Si ça ressemble à ça, une prison, je veux bien prendre la perpétuité.
C’est ce que pensait Alexa Marcus tout en faisant la queue avec Taylor Armstrong, sa meilleure amie, à l’entrée du bar le plus branché de Boston. Le Slammer avait pris ses quartiers dans un hôtel de luxe qui occupait les locaux d’un ancien centre de détention. Histoire de préserver l’ambiance carcérale, ils avaient gardé les barreaux aux fenêtres et la rotonde centrale bordée de coursives.
Alexa jeta un coup d’œil à la bande de garçons qui attendaient derrière elle, des étudiants du MIT qui en faisaient des tonnes pour se donner l’air cool : chemise flottant sur le pantalon, veste décontractée et cheveux tartinés de gel, le tout enveloppé d’un nuage toxique de déodorant Axe. Ils repartiraient en titubant vers deux heures du matin, dégobillant sur le pont de Cambridge et traitant de pétasses toutes les filles du Slammer.
– J’adore ton smoky eye, observa Taylor en détaillant le maquillage d’Alexa. Ça te va super bien.
– Ça m’a pris une bonne heure, tu sais.
Avec ses faux cils, son eye-liner noir et son fard à paupières anthracite, elle avait tout l’air d’une tapineuse tabassée par son mac.
– Ah oui ? Moi, je fais ça en trente secondes. Mais bon, t’es trop sexy comme ça, tu fais plus du tout BCBG de banlieue.
– N’exagère pas, quand même, papa habite à Manchester.
Elle avait failli dire « J’habite à Manchester », mais elle ne se sentait plus chez elle dans la grande maison de son enfance, pas depuis que cette intrigante de Belinda – une ancienne hôtesse de l’air – avait mis le grappin sur son père. Cela faisait quatre ans qu’Alexa était partie, depuis qu’elle avait entamé sa scolarité à Exeter.
– D’accord, j’ai rien dit, s’excusa Taylor.
Mais Alexa n’était pas dupe. Il fallait toujours que Taylor souligne son statut de citadine – son père était sénateur et elle avait grandi dans le quartier de Louisburg Square – et qu’elle se croie plus cool et plus évoluée que les autres. Elle avait passé les trois dernières années en désintoxication à la Marston-Lee Academy dans le Colorado, un austère « pensionnat thérapeutique » où son père l’avait envoyée se mettre au vert.
Chaque fois qu’elle rentrait à Boston, Taylor étrennait un nouveau look « mauvaise fille ». L’année précédente, elle portait la frange et les cheveux noir corbeau, et ce soir elle était moulée dans des leggings d’un noir brillant, accompagnés de boots cloutés et d’un ample T-shirt gris qui laissait voir par transparence son soutien-gorge en dentelle noire. Plus sage, Alexa se contentait d’un jean skinny noir et d’une veste en cuir marron Tory Burch sur un T-shirt extra-large. Pas à la pointe de la mode comme Taylor, mais de là à la taxer de banlieusarde…
– Oh, non…, murmura-t-elle tandis que la file se rapprochait du physionomiste.
– Ne stresse pas comme ça, Lucia.
Ah, oui. C’était le prénom qui figurait sur sa fausse carte d’identité. Alexa n’avait que dix-sept ans et Taylor dix-huit, et vu qu’une loi stupide interdisait l’alcool aux moins de vingt et un ans, Taylor lui avait acheté la carte d’une fille plus âgée.
– Regarde le physio bien en face et détends-toi. Tu es parfaite.
Taylor avait raison, évidemment. Le physio ne demanda même pas à vérifier leurs papiers. Alexa la suivit vers l’ascenseur, une de ces cabines à l’ancienne avec un cadran et une flèche pour indiquer l’étage. Les portes s’ouvrirent et une grille en accordéon coulissa. Taylor monta avec un groupe de gens, mais Alexa marqua une hésitation : elle avait horreur des ascenseurs. Juste avant que la grille se referme, elle recula en bredouillant :
– Je préfère prendre l’escalier.
Les deux filles se retrouvèrent au quatrième et réussirent à s’emparer de deux grands fauteuils rembourrés. Une serveuse s’approcha, si peu habillée qu’on voyait la fleur tatouée sous son bras. Elles commandèrent deux vodkas Ketel One.
– Regarde les nanas au bar ! s’écria Taylor.
Des mannequins vêtus de cuir noir, veste et mini-short, paradaient sur le bar comme si elles défilaient sur un podium. Un des jeunes du MIT fit une tentative de drague, mais Taylor l’envoya promener.
– Je te sonnerai si j’ai besoin d’un cours d’algèbre !
Alexa sentit que son amie l’observait.
– Quelque chose ne va pas ? Tu m’as l’air plutôt déprimée depuis qu’on est arrivées. Tu as besoin d’un nouveau traitement, c’est ça ?
– Non, c’est à cause de papa… Il est tellement bizarre.
– Ça, c’est pas une nouveauté.
– Peut-être, mais il est devenu complètement parano, tout d’un coup. Il a fait placer des caméras tout autour de la maison.
– Écoute, ton père est quand même le mec le plus riche de Boston, non ? Un des plus riches, en tout cas.
– Ça va, je sais, coupa Alexa. (Toute sa vie, elle avait dû jongler avec son statut de gamine friquée et minimiser sa fortune pour éviter de rendre les copains jaloux.) C’est vrai que mon père est un obsédé du contrôle, mais cette fois, c’est différent. On dirait qu’il redoute quelque chose.
– Qu’est-ce que je devrais dire, moi, avec un père sénateur ?
Taylor avait l’air mal à l’aise. Agacée, elle se tourna vers le bar pris d’assaut par la foule.
– Il me faut un autre verre. (Elle commanda à la serveuse un dirty Martini.) Et toi, tu veux quoi ?
– Rien, ça ira.
En réalité, Alexa détestait les alcools forts comme la vodka, et tout spécialement le gin. Qui pouvait avoir envie d’avaler une boisson qui avait un goût de térébenthine ?
Le portable d’Alexa lui signala un texto. Une amie qui l’invitait à une fête « démente » à Allston. Elle tapa un message pour décliner et s’exclama brusquement :
– Attends, j’ai un truc à te montrer !
Elle sélectionna l’application de son iPhone qu’elle venait de télécharger et plaça l’appareil devant sa bouche. Le son de sa voix était étrangement suraigu, un vrai Chipmunk :
– Salut ma belle ! Ça te dit de venir à la cité U et d’enlever tes vêtements pour résoudre quelques équations ?
– C’est quoi, ce délire ? gloussa Taylor en essayant d’attraper le téléphone. Alexa l’écarta pour effacer l’écran et imita la voix sépulcrale de Gollum dans Le Seigneur des anneaux.
Le fou rire les prit, et Taylor demanda, les larmes aux yeux :
– On dirait que tu vas mieux, non ?
– Je peux me joindre à vous ?
Une voix d’homme. Alexa leva les yeux. Cette fois ce n’était pas un étudiant, aucun doute là-dessus. Un brun aux yeux noirs avec une barbe de trois jours, absolument canon. Chemise noire à fines rayures, taille mince, larges épaules.
Alexa ne put s’empêcher de piquer un fard. Elle sourit et consulta Taylor du regard.
– On se connaît ? fit celle-ci.
– Pas encore, répondit l’inconnu avec un sourire éblouissant. (Difficile de deviner son âge. Vingt-huit, trente ans, peut-être ?) Mes amis m’ont laissé tomber. Ils sont partis à une fête dans le South End, mais ça ne me disait rien.
Il parlait avec un soupçon d’accent espagnol.
– On n’a que deux sièges, fit remarquer Taylor.
Il alla chercher un fauteuil inoccupé à une table voisine et serra la main de Taylor, puis d’Alexa.
– Je m’appelle Lorenzo.