Il était un peu plus de vingt et une heures, et la tour John Hancock, le building le plus élevé de Boston, ressemblait à un monolithe d’obsidienne. Il ne restait que quelques fenêtres éclairées ici ou là, éparpillées comme les derniers grains d’un épi de maïs. Certains occupants de l’immeuble travaillaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Ce n’était pas le cas du cabinet Batten Schechter, situé au quarante-huitième étage. Là, on ne trouvait pas de grouillots qui planchaient toute la nuit pour boucler un dossier dans les délais ou préparer une comparution. Les avocats de Batten Schechter ne trempaient que très rarement dans quelque chose d’aussi vulgaire qu’un procès public. Cette firme distinguée s’était spécialisée dans la gestion de patrimoine, et réglait de temps en temps quelques contentieux. Les affaires se résolvaient toujours par d’impitoyables tractations occultes, à quoi pouvait s’ajouter un petit mot judicieusement glissé à l’oreille d’un magistrat ou d’un officiel. C’était un peu comme la culture des champignons : ils préféraient opérer à l’abri de la lumière du jour.
Au volant de mon van Ford blanc, j’ai longé la façade arrière de la Hancock Tower, sur Trinity Place, pour accéder à l’aire de chargement. Une rangée de poteaux métalliques me barrait le passage du parking. Plusieurs écriteaux étaient affichés sur la porte : NE PAS SONNER UTILISER L’INTERPHONE PENDANT LES HEURES DE FERMETURE. J’ai appuyé sur le bouton noir et la porte métallique s’est relevée ; un petit bonhomme râblé a fait son apparition, visiblement contrarié d’être dérangé. Il était 9 h 16. Le prénom Carlos était cousu sur sa chemise bleue, au-dessus du nom de la société. Il a jeté un coup d’œil au logo de la camionnette DERDERIAN TAPIS D’ORIENT et a hoché la tête en basculant une manette. Les poteaux métalliques se sont abaissés et il m’a désigné sur l’aire de chargement un endroit où stationnaient déjà plusieurs autres véhicules. Il a absolument tenu à m’assister dans la manœuvre, me faisant des signes jusqu’à ce que le nez de mon van colle au pare-chocs du véhicule précédent.
– Vous venez pour Batten Schechter ?
J’ai hoché la tête, voulant rester poli tout en gardant mes distances. Tout ce qu’il savait, c’est qu’un employé du cabinet d’avocats avait contacté la société de gestion de l’immeuble pour signaler le passage d’une équipe de nettoyage. Elle interviendrait après vingt et une heures pour l’entretien des tapis. Bien entendu, il ignorait que c’était Dorothy l’auteur de ce coup de téléphone.
Tout avait marché comme sur des roulettes. J’avais simplement dû promettre à M. Derderian d’acheter pour mon bureau un de ses tapis, jolis mais hors de prix. En échange, il se faisait un plaisir de mettre une camionnette à ma disposition. De toute façon, il ne s’en servait jamais la nuit.
– Comment ça va ici, Carlos ?
Il m’a répondu par le « Ça va, ça va » typiquement bostonien, assaisonné d’une pointe d’accent latino.
– Y’en a beaucoup, des tapis à nettoyer, là-haut ?
– Non, juste un.
Ouvrant le hayon du van, j’ai sorti tant bien que mal une encombrante shampouineuse à tapis. Même si ce n’était pas son boulot, Carlos m’a donné un coup de main avant de me montrer une rangée de monte-charge.
L’ascenseur a pris son temps pour arriver. Il avait des parois en acier éraflées et un sol à revêtement d’aluminium. Tout en montant au quarante-huitième étage, j’ai rajusté dans ma ceinture le pistolet STI de Mauricio que je gardais au chaud dans ma boîte à gants depuis que je l’avais raflé à son domicile.
Aucune caméra n’était visible dans la cabine, mais j’ai préféré ne pas sortir mon arme, au cas où.
Les portes se sont ouvertes lentement sur un petit couloir de service éclairé au néon. Ce n’étaient sûrement pas par là que passaient les clients et les associés du cabinet. Tout en poussant ma shampouineuse, j’ai repéré quatre portes. Les entrées secondaires de quatre entreprises différentes, sur chacune une plaque en plastique gravée à son nom.
Celle de Batten Schechter était équipée d’un digicode. La firme avait sans doute de bonnes raisons d’insister sur la sécurité.
J’ai extrait de mon polochon une longue baguette de métal flexible coudée à quatre-vingt-dix degrés et terminée par un crochet. Cet outil s’appelait un Leverlock, il était vendu exclusivement aux professionnels de la sécurité et aux agences gouvernementales.
Agenouillé par terre, j’ai inséré la baguette sous la porte en manœuvrant pour attraper la poignée intérieure. J’ai tiré d’un coup sec. Treize secondes plus tard j’étais à l’intérieur.
Leur digicode sophistiqué n’avait servi à rien.
Je me trouvais dans un petit couloir où l’entreprise stockait les fournitures de bureau et le matériel d’entretien. La shampouineuse rangée contre un mur, je me suis avancé dans la faible lumière de l’éclairage de sécurité. J’avais l’impression de quitter l’entrepont pour entrer dans la salle de réception du Queen Mary : moquettes moelleuses, meubles de style et portes en acajou avec plaques de cuivre.
En tant qu’associé-fondateur, David Schechter s’était réservé le bureau d’angle. Dans le renfoncement qui précédait les doubles portes en acajou menant au saint des saints, se trouvait le poste de travail de son assistante, un petit canapé et une table basse. Les portes étaient fermées à clé.
J’ai noté alors la présence d’un second digicode, discrètement fixé près du montant de la porte, à hauteur du regard. Bizarre. Dans ces conditions, le bureau de Schechter n’était pas nettoyé par les agents d’entretien qui s’occupaient du reste de l’immeuble.
Ça m’apprenait aussi qu’il contenait des choses qu’il avait tout intérêt à protéger.
Selon toute vraisemblance, le code d’accès était griffonné sur un Post-it rangé dans un tiroir de la secrétaire, mais le Leverlock restait la solution la plus rapide.
Tout était presque trop simple, finalement.
J’ai sorti de mon sac une mallette noire. À l’intérieur, un fibroscope souple s’enroulait sur son capiton en mousse comme un serpent de métal. Une gaine en tungstène résinée enveloppait un câble en fibre optique de deux mètres de long qui mesurait moins de six millimètres de diamètre.
En Irak, les brigades de neutralisation des explosifs s’en servaient pour détecter les charges cachées. Le flexible orienté selon l’angle voulu, j’ai vissé l’oculaire et adapté une lampe aux halogénures métalliques avant de glisser le câble sous la porte. Un levier sur la poignée permettait à la sonde de se promener d’un côté et de l’autre comme la trompe d’un éléphant. Ainsi, je pouvais voir de l’autre côté de la porte. L’oculaire dirigé vers le haut, j’ai inspecté le mur le plus éloigné de l’entrée. Aucune installation n’était visible. En faisant pivoter le fibroscope dans le sens opposé, j’ai constaté qu’un minuscule voyant rouge brillait au-dessus de l’encadrement de porte.
Un détecteur de mouvements. Un capteur à infrarouges passif capable de mesurer les variations de température les plus subtiles à l’intérieur d’une pièce, causées par les ondes qu’émet le corps humain. Un dispositif assez commun, mais difficile à contourner.
Puisque le voyant ne clignotait pas, le système devait être activé.
J’ai lâché quelques jurons, tâchant de me rappeler quelques astuces susceptibles de neutraliser ce genre d’appareil, mais ce n’était vraiment pas mon rayon. J’en étais réduit à manœuvrer au jugé, tant et si bien que j’ai failli abandonner toute l’opération. Allons donc, je ne m’étais pas engagé à ce point pour baisser les bras maintenant.