Les toilettes du Slammer étaient pourvues de savons parfumés et de vraies serviettes pliées en quatre. Alexa se repassa du gloss sur les lèvres pendant que Taylor retouchait le maquillage de ses yeux.
– Tu as fait une touche, j’ai l’impression.
– Quoi ?
– Ne fais pas l’innocente, répliqua Taylor en appliquant son khôl.
– Tu lui donnes quel âge, toi ?
– Je sais pas trop, un peu plus de la trentaine ?
– Tant que ça ? J’aurais dit trente ans maximum. Tu crois qu’il sait qu’on est…
Deux filles entrèrent à ce moment-là, et Alexa préféra se taire.
– Vas-y, l’encouragea Taylor. C’est génial, je t’assure.
Quand elles eurent réussi à se frayer un passage dans la cohue, les oreilles écorchées par le vacarme des Black Eyed Peas, Alexa fut presque surprise que Lorenzo soit toujours là.
Il n’avait pas bougé et sirotait posément sa vodka, nonchalamment installé dans son fauteuil. Alexa s’étonna de trouver son verre à moitié vide – le Peartini que lui avait conseillé Lorenzo. Je suis vraiment partie, là.
Il lui adressa son sourire ravageur, et elle remarqua que ses yeux étaient d’un brun clair, de la couleur de l’œil-de-tigre. Quelques mois avant de disparaître, sa mère lui avait offert un collier en œil-de-tigre, et même si elle ne se décidait pas à le porter, elle avait plaisir à admirer les pierres.
– Désolée, mais je dois filer, annonça Taylor.
– Taylor !
– Mon père m’attend, je suis obligée d’y aller.
Avec une lueur complice dans le regard, Taylor fit un signe de la main avant de se fondre dans la foule. Lorenzo prit sa place pour se rapprocher d’Alexa.
– Alors, Lucia, tu veux bien me parler un peu de toi ? Comment se fait-il que je ne t’aie jamais vue ici ?
L’espace d’un instant, elle ne se rappela plus qui était Lucia.
Cette fois, elle était soûle pour de bon. L’impression de flotter au-dessus des nuages, un sourire béat sur la figure, et Lorenzo qui lui parlait pendant qu’elle chantait avec Rihanna. La salle vacillait autour d’elle et, dans cette cacophonie de conversations absurdes et décousues, elle avait du mal à capter la voix de Lorenzo. La gorge sèche, elle tendit la main vers son San Pellegrino et renversa le verre. Elle se contenta de contempler les dégâts d’un air penaud, sidérée que le verre soit toujours intact, et Lorenzo répondit à son sourire idiot par un magnifique sourire, un éclat chaleureux et sexy dans ses yeux bruns. Il épongea le liquide avec sa serviette.
– Je ferais bien de rentrer, dit Alexa.
– Je te raccompagne, dans ce cas.
Il jeta sur la table quelques coupures de vingt dollars et lui prit la main pour qu’elle se lève, mais ses jambes refusaient de suivre. Il la soutint par la taille pour l’aider à se mettre debout.
– Tu ne vas pas prendre le volant maintenant, je vais te reconduire. Tu récupéreras ta voiture demain.
– Mais…
– Ça ne me dérange pas. Viens, Lucia.
Il la guida fermement à travers la foule. Les gens la lorgnaient au passage, agressifs, les rires résonnaient dans sa tête et les lampes brillaient comme des arcs-en-ciel. Comme si elle avait plongé la tête sous l’eau et regardait le ciel. Tout lui semblait loin, très loin.
La fraîcheur de la nuit caressait agréablement son visage. Le grondement de la circulation, les klaxons des voitures…
Elle était allongée sur la banquette arrière d’un véhicule inconnu, appuyée contre le cuir dur et fendillé, froid contre sa joue. Il y flottait des relents de tabac et de bière. Quelques bouteilles vides jonchaient le plancher. Il s’agissait d’une Porsche, elle en était presque sûre, mais c’était un vieux modèle déglingué à l’intérieur crasseux. Vraiment pas le genre de voiture qu’elle imaginait pour Lorenzo. Elle voulut demander s’il avait besoin d’indications, mais elle n’arrivait pas à articuler. Prise de nausées, elle espéra qu’elle n’allait pas vomir dans la Porsche. Il n’aurait plus manqué que ça. Mais comment se faisait-il qu’il connaisse déjà le chemin ?
Elle entendit la portière s’ouvrir et claquer. Le moteur était coupé. Pourquoi s’arrêtait-il si vite ?
Quand elle ouvrit les yeux, il faisait sombre. Pas de réverbères, pas de circulation non plus. Son cerveau engourdi enregistra un lointain signal d’alarme. Qu’est-ce qu’il fabriquait ? Il comptait l’abandonner là, ou quoi ?
Quelqu’un se dirigeait vers la Porsche, mais on ne distinguait pas son visage dans l’obscurité. Une silhouette mince et musclée, elle n’en voyait pas davantage.
Dès que la portière s’ouvrit, la lumière du plafonnier éclaira les traits de l’individu. Le crâne rasé, des yeux bleus au regard perçant, une mâchoire anguleuse et une ombre de barbe. Séduisant, jusqu’à ce qu’un sourire découvre des dents brunies de rongeur.
– Viens avec moi, s’il te plaît, lui dit l’inconnu.
Elle se réveilla à l’arrière d’un SUV neuf, un Escalade ou un Navigator.
Il faisait chaud là-dedans, presque trop, et ça empestait le désodorisant de mauvaise qualité.
Elle regarda la nuque du conducteur. Ses cheveux bruns étaient rasés. Sur son cou, un drôle de tatouage dépassait de sous le pull. Des yeux pleins de colère, pensa-t-elle spontanément. Un oiseau, peut-être ?
– Où est passé Lorenzo ? demanda-t-elle, sans être bien sûre de se faire entendre.
– Allonge-toi et fais un somme, Alexa, répondit l’homme.
Lui aussi avait un accent étranger, mais plus dur, plus guttural.
L’idée ne lui déplaisait pas. Elle sentit le sommeil la gagner, mais son cœur s’emballa brusquement, comme si son corps avait devancé son esprit : l’homme connaissait son vrai prénom.