Pourtant, je n’avais pas peur. C’était la colère qui dominait, j’étais furieux que ces deux gus aient le toupet de s’introduire à mon domicile et de trafiquer mon ordinateur et mon écran télé flambant neuf.
Alors que la plupart des gens ont le cœur qui s’emballe sous la poussée d’adrénaline, le mien a tendance à ralentir. Je respire plus profondément, ma vision devient plus aiguë. Mes sens sont plus affûtés.
Si j’avais simplement voulu les mettre en fuite, il m’aurait suffi de faire du bruit pour qu’ils déguerpissent vite fait en abandonnant leur boulot. Mais ce n’était pas du tout mon but.
Ce que je voulais, moi, c’était les voir morts. Après une petite discussion, évidemment. Je tenais à découvrir qui les avait envoyés chez moi et à quelles fins. Je me suis donc replié dans la salle de bains, toujours dégoulinant, afin de réfléchir une minute aux possibilités qui s’offraient à moi.
Ils s’étaient débrouillés pour entrer sans déclencher le signal d’alarme, pourtant neutraliser mon système de sécurité n’avait rien de facile. La porte d’entrée était entrebâillée et une des fenêtres, une grande verrière d’usine, était carrément ouverte. Dans une rue aussi animée, ils n’avaient pas dû passer par là. J’habitais au cinquième étage, et même à cette heure de la soirée, ils auraient attiré l’attention. S’ils étaient entrés par la porte, d’un autre côté, il fallait qu’ils connaissent le code pour désactiver l’alarme.
Manifestement, ils ne s’attendaient pas à me trouver chez moi. Ils ne m’avaient pas non plus vu rentrer par la porte de service, que je n’empruntais que rarement, pas plus qu’ils n’avaient entendu couler la douche à l’autre bout de l’appartement. De toute façon, il y avait toujours des gargouillis de canalisations dans ces vieux immeubles.
Mon unique avantage, c’est qu’ils ignoraient ma présence sur les lieux. Tout en regardant mon pantalon roulé en boule par terre, j’ai procédé à une rapide inspection visuelle, inventoriant tous les objets capables de servir d’arme improvisée. Une clé ou un stylo pouvait fonctionner, mais seulement en combat rapproché. Pour une fois, un peu de désordre aurait pu s’avérer utile. Au premier regard, je n’ai rien repéré de très prometteur. Ma brosse à dents et un tube de dentifrice, un verre et un flacon de bain de bouche, des serviettes et des draps de bain…
Une serviette peut faire une bonne arme de fortune quand on la transforme en kusari-fundo, la chaîne lestée japonaise, mais il faut être tout près de l’adversaire.
Mon regard s’est posé alors sur le rasoir électrique. En général, je préférais les manuels, je gardais celui-ci pour les jours où j’étais pressé. Le cordon devait mesurer dans les soixante centimètres de long, une fois déroulé il atteindrait sûrement un mètre quatre-vingts. Dès que j’ai eu enfilé mon pantalon, j’ai débranché le rasoir et je me suis glissé furtivement dans la pièce principale.
Je devais m’attaquer d’abord au plus baraqué des deux. Celui qui s’occupait de l’ordinateur ne présentait sûrement pas un grand danger. Quand je me serais débarrassé du Gorille, je me chargerais d’interroger Gigabit.
Mes pieds encore humides chuintaient légèrement sur les lattes en bois, et j’ai dû m’approcher très lentement pour ne pas donner l’alerte. En quelques secondes, j’étais à trois mètres des intrus, tapi derrière un pilier. J’ai inspiré profondément. Le rasoir dans la main droite et le fil dans l’autre, j’ai tendu le cordon à la façon d’une fronde.
Puis je l’ai relâché brusquement, visant le crâne du plus costaud.
Il y a eu un craquement bien audible et il a levé les mains une seconde trop tard pour se protéger le visage. Il est retombé sur le fauteuil en hurlant, avant de s’écrouler au sol. J’ai tiré d’un coup sec sur le fil, ramenant le rasoir vers moi. Pendant ce temps, son complice se remettait debout tant bien que mal, mais je voulais m’assurer que le gros ne se relèverait pas. Je me suis donc jeté sur lui, mon genou droit solidement planté dans son plexus solaire. Le souffle coupé, il a tenté de se redresser, agitant vainement les poings pour me frapper. Haletant, il a fini par me toucher plusieurs fois aux oreilles et par porter un coup spécialement brutal au maxillaire gauche, douloureux mais pas incapacitant. J’ai rassemblé mes forces pour le cogner en pleine figure. L’impact a produit un craquement et j’ai senti céder quelque chose de dur et de pointu.
Le type s’est mis à beugler en se tordant de douleur. Son nez était cassé, il avait peut-être même perdu quelques dents. Le sang m’a aspergé le visage.
Du coin de l’œil, j’ai vu que l’informaticien maigrichon s’était relevé et s’apprêtait à dégainer son arme. Le rasoir m’ayant échappé pendant la brève bagarre, j’ai saisi le dérouleur de Scotch posé sur mon bureau pour le lui projeter au visage. Il s’est baissé, n’a été touché qu’à l’épaule et le rouleau a jailli quand l’objet s’est écrasé au sol.
J’avais raté mon coup, mais ça me laissait un petit répit. L’arme qu’il serrait dans sa main droite était un pistolet noir, au canon large et rectangulaire. Un Taser.
Les Taser sont conçus pour neutraliser l’ennemi, pas pour le tuer, mais je peux vous assurer que l’expérience n’a rien de plaisant. Chaque cartouche projette deux dards reliés à l’arme par deux minces filins. Elles envoient dans le corps une décharge de 50 000 volts, qui paralysent et détraquent momentanément le système nerveux central.
Penché en avant, le Taser pointé vers moi, il a ajusté le tir avec des gestes de professionnel. Il ne se tenait qu’à cinq mètres de moi, ce qui m’indiquait qu’il n’agissait pas à l’aveuglette. À partir d’une distance de sept mètres, les électrodes s’écartaient trop pour toucher la cible et refermer le circuit.
Quelque chose m’a déséquilibré alors que je faisais un bond de côté. Le mastard m’avait agrippé la cheville, la figure barbouillée de sang. Ses bras moulinant dans le vide, il gémissait et vagissait comme un sanglier blessé.
Le gringalet au teint blême me regardait en souriant.
J’ai entendu le déclic du Taser qu’il armait.
Empoignant la grosse torche Maglite posée au bord du bureau, je la lui ai lancée dans les genoux, mais il avait de bons réflexes. Il a esquivé in extremis et, au lieu de percuter les rotules, la lampe a atteint les jambes juste au-dessous avec un craquement réjouissant. Ses genoux se sont dérobés, il a hurlé de rage et de douleur. Allongeant le bras pour lui arracher le Taser, j’ai attrapé à la place la sacoche en toile noire suspendue à son épaule. Faisant volte-face, il a braqué son Taser vers moi et tiré.
La douleur a été invraisemblable.
Tous mes muscles se contractaient de plus en plus violemment, une sensation que je n’avais jamais connue et que je serais incapable de décrire. J’avais perdu le contrôle de mon corps, mes muscles étaient bloqués. Aussi rigide qu’un bout de bois, je me suis écroulé au sol.
Quand j’ai réussi à faire un mouvement, deux ou trois minutes plus tard, les deux lascars avaient fichu le camp. À supposer que j’aie pu courir, ce qui était loin d’être le cas, ils étaient déjà trop loin pour être pris en chasse.
Je me suis relevé avec précaution, résistant à l’envie de me laisser glisser à terre. Avec une colère grandissante, j’ai considéré les dégâts autour de moi, tout en me demandant qui m’avait envoyé ces deux-là.
C’est alors que j’ai remarqué qu’ils avaient eu la délicatesse d’oublier un indice en partant.