CHAPITRE VI
Craig conduisait lentement le trans, scrutant par habitude les visages des passants sur les trottoirs. Cinq jours s'étaient écoulés depuis la mort de So-Wun.
— Aujourd'hui, tout paraît calme, nota Mike.
— Ne vous y fiez pas ! Avec la disparition de leur fournisseur, certains drogués ne vont pas tarder à être en manque. L'effet de leurs cristaux diminuant, c'est maintenant qu'ils vont être les plus dangereux. Du bout des doigts, le lieutenant composa un numéro sur le vidéophone. Le visage d'un jeune barbu ne tarda pas à
s'imprimer sur l'écran.
— Alors, Donald, je n'ai toujours pas reçu le rapport de votre laboratoire sur le cristal mémoriel qui vous a été
confié.
Le barbu haussa les sourcils puis rouspéta:
— Je l'ai remis avant-hier au commandant Hubner.
— Il a omis de me le transmettre. Sans doute pense-t-il que ce n'est plus de ma compétence. A titre amical et confidentiel, pouvez-vous me dire ce que contenait cette mémoire ?
— Je ne risque pas de trahir un secret, il n'y avait rien. Dana ne put réprimer un sursaut.
— Comment est-ce possible ?
— Le cristal a été effacé.
— Une erreur de manipulation de l'ordinateur ?
demanda-t-elle en lançant un regard sombre sur Mike. Le barbu secoua la tête, l'œil amusé.
— Certainement pas ! Cela n'a pu être qu'un acte volontaire et délibéré. Toutefois, la besogne a été bâclée ou effectuée par un amateur. Il reste des traces dans le cristal. Avec beaucoup de chance et encore plus de travail, je pense pouvoir reconstituer quelques bribes de phrase.
— Ce sera long ?
— Certainement plusieurs semaines car je n'ai pas que ce travail en cours.
— Je vous en prie, Donald, faites vite.
Une grimace déforma les lèvres du barbu.
— Je n'ai aucune demande officielle. Enfin, pour la beauté du geste, je vais m'atteler à la tâche. J'espère que vous m'en serez reconnaissante. Un bon dîner et une caisse de whisky représenteraient un salaire raisonnable.
— Entendu ! Vous pourrez même choisir le restaurant, concéda-t-elle.
La communication terminée, les deux policiers restèrent un moment silencieux. Leurs méditations furent brutalement interrompues par un appel radio.
— Attaque à main armée. 27e rue. Un mort. Les agresseurs fuient dans un trans bleu. Ils se dirigent vers le nord.
— Message reçu, dit Craig. Nous sommes en position pour interception.
Le lieutenant accéléra brutalement, clouant Mike sur son siège. Ils atteignirent un carrefour à l'instant où arrivait un trans conduit à vive allure. Le conducteur donna un brusque coup de volant qui le rabattit contre le trottoir. Aussitôt Craig le suivit et les deux carrosseries se heurtèrent par le côté avec force. Dès les véhicules immobilisés dans un bruit de tôle froissée, Dana sauta à terre, son arme à la main.
— Descendez, ordonna-t-elle aux trois hommes encore abasourdis par le choc. Un par un et les mains en l'air !
Tandis qu'ils s'exécutaient, elle ajouta:
— Appuyez-vous contre le trans, les jambes écartées. Un peu pâle, Mike vint enfin la rejoindre.
— Vous dormiez, bougonna-t-elle.
— Non, je comptais.
— Quoi ?
— Je comptais mes membres. Je voulais m'assurer qu'il ne m'en manquait pas après cette collision.
— Très drôle mais ce n'est pas le lieu pour faire de l'humour. Passez-leur des menottes magnétiques et appelez le central pour qu'il envoie un fourgon pour les embarquer.
— Et une dépanneuse car je ne pense pas que vous pourrez redémarrer.
*
* *
Son rapport terminé, Mike se rendit à la cafétéria, laissant Craig s'expliquer avec le capitaine qui n'appréciait pas la mise hors service d'un trans de patrouille. Un distributeur automatique délivra une pâte brune pompeusement appelée « Suprême de volaille ». Il ne courait pas le risque de s'étrangler avec un os ! Il s'installa à
une petite table un peu à l'écart et commença stoïquement à absorber sa pitance.
Peu après, un autre consommateur vint s'installer en face de lui. C'était le lieutenant au nez en bec d'aigle aux côtés duquel il était assis le jour de son affectation. Une barrette précisait qu'il se nommait Emerson Summer. Il avala quelques bouchées avant de murmurer:
— Je sais, sergent, que vous faites un excellent travail. J'aimerais vous avoir dans mon équipe. Votre stage initial se termine à la fin du mois. Dans votre rapport, il vous suffit de souhaiter être affecté à mon unité. J'appuierai votre demande auprès du commandant Hubner.
Baissant la voix et un sourire entendu aux lèvres, il ajouta:
— Sous mes ordres, vous courrez moins de risques et les promotions sont plus rapides. Dans un an, je peux vous assurer que vous aurez vos galons de lieutenant. Ce ne sera pas le cas si vous restez avec Craig. Voyez, avec cinq ans d'ancienneté, Tyson est toujours sergent !
— Je vous remercie de cette proposition, lieutenant, dit Mike après un instant de silence. Je réfléchirai sérieusement à votre offre.
— Ne tardez pas trop. Votre rapport doit être remis avant le quinze de ce mois.
Il s'éclipsa aussitôt, laissant Mike songeur.
*
* *
Avec application quoique sans enthousiasme, Barnett lisait les dossiers des affaires traitées par ses prédécesseurs. Tyson et Mac Nab étaient revenus de patrouille. Al s'était rapidement éclipsé et depuis près d'une heure, Tyson malmenait sa machine à traitement de texte en poussant d'énormes soupirs capables d'attendrir même un ordinateur. A voir le nombre de feuilles froissées, il était évident que la littérature n'était pas son sport favori.
Il se leva enfin, des papiers à la main.
— Mike, peux-tu me rendre un service ?
Sa voix était gênée, hésitante.
— A ta disposition. Que désires-tu ?
—-Je ne suis pas très doué pour rédiger les rapports. D'ordinaire, c'est Y van, un type de la circulation, qui me les corrige. Il me demande trente dois à chaque fois. De plus en plus mal à l'aise, Paul poursuivit;
— Ce mois, avec la disparition de Park, nous avons eu un surcroît de travail et de papiers à rédiger. Je suis complètement fauché et Yvan ne veut pas me faire crédit. Pourrais-tu relire mon texte à sa place ? Je te paierai dès que nous aurons touché notre solde. Tu as ma parole. Mike regarda un instant la grande carcasse qui se dandinait devant lui comme un écolier malheureux.
— Paul, tu es un imbécile !
Devant le visage qui se contractait, il ajouta rapidement:
— Oui, un imbécile de t'être laissé pomper tout ton fric alors que tu aurais pu le dépenser agréablement avec cette petite brunette qui passe plusieurs fois par jour dans le couloir sans autre raison que de te dévorer du regard.
— Ulna ? Tu crois qu'elle s'intéresse à moi ?
— C'est plus qu'évident ! Si tu l'invites à sortir, elle acceptera sans l'ombre d'une hésitation.
Tyson ébaucha un sourire triste.
— Depuis l'école de police, Yvan connaissait mes faiblesses dans l'art de rédiger et il m'a aidé. Il n'est pas agréable d'en parler à d'autres. Je me sens inférieur.
— Les amis sont faits pour vous aider. Cesse de cultiver tes complexes. Tu as passé tes examens comme les autres et je sais qu'ils ne sont pas faciles. Tu as d'autant plus de mérite que tu avais un handicap au départ. Maintenant, tu es l'égal de tous ceux qui sont ici. Aucun ne t'est supérieur. Il faut t'en persuader.
— Pour mon rapport, tu acceptes ?
— Naturellement mais à deux conditions. D'abord tu dînes avec moi ce soir. Fauché comme tu l'es, tu n'as pas dû faire un repas correct depuis plusieurs jours. Je connais un restaurant qui sert encore de la vraie viande.
— Et la seconde ? demanda Paul encore méfiant. Mike sortit de sa poche plusieurs plaques de monnaie.
— Tu prends ces deux cents dois. Tu me les rendras le mois prochain. Je t'assure que je n'en ai aucunement besoin. Maintenant, voyons tes papiers.
Tandis que l'ordinateur se mettait en fonctionnement, Mike lut la prose de son collègue.
— Ton rapport est très bon. Il y a seulement quelques phrases à corriger.
Il commença à dicter dans le microphone. Dix minutes plus tard, les feuilles sortaient de l'imprimante.
— Voilà ! Tu vois que ce n'est guère compliqué et ne vaut pas trente dois. Tu n'as plus qu'à signer et nous pourrons aller dîner. Dans le couloir, Tyson murmura:
— C'est curieux, avec toi tout paraît simple. Tu sais, le lieutenant t'apprécie beaucoup.
Quelques pas plus tard, il ajouta:
— Je la connais depuis plusieurs années. D'ordinaire, elle se méfie des équipiers qu'on lui donne. Il faut la comprendre car on ne lui affecte jamais les meilleurs éléments. Park, paix à ses cendres, était sympathique mais manquait de réflexe et de dynamisme. Avec toi, tout est différent.
— Pourtant, elle ne me le montre guère.
— C'est une façade ! Mais je sens qu'elle est satisfaite de ton travail. Cela se remarque à d'imperceptibles détails. Je crois que vous allez faire une équipe formidable.
— Une question me tracasse. A-t-elle une vie privée ?
— Franchement, je l'ignore, mais je ne le pense pas. Elle ne vit que pour son travail. Tous ceux qui ont voulu la baratiner ont été éconduits. Si tu veux rester dans l'équipe, je ne te conseille pas d'essayer.