– Mettez le haut-parleur, ai-je demandé à Navrozov.
C’était bien lui, l’appel qui nous confirmerait que l’opération était annulée, ou bien…
– Da ? a répondu Navrozov d’un ton abrupt.
– Le haut-parleur, je vous dis !
– Je ne sais pas le brancher.
Je lui ai pris l’appareil pour appuyer moi-même sur le bouton, et j’ai entendu alors quelque chose de bizarre que je n’avais pas du tout prévu.
Un hurlement.
Et puis la voix de l’homme, parlant en russe. Même si je ne captais que le rythme et l’intonation, je me rendais compte qu’il semblait calme et professionnel. Une plainte continue s’élevait en arrière-fond, comme une litanie de supplications. Posant le téléphone sur le bureau, j’ai consulté Navrozov du regard. L’air effaré, il s’est penché au-dessus du mobile, visiblement désarçonné par le concept de haut-parleur.
– Kto eto ?
La voix impassible a répondu à l’autre bout du fil :
– Vi menia nie znaiete.
– Sto proiskhodit ?
– De qui s’agit-il ?
– Il me dit que le contractant n’est pas disponible, mais qu’il peut nous communiquer un message.
La rumeur des gémissements a brusquement augmenté d’intensité, se changeant en un cri strident, presque féminin, qui m’a donné la chair de poule. Un étrange gargouillis, suivi d’une avalanche de mots.
– Ostanovitye ! Ya proshu… pazhaluista prekratiie ! Shto ti khochish ? Bozhe moi !
Navrozov écoutait la voix, abasourdi, les traits affaissés et le visage congestionné.
– Nie magu… nie magu.
La voix implorante se faisait de plus en plus faible.
– Qui est-ce ? ai-je demandé.
L’autre interlocuteur a calmement repris la communication, en anglais cette fois :
– Il y a quelqu’un avec vous ? Prévenez M. Navrozov que son employé ne le contactera plus à l’avenir. Au revoir.
Le silence est retombé et j’ai réalisé après quelques secondes qu’il avait raccroché.
J’avais le pressentiment que quelque chose d’irrémédiable s’était produit. Navrazov, sous le coup de la même impression, a balancé son mobile à travers la chambre, renversant une lampe de chevet sur la moquette. La figure marbrée de taches sombres, il a débité un chapelet d’obscénités en russe.
– Ce petit salaud pense qu’il peut me défier ! a-t-il vociféré en lançant des postillons.
La porte s’est brutalement ouverte, livrant passage à ses gardes du corps. Le premier tenait une arme d’un côté et une carte-clé de l’autre, qu’il avait finalement obtenue à la réception.
– Ce salopard a tué mon employé !
Ses hommes ont rapidement évalué la situation, s’assurant que je ne ferais aucun mal à leur chef. Ils ont marmonné de vagues excuses, m’a-t-il semblé, avant de quitter les lieux.
– Qui vous a parlé ? ai-je voulu savoir.
– C’est justement le problème avec les contractants ! J’ignore qui il est !
– Dans ce cas, vous savez peut-être où il se trouve ?
– Quelque part dans le New Hampshire, je vous l’ai dit !
– À trente minutes de voiture maximum de la frontière avec le Maine, ai-je précisé. On peut miser là-dessus ? Vous diriez qu’il est plutôt basé côté nord ou côté sud ?
Il ne m’a pas répondu, j’ai deviné qu’il n’avait pas l’information. Il était en train de vivre une expérience assez rare chez lui : le sentiment de la défaite.
– Attendez, j’ai quand même quelque chose à vous donner, a-t-il signalé d’une voix enrouée. Une photo.
Je l’ai dévisagé, dans l’expectative.
– L’intermédiaire a réussi à photographier le contractant à son insu. Question d’assurance.
– Vous connaissez son visage ?
– Oui, mais pas son nom.
– Je veux la voir.
– Cet homme n’est pas fiché dans les bases de données des autorités américaines. Ce sera dur de retrouver sa trace.
– Tant pis, donnez-la-moi. Et j’ai autre chose à vous demander.
Navrozov m’a regardé sans rien dire.
– Je veux connaître la vérité sur Mercury.
Il m’a tout raconté.
Une demi-heure plus tard, encore sous le choc, je suis ressorti de l’immeuble pour monter dans un taxi.