L’appartement de Diana, situé au deuxième étage, n’était pas très spacieux, mais on ne s’y sentait pas du tout à l’étroit. L’ambiance y était chaleureuse et raffinée. Peint dans des teintes de brun et de chocolat, il était meublé de pièces de brocante, mais le moindre objet de décoration – une lampe en métal très originale, un coussin en tapisserie, un cadre en cuivre… – semblait avoir fait l’objet d’une recherche minutieuse. Elle m’a invité à l’attendre sur le confortable canapé d’angle pendant qu’elle préparait du café, des grains fraîchement moulus dans une cafetière française. Elle me l’a servi dans un grand mug peint à la main. Noir et bien serré, comme je l’aimais. Diana, qui avait besoin de dormir, a préféré prendre une eau pétillante au citron vert.
Elle avait mis un disque en sourdine, un air simple et entêtant, très syncopé, accompagné de lents accords de guitare. Une voix de femme éraillée déroulait une mélodie bien rythmée, tour à tour en anglais et en portugais, parlant de la fin du désespoir et de la joie du cœur. Je ne comprenais pas le portugais, mais les sonorités étaient plaisantes. Diana avait toujours adoré les grandes voix féminines, Ella Fitzgerald, Billie Holiday, Nina Simone et Judy Collins. Toutes géniales, chacune dans son style.
– Qui est-ce qui chante ? lui ai-je demandé.
– Susannah McCorkle. Waters of March. L’enregistrement est superbe, non ? Plus on l’écoute, plus on y découvre de richesses. Au début ça a l’air léger et, peu à peu, on en ressent toute la profondeur, toute l’émotion.
J’ai vaguement acquiescé.
En principe, quand une femme vous invite chez elle, on sait à peu près à quoi s’attendre. Sauf qu’aujourd’hui ce n’était pas le cas. Nos vies à tous les deux avaient évolué et nous étions passés d’un statut d’amis-amants à celui de simples amis.
Des amis, j’en avais toute une ribambelle. Diana, par contre, était unique. Et le changement de situation n’enlevait rien à mes sentiments, ni à l’attrait qu’elle exerçait sur moi. Il ne m’empêchait pas de la lorgner dès qu’elle avait le dos tourné, d’admirer la courbe de ses hanches et la naissance de ses fesses arrondies. Cela n’entamait en rien mon admiration et ma fascination, pas plus que ça n’émoussait son pouvoir d’attraction.
Cette femme était un aimant vivant. Ce n’était pas juste.
Cependant, nous étions là pour parler d’Alexa et j’étais bien résolu à ne pas forcer les barrières implicites. Je lui ai donc rapporté le peu que je savais sur l’affaire Alexa Marcus et sur sa « meilleure amie » Taylor Armstrong.
– Ça m’ennuie beaucoup de le reconnaître, mais je crois que Snyder n’a pas tort. Il ne s’est même pas écoulé douze heures, non ? Elle rencontre un garçon, elle l’accompagne chez lui et, à l’heure qu’il est, elle doit faire la grasse matinée dans une chambre universitaire. C’est tout à fait possible, tu n’es pas de mon avis ?
– Possible, effectivement, mais peu vraisemblable. Pour commencer, les filles de son âge ne se volatilisent pas comme ça, sans donner de nouvelles. Elle aurait contacté ses amies. Ces gamines sont des virtuoses du texto, elles passent leur temps à échanger des messages.
– Oui, mais c’est par ailleurs une jeune fille surprotégée, confrontée à une vie familiale difficile. Elle cherche les limites.
Diana s’était installée jambes croisées dans un fauteuil, placé à angle droit du sofa assorti. Elle avait retiré ses bottes, et ses ongles étaient peints en rouge indien. Pour tout maquillage, elle portait un peu de gloss sur les lèvres. La peau de son visage était translucide. Elle a bu une longue gorgée d’eau citronnée dans un drôle de verre artisanal bleu.
– Connaissant ta profession, je serais surpris que tu croies sincèrement à cette solution, ai-je allégué.
Une petite moue s’est dessinée sur ses lèvres, si subtile qu’il fallait bien la connaître pour pouvoir la déceler.
– Tu as raison, excuse-moi. Je me faisais l’avocat du diable, histoire d’adopter le point de vue de Snyder. Avec ce qu’elle a déjà subi, quand on a tenté de l’enlever, cette fille n’ira sûrement pas suivre le premier venu, même après une soirée bien arrosée.
– On n’a pas simplement tenté de l’enlever, elle a bel et bien été kidnappée. Ils l’ont relâchée presque aussitôt.
– Et les coupables n’ont jamais été démasqués ? Bizarre, non ?
– Plus que ça.
– Aucune demande de rançon ?
– Non.
– En résumé, ils l’ont simplement embarquée en voiture et libérée au bout de quelques heures. Une telle prise de risque sans aucune contrepartie ?
– Apparemment, oui.
– Et tu crois à cette version des faits ?
– Rien ne m’autorise à la contester. J’en ai longuement discuté avec Alexa.
Diana s’est renversée dans son fauteuil, le regard rivé au plafond. J’ai contemplé son cou de cygne, sa mâchoire bien dessinée.
– Imagine que son père ait versé une rançon en secret. Elle n’est pas forcément au courant ?
J’avais oublié à quel point elle réfléchissait vite.
– Non, c’est vrai. À supposer qu’il ait eu un motif de ne rien dévoiler. Pourtant ce n’est pas mon impression.
– Il ne te raconte peut-être pas tout.
– Et si c’était toi, plutôt, qui me cachais quelque chose ?
Diana a détourné les yeux. J’avais deviné juste.
– Tu sais, a-t-elle repris au bout d’une minute, je m’aventure sur un terrain glissant.
– Je comprends bien.
J’ai reposé ma tasse sur la table basse chantournée en teck patiné.
– Je sais que je peux compter sur ta discrétion.
– Absolument.
Diana a regardé droit devant elle, en proie à un débat intérieur. Il valait mieux que je prenne mon mal en patience : si j’insistais trop lourdement, elle allait se rétracter.
– Tu sais bien que je ne divulgue jamais de détails confidentiels sur une enquête en cours, et ça ne va pas changer aujourd’hui. Pas de fuites, pas de faveurs. Ce n’est pas dans mes principes.
– Je sais, oui.
– Marshall Marcus est soupçonné de blanchir de l’argent pour des gens peu recommandables.
– Du blanchiment d’argent ? Mais ça ne tient pas debout ! Ce gars est milliardaire, il n’a pas besoin de ça. Je veux bien qu’il gère des capitaux pour des partenaires un peu douteux, mais ça s’arrête là.
– Je te transmets seulement ce que j’ai appris. Et j’en profite pour te prévenir : Gordon Snyder est un ennemi redoutable.
– J’en connais qui disent ça de moi.
– Ce n’est pas faux. Malgré tout… reste sur tes gardes. S’il est convaincu que tu lui mets des bâtons dans les roues, que tu portes préjudice à son enquête, il cherchera à te démolir.
– Carrément ?
– Oh, il n’ira pas jusqu’à enfreindre la loi, il se tiendra juste à la limite. Il exploitera tout l’arsenal légal à sa disposition. Rien ne le fait reculer.
– Bon, je me le tiens pour dit.
– Bien. Tu as une photo d’Alexa ?
J’ai cherché dans ma poche de poitrine un des clichés que m’avait remis Marcus.
– J’en ai bien une, mais pourquoi tiens-tu à la voir ?
– J’ai besoin de savoir à quoi elle ressemble.
Diana m’a rejoint sur le divan et la chaleur de son corps a fait battre mon cœur plus vite. Judy Collins chantait sa ballade captivante My Father. J’ai montré la photo d’Alexa en tenue de hockey, ses cheveux blonds retenus par un bandeau, resplendissante avec ses joues rosées et ses yeux d’un bleu lumineux.
– Mignonne, comme fille. Elle a l’air d’avoir du répondant.
– Tout à fait. Elle traverse une passe difficile, ces dernières années.
– Pas marrant d’avoir dix-sept ans. J’ai détesté cette période.
Diana n’avait jamais été très loquace sur sa propre jeunesse, sinon pour me dire qu’elle avait grandi à Scottsdale, dans l’Arizona, et que son père, policier dans l’US Marshals Service, avait été abattu dans l’exercice de ses fonctions. Encore adolescente, elle avait déménagé avec sa mère à Sedona où celle-ci avait ouvert une boutique de cristaux et de bijoux New Age.
Diana s’est légèrement rapprochée de moi, le geste ne m’a pas échappé.
– Tiens, j’ai l’impression de connaître cette chemise. C’est moi qui t’en ai fait cadeau, non ?
– Exact. Je ne l’ai pas quittée depuis, d’ailleurs.
– Ce bon vieux Nico. Le seul point fixe dans un monde en mutation.
– Sherlock Holmes ?
Elle m’a adressé un de ses sourires mystérieux.
– Bon, je veux bien me charger de la démarche auprès d’AT & T. Je me débrouillerai pour franchir les obstacles.
– Je te remercie infiniment.
– Ce n’est pas pour toi que j’accepte, ni pour nous. C’est pour cette fille. Tout ce qui m’intéresse, c’est qu’il s’agit d’une mineure et qu’elle a peut-être un problème.
– Ce qui légitime une intervention du FBI ?
– Pas obligatoirement. En tout cas pas dans l’immédiat. Mais si je peux t’être d’un quelconque secours, tu sais où me joindre.
– Merci.
Un long silence embarrassé a suivi. Ni elle ni moi n’étions du genre à cultiver les vieilles rancœurs et à gratter nos cicatrices affectives, mais nous étions par ailleurs aussi directs l’un que l’un autre. Et voilà que nous nous retrouvions côte à côte sur son canapé, et c’était le moment ou jamais d’aborder la question qui me brûlait les lèvres.
– Dis-moi, comment se fait-il…
Je me suis arrêté sur ces mots. J’avais failli demander « Comment se fait-il que tu ne m’aies pas prévenu de ta mutation à Boston ? », mais ça sonnait trop comme un reproche. Je me suis donc contenté d’un :
– Pareil de mon côté. Si tu as besoin de quoi que ce soit, je serai là. Sur ton paillasson comme un colis Zappos.
Elle s’est tournée vers moi en souriant, mais à peine avais-je croisé son regard vert et senti son souffle effleurer mon visage que mes lèvres se collaient aux siennes. Sa bouche était douce et tiède, parfumée au citron vert, et je n’ai pas pu résister à l’envie de l’explorer.
Le téléphone a sonné sur ces entrefaites. Vu que mes mains étaient descendues presque involontairement sur ses hanches, j’ai été le premier à remarquer les vibrations du BlackBerry.
– Un instant, Nico, s’est excusée Diana en s’écartant de moi pour prendre l’appareil fixé à sa ceinture.
– D’accord, a-t-elle répondu à son interlocuteur. J’arrive tout de suite.
– Qu’est-ce qui se passe ?
– Le pervers de tout à l’heure. Il a renvoyé un texto. Je crois qu’il commence à se méfier, il veut modifier l’heure du rendez-vous. Ils ont besoin de moi là-bas. Je… je suis désolée.
– Pas autant que moi.
Diana s’était déjà relevée en quête de son passe et de son trousseau de clés.
– On vient de faire une connerie, a-t-elle commenté sans me regarder en face.
– Je sais pas trop, mais…
– Bon, je te tiendrai au courant, pour l’iPhone.
– Je vais t’accompagner.
Elle avait l’esprit tout à son travail, brusquement.
– Non, a-t-elle fermement décliné. Ma voiture est garée tout près.
J’avais l’impression de quitter les vapeurs d’un sauna pour plonger sans transition dans une épaisse couche de neige.