Dans la foulée, je me suis rendu au bas de Beacon Hill et je me suis engagé dans l’allée en demi-cercle du Graybar Hotel, le dernier lieu connu où Alexa était passée. Normalement, une ancienne prison n’est pas l’endroit idéal pour une soirée en ville, mais j’avoue que les architectes avaient fait des merveilles pour la réhabilitation de la maison d’arrêt de Boston. Dans le temps, c’était un gros bâtiment monstrueux et sinistre, crasseux et surpeuplé, bien connu pour ses fréquentes émeutes. Quand Roger et moi passions sur Storrow Drive dans la voiture de maman, nous tendions toujours le cou pour apercevoir les détenus derrière les barreaux de leur cellule.
Personnellement, je ne pense pas qu’un lieu puisse emmagasiner l’énergie négative mais, par mesure de prudence, les promoteurs avaient fait venir sur place un groupe de moines bouddhistes, afin qu’ils récitent des prières et fassent brûler de la sauge pour purifier l’endroit des mauvaises ondes.
Apparemment, les moines avaient négligé un coin : l’accueil était tellement saturé d’énergie négative que j’ai eu envie de pointer un gros calibre sur le petit gommeux de la réception, manière d’attirer son attention. Il était plongé dans une discussion sur Jersey Shore avec sa collègue, et la musique hurlait à vous percer les tympans. Heureusement, mon arme était enfermée dans un coffre de mon bureau.
J’ai toussoté pour signaler ma présence.
– Quelqu’un pourrait appeler Naji ? Dites-lui que Nick Heller est là.
Le dénommé Naji était le directeur de la sécurité de l’hôtel.
Le type a pris son téléphone et m’a annoncé d’un air maussade :
– Il va arriver.
Ses cheveux savamment décoiffés et enduits de gel lui retombaient sur les yeux, et il cultivait un début de barbe. Son costume noir étriqué, avec un grand col pelle à tarte, semblait emprunté à Pee-Wee Hermann. Tandis que je patientais à la réception, il s’est lancé dans un débat sur Snooki and the Situation et a fini par me lancer d’un air irrité :
– Ça risque de prendre un moment, vous savez.
Je suis donc allé me promener dans le couloir. Devant un ascenseur à l’ancienne, l’enseigne du Slammer était posée sur un chevalet en laiton. Je suis monté au quatrième pour faire un petit tour d’observation. Les écrans plats fixés aux murs de brique étaient tous branchés sur Fox News. Toutes sortes de célébrités affichaient leur bobine sur les murs, de Jim Morrison à Eminem, en passant par Michael Jackson et Bill Gates adolescent. Il n’y manquait plus que mon père.
Des canapés et des banquettes en cuir. Un très grand bar. Des spots au sol. Une grille en fer noire qui entourait un atrium sur trois niveaux. Vu de nuit, le cadre en imposait sûrement, mais à la lumière du jour, il était aussi terne et décevant qu’un attirail d’illusionniste observé de trop près.
L’endroit était bourré de caméras de surveillance, essentiellement le discret modèle standard qui s’installe au plafond. Certaines, camouflées en spots, ne se trahissaient que par la couleur de l’objectif. Celles qui se trouvaient derrière le bar dissuadaient certainement le personnel de piquer dans la caisse ou dans les réserves d’alcool. Les caméras du lounge étaient mieux dissimulées : je suppose que le client n’aurait pas aimé se savoir immortalisé dans des situations compromettantes. Mais dans le fond, tout ce dispositif s’accordait on ne peut mieux avec le cadre carcéral.
Quand j’ai regagné la réception, quelqu’un m’attendait. Un beau brun de type arabe, avec un teint olivâtre, des yeux sombres et un nez proéminent. Lui aussi était engoncé dans un complet à la Pee-Wee, mais il était coiffé et rasé de près.
– Monsieur Heller ? a-t-il fait en souriant.
– Merci beaucoup de me recevoir, Naji.
– M. Marcus est un grand ami du Graybar. Je me tiens à votre disposition pour tout ce dont vous aurez besoin.
En vérité, Marshall Marcus était beaucoup plus qu’un « ami » : il était l’un des premiers, et des principaux, investisseurs de l’établissement. À ma demande, il avait appelé pour annoncer ma venue. Naji a sorti un porte-clés électronique marqué du logo BMW, celui qui ouvrait la M3 de Marcus, âgée de quatre ans. La « vieillerie » qu’il avait cédée à Alexa pour son usage personnel. Un talon de ticket de stationnement était accroché à la chaînette.
– Sa voiture est restée dans notre parking souterrain. Je peux vous y emmener, si vous le souhaitez.
– Elle ne l’a pas réclamée ?
– Il semblerait que non. Je me suis assuré que personne n’y touche, au cas où vous voudriez relever les empreintes.
Le bonhomme avait de l’expérience.
– La police le fera peut-être. Vous savez à quelle heure elle a déposé son véhicule ?
– Bien sûr, monsieur, a fait Naji en me tendant un ticket.
Les deux parties inférieures avaient été détachées et Alexa en avait sûrement gardé une. Sur les sections restantes figurait l’horaire 9 h 37, l’heure à laquelle Alexa était arrivée au Graybar et avait confié au voiturier la BMW paternelle.
– J’aimerais jeter un coup d’œil aux enregistrements vidéo.
– Ceux du parking ? Ou le service de voituriers à l’extérieur ?
– L’ensemble.
Le central de la sécurité occupait un petit local à l’arrière du bâtiment, dans la partie administrative. Il était équipé d’une vingtaine d’écrans de contrôle muraux qui transmettaient des images de l’extérieur, du hall, des cuisines et des couloirs menant aux toilettes. Un mastard avec un bouc était censé les regarder. En pratique, il lisait le Boston Herald qu’il s’est empressé de replier à l’entrée de Naji.
– Leo, tu peux nous sortir les images d’hier soir pour les caméras 3, 4 et 5 ?
Naji et moi-même debout derrière lui, Leo a ouvert plusieurs fenêtres sur son écran d’ordinateur.
– À partir de neuf heures et demie, ai-je précisé.
Trois caméras au moins couvraient la zone de dépôt des véhicules, devant l’hôtel. L’enregistrement numérique offrait une définition satisfaisante. Quand Leo a appuyé sur « avance rapide », les voitures se sont mises à défiler à toute allure, et des clients en jaillissaient comme des Keystone Kops. À 9 h 35, une BMW s’est arrêtée, et Alexa en est descendue.
Le voiturier lui a tendu un ticket et s’est chargé du véhicule, après quoi elle a rejoint la longue file qui s’était formée à la porte.
– On pourrait zoomer, là ?
J’aime bien visionner les images des caméras de surveillance, je me crois toujours dans un épisode des Experts. Malheureusement, quand on fait un agrandissement dans la vraie vie, on n’entend ni chuintement ni sifflement suraigu. Et il n’y a qu’à la télé que les techniciens utilisent cet algorithme mythique qui permet de passer par magie d’une image floue à une définition tellement remarquable qu’on peut lire l’étiquette d’un médicament reflétée dans l’œil de quelqu’un. Leo n’avait pas ce niveau technologique-là.
Encore quelques clic et Alexa embrassait une fille qui faisait déjà la queue.
Taylor Armstrong.
Elles ont entamé une conversation animée en se tapotant sur le bras, jetant des coups d’œil alentour de temps à autre, peut-être pour repérer un garçon.
– C’est possible de la suivre dans l’hôtel ?
– Pas de problème. Leo, envoie-nous les caméras 9 à 12.
Depuis un nouvel angle de vue, juste à l’entrée du hall, j’ai regardé les filles gagner l’ascenseur. Le mouvement était assez fluide, probablement les trente images/seconde habituelles.
Les portes de l’ascenseur se sont ouvertes et les deux filles sont entrées dans la cabine. Alexa en est ressortie brusquement, mais pas Taylor.
Alexa, qui souffrait de claustrophobie, ne supportait pas les espaces confinés, tout spécialement les ascenseurs.
– Je voudrais savoir où celle-ci est allée. Celle qui n’a pas pris l’ascenseur.
Grâce à une caméra installée au plafond du deuxième niveau, j’ai pu voir Alexa gravir les escaliers. Enfin, une autre caméra me l’a montrée à son arrivée au bar du quatrième où elle a rejoint Taylor.
– Moi aussi, je préfère monter par l’escalier, a complaisamment observé Naji. C’est un bon exercice.
La caméra les filmait ensuite en train de chercher des sièges, il ne se passait rien de vraiment notable. La foule se faisait de plus en plus dense. Une serveuse en tenue moulante, dont les seins menaçaient de jaillir du soutien-gorge, s’est avancée pour noter leurs commandes. Les filles ont continué à papoter.
Un type s’est alors approché.
– Fais-nous un gros plan, a demandé Naji, de plus en plus décidé à coopérer.
Le garçon avait une vingtaine d’années et portait sa chemise sur le pantalon. Un blond au teint rubicond et aux dents en avant. Pas du tout le type espagnol. Alexa lui a accordé un sourire, tandis que Taylor l’ignorait totalement. Il a battu en retraite au bout de cinq secondes. Pauvre gosse, je le plaignais sincèrement.
Les filles parlaient et riaient, sûrement pour se moquer du jeune homme.
– Vous pouvez avancer.
Leo a accéléré, et les images se sont enchaînées au rythme saccadé d’un film muet. Les filles buvaient et riaient. Alexa a sorti un objet et l’a tenu en l’air. Un téléphone, peut-être. Oui, c’était bien un iPhone. Elle prenait sans doute une photo. Mais non, voilà qu’elle le portait à sa bouche, et que Taylor éclatait de rire. Une blague. Taylor s’est emparée du mobile et l’a approché à son tour de ses lèvres. Nouveau fou rire, puis Alexa a récupéré l’appareil pour le ranger dans la poche de sa veste. Il faudrait que je m’en souvienne.
Un autre homme a fait son apparition. Un brun de type latin, d’origine italienne ou espagnole. Cette fois les deux filles ont souri. Leur gestuelle dénotait une indéniable réceptivité. Regards, sourires… Même Taylor avait renoncé à sa mine renfrognée et faisait preuve d’un enjouement que je ne lui connaissais pas.
– Vous avez des prises sous un angle différent ?
Leo a ouvert une autre fenêtre, qui m’a permis de voir l’individu de profil. Il a zoomé pour obtenir un plan rapproché.
Espagnol ou portugais, éventuellement sud-américain. Séduisant, en tout cas. Entre trente et trente-cinq ans, l’allure soignée, habillé de vêtements de marque.
Le type a tiré un siège près de ceux des filles, visiblement invité à se joindre à elles, et a fait signe à la serveuse.
– Il vient régulièrement, a indiqué Naji.
– Ah oui ?
– Oui, je le reconnais. En général, je mémorise la tête des habitués.
– Son nom ?
– Aucune idée.
Naji me cachait quelque chose.
Sur l’écran, le bonhomme et les deux filles bavardaient et plaisantaient. La serveuse a pris les commandes. Les filles semblaient ravies de sa présence.
L’inconnu avait beau être assis à côté de Taylor, c’était surtout Alexa qui l’intéressait. Il se penchait vers elle pour lui parler, sans prêter attention à son amie.
Intéressant. Malgré son style un peu racoleur, Taylor était tout aussi jolie qu’Alexa, mais celle-ci avait quelque chose de plus raffiné, de plus innocent.
Et son père était milliardaire.
Pourtant l’homme n’était pas censé le savoir, à moins d’avoir choisi sa cible à l’avance.
Les consommations sont arrivées, servies dans des grands verres à Martini.
Après en avoir bu une partie, les deux filles se sont levées, laissant leur compagnon seul à la table. Il promenait sur le bar un regard distrait.
– On pourrait suivre les filles ?
Leo a cliqué pour agrandir une fenêtre déjà ouverte. Légèrement éméchées, les deux amies marchaient en se soutenant l’une l’autre.
– Continuez de les suivre.
Leo a encore agrandi la fenêtre, et les filles ont pénétré dans les toilettes des dames.
– Les toilettes ne sont pas équipées de caméras ?
– C’est illégal, monsieur, a dit Naji avec un sourire.
– Je sais bien. Simple vérification de ma part.
Dans une autre fenêtre de l’écran, un élément a capté mon attention. C’était celle qui montrait l’homme resté seul à la table.
Il était en train de faire quelque chose.
D’un mouvement adroit et rapide, il a tendu la main pour faire glisser vers lui le verre à moitié plein d’Alexa.
– Merde ! Vous voulez bien agrandir, là ?
Une fois l’image agrandie, on distinguait très clairement les gestes du type. Après un bref regard circulaire, il a plongé la main droite dans la poche de sa veste, avant de laisser tomber négligemment quelque chose dans le verre d’Alexa. Avec le bâtonnet de son propre verre, il a remué la boisson, sûrement pour dissoudre ce qu’il venait d’y ajouter. Ceci fait, il a repoussé le verre à sa place. L’ensemble du processus avait pris dix ou quinze secondes.
– Oh, merde ! me suis-je exclamé.