On aurait peine à imaginer homme plus séduisant que mon vieux copain George Devlin – surnommé Roméo quand nous étions dans les Forces spéciales.
Non content d’être le garçon plus beau et le plus populaire du lycée, il était aussi délégué de classe et star de l’équipe de hockey de son école, ce qui n’était pas rien dans une ville comme Grand Rapids, Michigan, qui voue un véritable culte à ce sport. Il possédait en outre une voix magnifique qui lui avait valu le premier rôle dans le spectacle musical monté par les terminales. C’était enfin un surdoué en informatique et un passionné de jeux.
George était doté d’un potentiel remarquable, mais comme les Devlin n’avaient pas les moyens de lui payer la fac, il avait décidé de s’engager dans l’armée. Avec des qualités pareilles, évidemment, il n’avait pas tardé à intégrer les Forces spéciales où on l’avait nommé officier des communications après une formation en informatique. Il occupait ces fonctions dans mon détachement de l’époque, et c’est comme ça que j’avais fait sa connaissance. Je ne me souviens pas qui lui avait trouvé son surnom de Roméo, mais il lui était resté.
Après sa blessure en Afghanistan et la thérapie assurée par la Veteran’s Administration, il nous avait demandé d’abandonner « Roméo » et de l’appeler simplement George.
Je l’ai rejoint dans l’énorme camping-car hérissé d’antennes qui lui servait à la fois de bureau et de logement. Il s’était garé dans le parking en sous-sol du Holiday Inn de Dedham. C’était bien son style, de fixer des rendez-vous dans des endroits isolés. Il semblait toujours sur le qui-vive, comme s’il était traqué.
Je suis entré dans l’habitacle faiblement éclairé.
– Heller.
Sa voix émergeait de l’ombre, et quand mes yeux ont accommodé, je l’ai vu assis de dos sur son tabouret, face à une rangée d’écrans d’ordinateurs et de matériel électronique.
– Salut, George. Merci de m’accorder un rendez-vous aussi rapidement.
– Je suppose que le traceur GPS a bien fonctionné.
– C’était parfait, je te remercie.
– La prochaine fois, tâche de penser à lire tes mails.
Je lui ai tendu le téléphone Nokia que j’avais subtilisé à Mauricio. George a fait pivoter son tabouret pour tourner son visage vers moi.
Ou ce qu’il en restait.
Je n’avais jamais réussi à m’y habituer, je recevais un choc chaque fois que je le voyais. Son visage n’était plus qu’un réseau d’épaisses coutures, certaines livides, d’autres d’un rouge enflammé. Il lui restait les narines et un trait à la place de la bouche, et les chirurgiens de l’armée lui avaient refait les paupières en greffant la peau prélevée à l’intérieur de sa cuisse. Les points faisaient encore une marque très visible.
Heureusement, ses problèmes respiratoires s’étaient bien arrangés et il conservait l’usage d’un de ses yeux.
N’empêche, j’avais le plus grand mal à supporter le spectacle du monstre qu’il était devenu. C’était peut-être une ironie du destin que son apparence physique, qui l’avait si longtemps distingué, continue à le définir d’une autre manière.
– Afficher les numéros du répertoire, ça devrait être dans tes cordes.
Les lésions subies par ses cordes vocales lui avaient laissé une voix basse et râpeuse, et les tissus déplacés de sa bouche rendaient de temps en temps un petit claquement mouillé.
– Même moi j’en suis capable.
– Qu’est-ce que tu me veux, dans ce cas ?
– Le seul numéro gardé en mémoire correspond à un cellulaire. Sûrement celui de son contact. La personne qui l’a engagé pour enlever la fille. Si quelqu’un peut arriver à localiser cette ordure grâce au mobile, c’est bien toi.
– Pourquoi tu ne demandes pas l’assistance du FBI ?
– Tout le monde ne m’inspire pas confiance, là-bas.
– Et tu as entièrement raison. Pourquoi tu collabores avec eux, d’abord ? Je croyais que tu avais coupé les ponts avec toutes ces conneries.
– J’ai besoin d’eux, tout simplement. Tout est bon pour retrouver Alexa.
– Sans commentaire, a fait Devlin en respirant bruyamment.
Il n’avait que mépris pour l’ensemble des structures gouvernementales et entretenait avec elles un rapport de paranoïa aiguë. Pour lui, elles représentaient l’ennemi malveillant et tout-puissant. Je pense qu’il les rendait responsables de la bombe artisanale irakienne qui avait fait sauter le réservoir d’essence de son Humvee. Il ne semblait même pas reconnaissant envers les héroïques chirurgiens qui lui avaient sauvé la vie et restitué un visage – même si c’était un semblant de visage. Mais qui aurait pu lui reprocher sa colère ?
Il a incliné bizarrement la tête pour examiner le téléphone. Il préférait travailler avec très peu d’éclairage, quasiment dans la pénombre, car son œil avait développé une hypersensibilité à la lumière.
– Ah, un Nokla 8 800. C’est pas le burner de base.
– Tu veux dire Nokia ?
– Tu sais lire, Nick ? Regarde, c’est bien Nokla.
Il avait raison.
– Une contrefaçon, alors ?
Il a appuyé sur plusieurs touches du clavier.
– Oui, le numéro de série le confirme.
Il a retiré le cache pour enlever la batterie.
– Un Shenzen Special.
Je me suis penché pour mieux voir : la batterie était couverte d’inscriptions en chinois.
– Tu n’as jamais vu des offres promotionnelles sur eBay ? Un Nokia neuf, à moitié prix ? À tous les coups, ils sont fabriqués en Chine.
– L’avantage, quand on commande un mobile sur Internet, c’est que les caméras du Walmart ne risquent pas de filmer notre bobine.
J’ai immédiatement regretté ma remarque. Devlin aurait donné n’importe quoi pour pouvoir entrer dans un magasin sans provoquer la gêne et la répulsion, sans effrayer les enfants.
Il s’est tourné brusquement vers un de ses écrans. Un point vert clignotait.
– Puisqu’on parle de traceurs, tu en portes un sur toi ?
– Pas que je sache.
– Je t’avais pourtant dit de prendre tes précautions en venant ici.
– C’est ce que j’ai fait.
– Tu permets que j’inspecte ton BlackBerry ?
Il a inspecté le portable avant de le poser sur l’étroite console pour retirer la batterie de son compartiment. À l’aide d’une pince à épiler, il en a extirpé quelque chose qu’il a placé obliquement devant ses yeux. Si son visage avait encore pu exprimer une quelconque émotion, je pense qu’il aurait affiché un air de triomphe.
– Quelqu’un a suivi tous tes déplacements, Heller. Tu sais à peu près depuis quand ?