancèrent dans les rues étroites, s'étonnant du peu d'activité qui y régnait. Ils arrivèrent devant une sorte de hangar. De grandes tentures déchirées et rapiécées en barraient l'accès. Une vieille femme arriva pour dire:

— La séance vient juste de commencer. Entrez mes gentilshommes et vous verrez un spectacle aussi divertissant qu'enrichissant pour l'esprit. Elle tendit la main dans laquelle Ray laissa tomber une pièce qui amena un sourire sur la bouche édentée. Une vingtaine de longs bancs étaient disposés devant une estrade. Seuls les deux premiers étaient occupés par quelques spectateurs.

— Je me souviens, murmura Marc, avoir interprété cette farce. Je jouais le jeune premier amoureux de la fille du barbon. Le vieux voulait qu'elle épouse celui qui se faisait passer pour un grand capitaine alors qu'il n'était qu'un poltron. Sur la scène un colosse nanti d'une barbe noire se démenait tour à tour terrifiant devant les femmes et pleutre dès qu'un danger approchait.

— Les dialogues n'ont pas changé depuis six ans, nota Ray.

— C'est le propre des œuvres classiques. Elles doivent traverser les siècles sans modification.

La pièce se termina, saluée par de maigres applaudissements. Tandis que les spectateurs gagnaient la sortie, les Terriens grimpèrent sur l'estrade encore occupée par les comédiens.

— Félicitations, mon cher Hédos, vous êtes toujours un merveilleux acteur.

Le colosse se retourna et son visage s'éclaira d'un large sourire tandis qu'il lançait avec emphase:

— Messire Marc ! Que béni soit le ciel qui vous rend à

mes yeux.

Une brune bien en chair s'élança vers Marc

— Vous reconnaissez Nerva.

— Comment aurais-je pu l'oublier ? Elle est toujours aussi ravissante.

— Elle est maintenant ma compagne et voici Skalin qui a pris de la bouteille et joue les jeunes premiers.

— Où est la charmante Sira ?

— Lassée de notre vie aventureuse, elle s'est laissée séduire par un baron qui l'a épousée.

Hédos poussa un énorme soupir en ajoutant:

— Je crois qu'elle regrette son choix. Le baron est un rustre qui la bat plus souvent qu'elle ne le mérite. Elle vient parfois nous rendre visite en cachette de son mari et c'est pitié de voir son regard triste.

— Aujourd'hui, vous n'aviez guère de spectateurs, reprit Marc.

Le colosse secoua la tête, la mine peinée.

— Ainsi passe la gloire ! Cela fait trop longtemps que nous jouons cette pantalonnade. Il faudrait d'autres pièces à inscrire à notre répertoire. Enfin, les circonstances ne prêtent pas aux jeux et aux ris. Il jeta un coup d'œil circulaire et vit la vieille de l'entrée qui semblait les écouter.

— Tandis que nos amis achèveront de préparer la scène pour demain, je vous invite à boire pour célébrer dignement votre retour. Sans attendre de réponse, il entraîna d'une poigne ferme les Terriens vers la sortie.

— Cette sorcière de Kaba épie nos moindres gestes, grogna-t-il entre ses dents, et, en ce moment, certaines vérités sont dangereuses à proférer. Il marcha à grandes enjambées pour tourner dans une ruelle étroite. Une enseigne en bois peint annonçait: Auberge du vide-gousset. Ainsi le client n'avait aucune illusion à se faire sur le sort qui l'attendait. Avant de franchir le seuil, Hédos murmura, l'air contrit:

— Je crains d'avoir fait une promesse périlleuse. Ici, le tavernier ne fait pas crédit et en cette période ma bourse est plus plate que si elle avait été saignée par six médicastres.

— Dans ce cas, vous nous ferez l'honneur d'être notre invité, le rassura Marc.

La salle était basse de plafond, éclairée seulement par d'étroites fenêtres ne laissant passer qu'avec parcimonie les derniers rayons du soleil couchant. Presque toutes les tables étaient occupées par des consommateurs pauvrement vêtus mais qui portaient tous une épée au côté. A la vue des arrivants, les conversations cessèrent et déjà quelques mains glissaient vers la poignée des armes.

— Ce sont des amis, j'en réponds, lança Hédos de sa voix de bronze.

La recommandation était suffisante car les conversations reprirent ainsi que les parties de cartes ou de dés. Une servante maigre aux yeux désabusés approcha d'un pas fatigué. Ray déposa une pièce sur la table.

— Un pichet de vin de la réserve du patron. Un grand, précisa Hédos qui ajouta après un regard vers Marc:

— Et un cuisseau de cet animal qui rôtit sur la broche. La fille rafla prestement la pièce et fila vers le fond de la salle.

— Boire sans manger est mauvais pour l'estomac, annonça-t-il sentencieusement.

La servante ne tarda pas à reparaître avec un petit broc et trois gobelets d'étain. Hédos s'empressa de servir et leva sa chope.

— Buvons à votre retour, messire Marc.

Le toast porté, il redonna aussitôt un niveau convenable aux godets.

— Ici, nous pouvons parler sans crainte des mouchards.

— J'avoue être étonné du changement survenu dans cette ville. Est-ce toujours la reine Aliva et son époux le roi Valmo qui régnent ?

— Vous deviez être dans un très lointain pays, s'exclama. Hédos. Il y a près d'un an que notre Sire a été chassé de son trône par le comte Norkas.

— Je l'ignorais effectivement et je le déplore. Comment cela a-t-il été possible ?

— Le domaine du comte jouxtait la mine de pierres précieuses au nord de la ville. Vous connaissez l'endroit puisque nous y étions prisonniers et vous nous avez fait évader.

Le souvenir de cette épreuve lui fit vider son gobelet d'un trait. Prudent, Marc fit signe à la servante de renouveler le pichet.

— Un jour, Norkas s'est rebellé contre son suzerain et a marché sur Sippar à la tête d'une armée. Le roi Valmo s'est porté à sa rencontre mais il ignorait que le comte avait pactisé avec les puissances infernales.

— Que voulez-vous dire ?

— Norkas est le maître du tonnerre et il peut envoyer la foudre sur ses ennemis. L'armée royale a été dispersée et le roi mort ou prisonnier, nul ne le sait.

— Intéressant, émit psychiquement Ray, des grenades et un pistolet thermique donneraient les mêmes impres- sions.

— Norkas, poursuivit Hédos, s'est alors emparé de Sippar et du château. La reine est sa captive et elle ne peut tenter de résister car il tient son fils âgé de quatre ans en otage. Norkas s'est alors proclamé roi et impose son pouvoir à tous. Non seulement les taxes ont augmenté mais, en sus, ses gardes sillonnent les rues pour arrêter ceux que ses espions dénoncent. Les malheureux, innocents ou coupables, sont envoyés à la mine et n'en reviennent jamais. Aussi, les bourgeois se terrent chez eux et n'ont aucune envie d'assister à mes spectacles. Cette auberge est un des rares endroits où les gens du guet ne se risquent pas à

venir.

Il s'interrompit pour laisser la servante déposer sur la table un plat débordant de tranches de viande et un nouveau pichet.

— Ne laissons pas refroidir ce rôti, dit-il en piquant un morceau de son poignard.

Tout en engloutissant force nourriture, Hédos arriva à

poursuivre entre deux bouchées:

— Je suis fort triste de ne vous donner que de mauvaises nouvelles. Comptez-vous rester longtemps dans notre ville ?

— Je l'ignore encore. A ce que je comprends, la mine de pierres précieuses est toujours exploitée par le nouveau roi.

— C'est ce qui se murmure en ville mais j'avoue n'avoir aucune envie de le vérifier. J'ai passé là-bas les jours les plus désagréables de mon existence et je vous serai éternellement reconnaissant de nous avoir tirés de cet enfer.

— J'aimerais cependant revoir ces lieux sinistres.

— Je ne vous le conseille pas. L'endroit est fort bien gardé et nul ne peut l'approcher.

Plusieurs consommateurs commençaient à sortir de la taverne.

— Il serait sage, messire Marc, de regagner maintenant votre auberge. La nuit, il n'est guère prudent de se risquer dans les rues. Si ce ne sont pas les gens du guet qui vous arrêtent, ceux-ci vous détrousseront. Je suis toléré ici mais à l'extérieur, je ne puis garantir votre sécurité.

— N'ayez crainte, cher Hédos, nous saurons nous faire respecter mais comme navrer quelques bandits n'ajouterait rien à ma gloire, je suivrai votre conseil.