– J’ai rencontré ce type dans un Starbucks, hier après-midi, a expliqué Taylor. C’est lui qui m’a draguée, je précise.
Elle m’a dévisagé, dans l’attente d’une réaction, mais je n’ai rien manifesté.
– On a engagé la conversation, il avait l’air sympa. Après, il m’a proposé d’aller au Slammer… J’étais un peu gênée, vu qu’on se connaissait à peine, et je lui ai dit que ça marchait, à condition que ma copine nous accompagne. Ça me sécurisait, vous comprenez ? Ça faisait moins rendez-vous.
– Alexa était au courant ?
– Oui.
– Comment il s’appelle ?
– Lorenzo.
– Et le nom de famille ?
– Je me rappelle plus.
– Donc vous arrivez tous les deux au Graybar et Alexa vous rejoint. Où ça ? Directement au bar, ou devant l’entrée ?
– Devant, dans la file. Il y a toujours la queue sur un kilomètre, là-bas.
– Je vois.
Je l’ai laissée aligner quelques bobards supplémentaires. Je me souvenais très précisément des images vidéo. Alexa retrouvait Taylor dans la file, et le type n’était pas avec elle. Il les avait accostées au bar une heure plus tard, comme s’il ne les connaissait ni l’un ni l’autre.
Une mise en scène. Il s’était présenté aux deux filles et Taylor était complice du stratagème.
– Vous auriez une cigarette ?
Taylor a sorti son paquet de Marlboro du sac noir.
– Et du feu ?
Elle a fouillé dans son sac de mauvaise grâce et m’a prêté son briquet Dupont en or. Au moment de l’attraper, je l’ai laissé tomber sur les pavés du trottoir.
– Mince !
Je l’ai ramassé pour allumer ma cigarette, avant de le lui restituer.
– Merci. Parlez-moi un peu de ce Lorenzo. Quel âge a-t-il ?
– Dans les trente, trente-cinq ans.
– Un accent ?
– Espagnol, je pense.
– Il vous a donné son numéro de portable ?
– Non.
– Ça vous a fait quel effet qu’il choisisse votre meilleure amie au lieu de vous ?
Elle s’est tue quelques instants, devinant probablement que si des caméras filmaient l’extérieur de l’hôtel, il y en avait aussi à l’intérieur.
– Ce n’était pas mon genre, a-t-elle prétexté sans grande conviction.
Afin d’éviter Charles Street dans l’immédiat, je l’avais délibérément entraînée sur Mount Vernon Street avant de tourner dans River Street, à main gauche.
– Ah oui ? Quand vous l’avez rencontré au Starbucks, dans la journée, il vous a paru assez intéressant pour que vous acceptiez de le revoir.
– Disons que je me suis aperçue après coup qu’il était… glauque. En plus, il préférait nettement Alexa, et je me suis dit vas-y ma grande.
– Trop aimable, ai-je fait d’un ton acide. Une véritable amie.
– Ce n’était pas par gentillesse…
– Simple pragmatisme de votre part.
– Si vous voulez.
– Quand vous avez rencontré Lorenzo au Starbucks, vous étiez installée devant la vitre, dans un des grands fauteuils rembourrés ?
Elle a hoché la tête.
– Il est venu s’asseoir à votre table ?
– C’est ça.
– C’était quel Starbucks, au fait ?
– Celui de Charles Street, a-t-elle dit avec un geste dans la direction de la rue, à un demi-pâté de maisons.
– Il me semblait qu’il y en avait deux, sur Charles Street ?
– Celui qui fait angle avec Beacon.
– Et vous étiez là toute seule ? Assise dans un des grands fauteuils devant la vitre ?
Elle a eu l’air méfiant. Ma façon d’insister sur ces fauteuils ne devait pas lui plaire.
– Oui, j’étais assise avec un magazine. Où vous voulez en venir ?
– Ah, nous y voilà.
– Quoi ?
Nous étions parvenus à l’angle de Charles et Beacon. Le Starbucks en question se trouvait sur le trottoir d’en face.
– Allez-y, jetez un coup d’œil.
– Pardon ?
Pas de grands fauteuils en vue.
Pas la moindre trace d’un fauteuil derrière la vitre.
Elle a regardé pour la forme, bien consciente d’avoir été percée à jour.
– C’est bon, elle devait juste s’éclater un moment avec lui, a-t-elle lâché d’un ton neutre. (Elle a allumé une cigarette et aspiré une bouffée.) C’est un service que je lui rendais. Jusque-là, elle n’avait jamais eu de relation sérieuse.
– Jolie preuve d’amitié. Je me demande ce que vous faites de vos ennemis. Vous saviez qu’Alexa avait été enlevée par le passé et qu’elle n’avait pas encore surmonté le traumatisme. Mais vous, vous ne trouvez rien de mieux à faire que sympathiser avec le premier venu et le coller à votre soi-disant meilleure amie. Un type que vous qualifiez vous-même de « glauque ». Quelqu’un qui a mis de la drogue dans le verre de votre grande amie, certainement avec votre complicité.
Une longue limousine noire a stoppé à un feu rouge, juste devant nous.
J’avais décidé de ne pas ménager Taylor et j’escomptais bien une réaction de sa part. Elle n’a pas manqué de réagir, mais pas du tout comme je l’attendais.
Exhalant une bouffée de fumée, elle a rétorqué en rejetant ses cheveux en arrière :
– Tout ce que vous pouvez prouver, c’est que je suis allée au Graybar avec un mec. Les conneries que vous m’avez sorties après, c’est juste des hypothèses.
La vitre arrière de la limousine s’est abaissée doucement. J’ai immédiatement reconnu la personne qui me dévisageait, un type tiré à quatre épingles avec veste en tweed, nœud papillon et lunettes rondes à monture d’écaille. David Schechter, un avocat renommé de Boston, homme de pouvoir qui connaissait tous les grands pontes et savait tirer les bonnes ficelles. Un individu sans pitié qu’il ne faisait pas bon fâcher.
Le sénateur Richard Armstrong, assis près de lui sur la banquette arrière, a hélé sa fille.
– Taylor, monte dans la voiture !
– Sénateur, votre fille est impliquée dans la disparition d’Alexa Marcus.
Le visage du sénateur n’a trahi ni surprise ni contrariété. Il s’est tourné vers son avocat comme pour lui déléguer la réponse.
Au moment où Taylor Armstrong ouvrait la portière, j’ai fait une dernière tentative :
– J’avais cru comprendre qu’elle était votre meilleure amie.
– Je pense pouvoir la remplacer très facilement, a répliqué Taylor avec un sourire qui m’a glacé les sangs.
Elle a pris place face à son père dans la spacieuse limousine, tandis que David Schechter me faisait signe d’approcher.
– Monsieur Heller, a-t-il dit d’une voix à peine audible – il était assez puissant pour se faire obéir sans avoir à hausser le ton : Le sénateur et sa fille ne souhaitent plus s’entretenir avec vous à l’avenir.
Il a claqué la portière et la voiture s’est mêlée à la circulation.
J’ai éteint ma cigarette et je l’ai jetée à la poubelle. J’avais décroché depuis un bon moment, je ne voulais surtout pas m’y remettre.
Mon BlackBerry a sonné, affichant le numéro de Marcus.
– Nick, enfin…
L’affolement perçait dans sa voix.
– Qu’est-ce qui se passe ?
– Ils la tiennent…
Sa voix s’est brisée, je n’entendais plus que son souffle.
– Ma petite Lexie. Ils la tiennent.
– Tu as reçu une demande de rançon ?
– Non.
– Alors comment…
– J’ai eu un mail avec un lien… Je t’en prie, Nick, viens tout de suite.
L’heure de pointe n’était pas loin et rallier Manchester serait encore plus long que d’habitude.
– Tu as cliqué sur ce lien ?
– Pas encore.
– N’ouvre rien avant mon arrivée.
– Mon Dieu, Nick, fais vite, je t’en prie.
– Je pars immédiatement.