– Depuis quand tu n’as pas eu de nouvelles ?
Nous étions assis dans de confortables fauteuils négligemment recouverts de plaids écrus, dans la seule pièce du rez-de-chaussée qui semblait avoir un quelconque usage : une pièce en L cuisine-salon jouissant d’une vue spectaculaire sur la côte rocheuse que venaient lécher les vagues gris acier de Cape Ann.
– Hier soir elle est partie pour Boston, disant qu’elle rentrait en fin de soirée. Belinda en a conclu qu’elle serait là vers minuit, un peu plus tard si elle s’amusait bien.
– À quelle heure a-t-elle quitté la maison ?
– En début de soirée, je crois. J’étais sur le chemin du retour.
Marcus Capital Management occupait tout un étage d’un des nouveaux immeubles de Rowes Wharf, que j’apercevais depuis un angle de mon bureau. Quand maman travaillait pour lui il finissait toujours très tard, et c’était sûrement encore le cas. Une voiture l’emmenait à Boston tous les matins et le reconduisait chaque soir.
– Elle était déjà partie quand je suis arrivé.
– Qu’est-ce qu’elle allait faire à Boston ?
Il a poussé un long soupir qui ressemblait à une plainte.
– Elle, tu sais, elle ne pense qu’à sortir faire la fête. Toujours en vadrouille, dans les discothèques et tout ça.
Ça faisait des lustres que je n’avais plus entendu le mot « discothèque ».
– Elle a pris sa voiture, ou elle s’est fait accompagner ?
– Non, c’est elle qui conduisait. Elle adore ça. Elle a passé le permis le jour de ses seize ans.
– Elle avait rendez-vous ? Avec un garçon, éventuellement ?
– Non, elle avait prévu de rejoindre une copine. Alexa ne sort pas avec des garçons, Dieu merci. Du moins pas encore, pour autant que je sache.
Apparemment, Alexa était plus que discrète sur sa vie sociale.
– Elle a précisé où elle devait se rendre ?
– Non, elle a seulement dit à Belinda qu’elle allait retrouver quelqu’un.
– Mais pas un garçon.
– Je te dis que non, s’est impatienté Marcus. Des amis, ou une copine. Elle a dit à Belinda…
Marcus a secoué la tête, les lèvres tremblantes, et a plaqué une main sur ses yeux avec un grand soupir.
– Et Belinda, ai-je poursuivi sans le brusquer, où est-elle en ce moment ?
– Elle se repose à l’étage. Ça la rend malade, cette histoire. C’est un coup dur, pour elle. Belinda n’a pas fermé l’œil de la nuit, elle est à bout. Elle se fait des reproches.
– À quel sujet ?
– Parce qu’elle a laissé sortir Alexa, qu’elle n’a pas posé assez de questions… Elle n’y peut rien, elle, c’est pas le beau rôle d’être la belle-mère. Quand elle essaie d’imposer une règle, Alexa lui rentre dedans, elle se fait traiter de marâtre. C’est injuste, Belinda l’adore, elle tient à elle comme à sa propre fille.
J’ai attendu quelques secondes pour demander :
– Je suppose que tu as appelé son portable.
– Un bon million de fois, si tu veux savoir. J’ai même téléphoné chez ta mère, au cas où elle aurait dormi chez Frankie pour éviter de prendre le volant en pleine nuit. Tu sais qu’elle adore Francine.
Ma mère habitait un appartement à Newton, nettement plus proche de Boston que Manchester-by-the-Sea.
– Penses-tu qu’il lui est arrivé quelque chose ?
– Évidemment, qu’il lui est arrivé quelque chose ! Elle ne filerait pas comme ça sans prévenir !
– Marshall, c’est tout à fait normal que tu t’inquiètes, mais n’oublie pas qu’Alexa a des antécédents.
– C’est du passé, tout ça, de l’histoire ancienne. Elle s’est calmée.
– Peut-être, mais ce n’est pas certain.