La vérité appartiendra bientôt aux femmes, la vérité comme femme, même, celles-ci étant souvent les meilleures herméneutes, pensais-je en regardant cette jeune Libanaise qui détenait sur moi des vérités qu’elle publierait un jour, d’une manière ou d’une autre, et qui continuerait à me traquer au fond de mes écrits après m’avoir abandonné au milieu de l’été.

« Mon existence est vouée à cette publicité-là, et les femmes parachèvent ce que j’ai commencé, puisque ma vie a eu lieu parmi les femmes autant que parmi les ombres, à supposer que les femmes ne soient pas, somme toute, les ombres de ces ombres », lui disais-je tout doucement, en me levant et lui proposant de me suivre, riant doucement de la voir inquiète, et m’étonnant qu’une fille de la montagne libanaise puisse s’effrayer de rien, la piquant au vif, la faisant se lever et sourire lorsque je lui eus dit que je voulais marcher dans Siom, une dernière fois, et la nuit, descendre avec elle dans le bourg endormi, lui montrer ce qu’elle n’avait pas encore vu, et passant non par le bout de route que Fargeas avait fait creuser, au bas de l’ancienne forge, mais par-derrière, en empruntant le chemin qui existe depuis toujours et monte à la croix des Rameaux, où elle a regardé autour d’elle, notamment la rigole, au pied de la butte où je buvais quelquefois entre les vaches que je ramenais du pacage, au risque de me faire écraser sous les pattes d’une bête ou d’attraper cette maladie des moutons dont je n’ai jamais pu me rappeler le nom, néanmoins confiant dans ma bonne étoile, moi qui n’avais pas de père et presque pas de mère, et qui pensais les trouver dans les livres, ceux que je lisais comme ceux que j’écrirais peut-être, un jour, disais-je à Sahar qui frissonnait et à qui j’ai proposé ma veste, qu’elle a refusée, déclinant aussi mon offre d’aller lui chercher un châle.

« Je n’ai pas froid », murmurait-elle avec l’air de penser à tout autre chose, tandis que je me demandais comment elle percevait mon pays natal, cette fille du Levant qui paraissait perdue, à ce moment, et à qui j’ai pris le bras, pour la faire descendre non pas aux enfers, comme elle l’avait peut-être cru, mais vers Siom, dont elle pouvait cependant penser que le village constituait l’antichambre, surtout en pleine nuit.

A gauche, le long de la rigole qui descendait vers l’entrée du bourg, je lui ai montré la veine de terre humide où je venais prendre de la glaise pour colmater les fissures dans le conduit où passait le tuyau de la cuisinière à bois, chez Jeanne. Je lui ai aussi montré ce qui avait été la dernière forge, la dalle de ciment sur laquelle se dressait le travail, lui expliquant quel type de fer on mettait aux vaches, à cause du gravillon des routes, puis lui indiquant, un peu plus bas, à droite, l’ancienne ferme de Chadiéras, tout en longueur, puis, plus bas encore, après le gros bâtiment ocre qui avait naguère abrité l’école et la mairie, passant par la rue Haute, devant les maisons que je lui avais désignées, la veille, depuis l’autre rive : celles de Nuzejoux, Fournial, Orluc, Chave, Péni-chou, Chazal-Noël, Lauve, Pythre, Rivière, Terracol, Heurtebise, puis, traversant le haut de la place et prenant, avant l’ancien presbytère, la sente du Curé pour déboucher dans la rue Basse, devant la maison de Philip-peaux, avec le minuscule losange par lequel le fond d’une cuisine recevait le jour. Puis ce furent les maisons de Dubosc, de Valette, de Bazire et, bordant une partie de la terrasse aux acacias, celles de Poirier, d’Orlianges, des sœurs Razel, de Champeaux, de Beyne, tous décédés, ai-je dit à Sahar qui me regardait comme si je tenais à distance les ombres de ceux dontje prononçais les noms, dans la nuit claire, lui montrant, de l’autre côté du lac, l’endroit où nous nous étions tenus la nuit précédente, sur la colline de Veix, loin du repli où l’on devinait la masse sombre du Rat et, tout à fait sur la droite, parmi les chênes et les thuyas, la lumière des Geniettes. Nous sommes remontés vers la place pour redescendre vers la maison de Queyroix, celles de Jamilloux et de Masmonteil, et la villa qu’avaient occupée les sœurs Piale, mortes, à présent, à l’exception d’Yvonne, qui se trouvait à l’hospice des Buiges.

Nous sommes descendus jusqu’au lac, où je lui ai fait voir l’endroit où l’ancienne route s’enfonce sous les eaux, passant sur le pont de Jouclas, au milieu du lac, pour ressortir entre des sapins et conduire vers Le Rat et, beaucoup plus loin, vers la ferme de Couignoux et au château du Montheix, qu’on ne voyait pas de là, Sahar secouant la tête à cause de l’odeur presque funèbre de cette eau noire qui se ridait à peine à l’endroit où la Vézère coule dans les profondeurs, à moins que ce ne fût une carpe nageant juste sous la surface, ou bien ce jeune homme qui s’était noyé là, un été, quarante ans auparavant et que je m’étais toujours attendu à rencontrer dans l’eau, lorsque je nageais, ce qui m’avait peu à peu dissuadé de me baigner.

Sahar s’était retournée vers moi pour me demander d’éloigner les esprits qu’elle s’attendait à voir chanter sur les eaux. Elle semblait une tout autre femme, et je m’étais mis à compter sur les sortilèges de la nuit siomoise pour me l’amener.

« Il n’y a pas d’esprits, pas ce soir : regardez comme la nuit est claire et bienveillante ! » lui ai-je dit en remontant vers le bourg, par l’ancienne chicane posée là après la construction du barrage et qui m’avait autrefois paru d’une hauteur inaccessible alors qu’elle m’arrivait aujourd’hui à mi-torse.

Elle a souri en disant qu’il était bon de garder en soi ce genre de repères venus de l’enfance, surtout dans un pays comme le sien, où les guerres et l’incurie avaient tout bouleversé, au point qu’on ne savait parfois plus qui on était.

Nous nous sommes arrêtés dans la cour qui s’étend devant la maison où je suis né. Je n’y ai pas retrouvé la dalle ornée d’une fleur de lys à demi effacée, probablement une pierre tombale provenant de l’ancien cimetière qui se trouvait au bord de la place, près de l’église, là où Heurtebise avait autrefois établi son potager, ce qui faisait dire à Marie Bugeaud, ma grand-tante, que les Heurtebise obtenaient certes des légumes plus beaux que tous les autres mais qu’ils mangeaient surtout les essences des morts, eux qui par ailleurs détenaient plusieurs des fonctions fondamentales de toute communauté : la forge, le service postal et le convoyage des morts, grâce à ce corbillard à chevaux que je n’ai pourtant jamais vu utiliser, puisqu’il n’y avait plus de cheval, à Siom, et qu’on ne pouvait décemment pas l’atteler à une vache, les morts allant au cimetière à l’épaule, les femmes portant le poêle à larmes d’argent, précédées du curé et d’un enfant de chœur plus âgé et plus vaillant que les autres et qui tenait la haute croix, ai-je dit à Sahar qui s’était remise à frissonner et que j’ai serrée contre moi.

Elle s’est laissé faire, après un imperceptible mouvement de recul pendant lequel elle a heurté le tronc du vieux tilleul qui poussait dans la cour de ce qui avait été l’auberge Bugeaud, et où je n’ai pas voulu voir du dégoût, sans doute parce que je continuais à parler et que je lui montrais la fenêtre de ma chambre natale, aujourd’hui transformée en cuisine, depuis que la commune avait racheté le bien des Bugeaud, dont ma mère n’avait pas voulu : elle m’avait expliqué qu’elle pouvait m’en faire la donation mais qu’elle ne voyait pas comment je vivrais parmi les fantômes, dans cette grande baraque qu’on ne pouvait chauffer et qui se délabrait, qui s’était même délabrée d’emblée. Elle l’avait donc vendue à la commune qui l’avait transformée en auberge et en chambres d’hôtes, sans trouver personne pour tenir ce commerce plus d’une saison, la maison dès lors fermée de nouveau, comme si rien ne pouvait plus avoir lieu après les Bugeaud, murmurais-je en touchant de la main droite le tronc du tilleul centenaire qui s’élevait en face de ma chambre natale et sous lequel j’imaginais que les ombres des Bugeaud et de leurs alliés venaient encore s’asseoir, certaines nuits, l’été, comme celle où je tenais contre moi la frémissante Sahar, et où ils dansaient sous la lune, tandis qu’une main d’enfant mort, monté dans l’arbre, faisait choir sur eux, comme sur la tombe d’un prince scythe, les fibules d’or terne de ses fleurs.

« Vous êtes donc né là…, a-t-elle dit en s’écartant plus vivement que je ne l’aurais souhaité.

— Oui, et ça n’a pas grand intérêt, aujourd’hui, cette maison m’étant interdite, comme celle de ma grand-mère, à Villevaleix, et toutes celles que j’ai habitées et qui sont devenues des tombeaux, pour moi. Ces maisons se dressent dans mes livres, maintenant, avec tous les disparus, ceux qui peuplaient cette salle, par exemple, ou la cuisine de Jeanne, dans la maison haute, venez, montons, et qu’il vous faut imaginer avec une table toujours mise, ou prête à l’être pour les gourles qui s’asseyaient non seulement pour boire ou manger mais surtout pour être là, et non pas comme s’ils étaient chez eux mais pour cesser d’appartenir au-dehors, "chez la Jeanne", comme on disait, étant le seul endroit à la ronde où ces rustres trouvaient un peu de cette chaleur qu’on dit humaine et qui les changeait de celle des bêtes avec lesquelles ils vivaient le reste du temps. J’ai mis plusieurs décennies à sortir de moi pour aller vers eux. J’ai appris à les écouter, même morts, à leur donner voix, à les restituer aux lieux où ils ont vécu, notamment cette maison où j’ai vécu avec certains d’entre eux qui avaient disparu au cours de l’autre siècle et qui étaient nés dans le précédent, au XIXe, donc, si bien qu’ils font de moi un témoin particulier, une espèce de maître des morts, après Dieu, ou le Diable, je le dis sans orgueil ni fatuité, le devoir de l’écrivain consistant peut-être à rendre justice aux disparus, à des gens dont la voix n’est plus que l’ombre de ce qu’elle fut, certains étant demeurés dans un vrai silence, comme l’aîné des frères Rivière, qui était revenu de captivité parfaitement dégoûté du genre humain, ou bien ce vagabond hongrois, Karambelec, qui était peut-être tchèque, d’ailleurs, et qui avait été recueilli par Etienne Berthe-Dieu, mon grand-oncle, lequel le faisait dormir dans une des chambres abandonnées de la vieille maison : il aidait un peu aux champs, et pour les vaches, et le reste du temps s’enivrait ; et il était mort, un matin d’automne, contre la porte de notre grange, en haut de la place, devant l’église, enveloppé dans une grosse couverture rouge sang ornée de gros chardons blancs et bleus, braillant on ne sait quoi en sa langue puis se mettant à rire, avant de chanter quelque chose qui le ramenait au bord du lac Balaton ou aux monts Tatras, vers l’enfant qu’il avait été et qui savait qu’on meurt comme une bête, quoi qu’on fasse, en vomissant et en chantant plus ou moins juste devant une porte de grange sur laquelle était placardé un petit panneau publicitaire pour l’apéritif Suze, au cœur d’un village perdu du plateau de Millevaches, une vie s’achevant là : celle d’un homme dont il ne resterait rien, sinon ce nom, Karambelec, une fois que nous eûmes brûlé dans la cour sa paillasse pleine de poux et les pauvres effets qui restaient…

— Mais vous les croyez dans le Royaume du Père, n’est-ce pas ? a chuchoté Sahar.

— Oui, et je prie pour qu’ils y soient, certains d’entre eux, du moins, les miens et d’autres que j’ai aimés, et qui ont tant souffert qu’on ne peut que croire à cette justice-là, faute que l’autre leur ait été rendue ici-bas, ou que rien les ait consolés.

— Vous le croyez vraiment, vous qui avez fait la guerre, qui avez tué ? »

J’ai ouvert les mains en la regardant droit dans les yeux, avant de répondre que c’était la guerre.

« Mais vous avez tué sans remords.

— Sans remords, Sahar, avec même une sorte de légèreté qui a été le plus beau chant de ma jeunesse.

— Comment pouvez-vous dire ça ?

— Ne soyez pas pusillanime ! Ne tentez pas de faire de moi un repenti qui se glisse dans la bigoterie humanitaire avec la hargne qu’il mettait à combattre…

— Vous avez tué…»

Elle avait reculé de quelques pas, jusqu’à atteindre le monument aux morts et elle soutenait mon regard, pleine d’effroi, ou d’horreur, et aussi d’étonnement, ou de déception ; et je me demandais si elle n’était pas venue à Siom non pas pour que je lui parle de mon rapport aux femmes mais pour s’entendre confirmer que je n’avais pas bondi hors du rang des assassins, comme je l’avais écrit, et comme elle me le dirait bientôt, debout sur la première marche du monument, prête à crier de dégoût, si j’approchais davantage, ou à gémir, en tout cas me considérant comme un meurtrier, tandis que je la regardais avec méfiance, retrouvant le très ancien réflexe par lequel je cherchais une arme sur moi ou près de moi, et finissant par lui dire qu’elle était peut-être une vengeresse, l’envoyée des Palestiniens, des musulmans, du Diable, qui sait, ai-je crié, la jetant dans une autre peur : celle d’être entendue par les gens de Siom et de susciter un scandale ; à quoi j’ai répondu qu’elle pouvait crier tout son soûl : il n’y avait personne pour l’entendre, et ce n’était pas avec des cris d’indignation qu’elle réveillerait les morts.

« Les morts ! Vous n’avez que ce mot à la bouche ! C’est avec eux que vous vivez, et non avec les vivants…»

Encore une indignée, une récriminatrice, une plaignante, une de ces femmes qui entendent faire expier aux hommes, même innocents, ce que tant d’autres ont fait subir aux femmes, pensais je en reculant vers le trottoir de l’hôtel du Lac et la petite terrasse aux troènes où j’avais autrefois écouté Lidia me raconter sa vie et, bien avant elle, Mlle Sazerat rêver à ses amours imaginaires, et où, cette terrasse, nul ne venait plus boire les liqueurs qui m’avaient tant fait rêver, moi, à qui il n’avait pas été donné de trouver la femme qui m’eût ramené sur la rive des vivants, ai-je dit à Sahar, en un ultime espoir, gagnant au haut de la place l’endroit où s’élevait autrefois le grand chêne et où je regardais vers l’ouest si le cul de la Limougeaude était noir, c’est-à-dire si les nuages venaient du côté de Limoges, annonçant la pluie pour la nuit ou le lendemain, rappelais-je à Sahar qui croyait entendre qu’on m’appelait et me faisait tendre l’oreille.

Elle avait raison : une voix s’élevait, derrière chez Orluc, semblable à celle, ferme et douce, de Marie, ma grand-tante, morte un demi-siècle plus tôt, mais qui était, plus grinçante, celle de la mère Orlianges que je croyais morte depuis longtemps et qui s’était avancée dans la nuit en s’écriant :

« Eh, moun paobre Pachcal, t’es pas devenu beau ! » Le pauvre Pascal a bredouillé quelques mots de patois pour renvoyer ce fantôme parmi les ombres, soudain très las, et plus que tout désireux de boire quelque chose de fort, et le disant à Sahar qui a répondu qu’elle aussi boirait bien quelque chose, mais qu’elle voulait, auparavant, que je la mène au cimetière, sur mes tombes ; car je lui avais tout montré sauf ces demeures-là.

Je me tenais donc à l’emplacement du chêne, près de l’église où j’ai montré à Sahar, au-dessus du porche, la coquille indiquant que l’édifice se trouve sur le chemin de Saint-Jacques. Il fallait en finir. Sahar m’a pris le bras pour que je la guide vers les morts, par le chemin qu’ils empruntent pour se rendre à leur dernière demeure. Nous sommes passés devant l’ancien lavoir qu’un édile imbécile avait détruit pour le transformer en secrétariat de mairie, mettant fin à la dernière source publique de Siom, l’eau étant désormais privée et invisible, comme le reste. Après la croix des Rameaux, nous avons pris à droite, et non à gauche, vers L’Oussine-des-Bois, une ferme isolée où vivent encore les seuls parents, d’ailleurs éloignés, quoique chers, qui me restent en Limousin. J’ai montré à Sahar le petit réservoir d’eau, à demi enfoui sous les fougères et les noisetiers, et où elle se rappelait queje voyais autrefois, derrière sa porte noire, l’entrée de l’empire des morts, Sahar entrant avec moi sous le couvert de hauts hêtres et de chênes avant de pousser la grille du cimetière, un peu plus loin, et de s’engager dans l’allée centrale, où nous nous sommes arrêtés devant le caveau de Bugeaud, débarrassé de ce toîton de verre et de fer forgé qui emprisonnait la pierre, celle-ci à présent nettoyée, tout comme, à côté, la tombe de Marie Bugeaud, celle de ma mère se trouvant un peu plus bas, dans la dernière rangée, au bord d’un grand espace destiné à des morts qui ne viendraient sans doute pas, Siom étant dépeuplé, ai-je dit à Sahar qui m’a pris la main devant le granit rose et poli sous lequel repose ma mère, sans autre inscription que son prénom et son nom : Solange Sarroux, la fine croix de cuivre posée sur la dalle étant ma contribution à ce monument qui ne se doublera probablement pas d’un édifice de mots, ai-je encore dit à Sahar qui me demandait si j’écrirais un jour la vie de ma mère et à l’intention de qui j’ai ajouté que je ne pourrais que l’inventer, cette vie, tout ce que j’en sais ayant déjà passé dans Un requiem français, le livre où je parle le plus d’elle, avec La Confession négative, et ne sachant en fin de compte presque rien d’elle et nul n’étant plus là pour me l’apprendre. Et sans doute était-ce mieux ainsi, disais-je encore, certains êtres ayant choisi la discrétion ou le silence, et ma mère voulu exister loin de moi, dans son mystère qui était non pas une coquetterie mais sa croix, c’est-à-dire le lieu où elle expiait une faute dont j’étais la vivante image.

« Qu’elle repose en paix, dans ce cimetière où régnent les vents, auprès de cette femme qui gît, là, sous l’arbuste qui s’est élevé dans son cœur, une Juive de Buenos Aires, qui a tenu à se faire enterrer en terre siomoise, ce qui me touche extraordinairement, je ne sais pourquoi, sans doute parce qu’elle était juive et qu’elle s’appelait Haydée, comme l’héroïne de La Collectionneuse d’Eric Rohmer, laquelle avait tant fait rêver l’adolescent que je fus et l’homme mûr que je suis devenu et qui est tout près d’imaginer que c’est cette belle jeune femme qui repose là, près de ma mère, Rohmer étant d’ailleurs né à Tulle, à une soixantaine de kilomètres de Siom. Mais s’il y a une femme dont je pourrais écrire la vie, du moins l’inventer, c’est bien quelqu’un d’autre, venez, Sahar, regardez, là, au fond du cimetière, près du mur d’enceinte, après lequel il n’y a plus que la pente d’un bois de hêtres…», disais-je d’une voix trop forte, presque exaltée, dont je faisais dépendre mon bonheur.

C’était un monticule à peine perceptible dans la semi-obscurité : une tombe sans croix ni nom, ni rien qui la distinguât de la terre, sinon sa forme, et l’herbe sur laquelle le cantonnier n’avait pas passé la faucheuse ; une tombe anonyme, et dont j’étais le seul à me rappeler, cette nuit-là, et peut-être à jamais, la femme qu’on y avait ensevelie, une trentaine d’années plus tôt, et qui s’appelait Clotilde. J’ai même oublié son patronyme, qui figure sans doute sur un registre de la mairie. C’était une ancienne prostituée qu’un gars de Condeau, dans la commune de Siom, chauffeur de taxi à Paris, avait ramenée avec lui, quand il avait pris sa retraite et qu’il était venu habiter non pas Condeau, où il ne possédait plus rien, mais Siom, dans une maisonnette attenant à la demeure des Queyroix, en face de notre vieille maison. Champeaux n’avait qu’un bout de retraite, une traction avant Citroën et une passion pour le Pernod qu’il avait transmise à Clotilde. Ils s’enivraient ensemble midi et soir, à l’heure de l’apéritif, Champeaux quelquefois soûl au point de brutaliser Clotilde, sur la jambe de qui il roula, une nuit, la brisant à la manière d’une branche saisie par le gel, et pleurant comme un enfant devant cette femme dont le corps était depuis longtemps pour elle un objet de douleur et, pour les hommes, de convoitise, même à soixante-dix ans, et alors qu’elle ne pesait plus qu’une quarantaine de kilos et portait une perruque qu’elle soulevait pour saluer les passants, quand elle était soûle. Une fois Champeaux mort, elle a continué à vivre, seule, dans le taudis loué par la fille Queyroix, les Berthe-Dieu m’envoyant lui porter un peu de soupe, le soir, lorsqu’elle ne se levait pas, Clotilde aimant mes visites qui la changeaient de celle des célibataires du canton, même les jeunes, qui venaient remuer ce sac d’os qu’ils battaient quelquefois, ensuite, et se soûlant pour oublier, tant la misère sexuelle était grande et les femmes rares, Clotilde écartant les jambes comme elle l’avait fait toute sa vie, dans les bordels parisiens où elle avait sans doute le rôle de l’ingénue enfantine, de la collégienne, ou de je ne sais quoi de plus sordide, encore, et continuant de le faire en échange d’un peu de Pernod, de rhum ou de gros rouge, jusqu’à ce qu’elle meure, probablement d’une embolie, un hiver, et qu’elle soit enterrée aux frais de la commune entre quatre planches de sapin que Chabrat avait assemblées à la va-vite, Clotilde montée au cimetière dans la camionnette qui servait à Chabrat à transporter ses planches, et accueillie là-haut par le prêtre ouvrier venu des Buiges pour faire entendre un peu d’Évangile, l’étole pendant sur un pull déformé, à peine propre, entre les plis de son blouson, tandis que Monteil, le cantonnier, descendait dans la fosse ce cercueil si léger que deux enfants auraient pu le manier sans efforts, Clotilde étant redevenue une sorte d’enfant que bien des hommes qui avaient eu commerce avec elle pleuraient ouvertement, ce jour-là, si bien qu’elle n’aurait pas pu rêver plus bel enterrement…

Sahar ne regardait pas la tombe ; c’était vers moi qu’elle s’était tournée. Elle gardait ma main dans la sienne et me pressait de sortir du cimetière, de regagner le monde des vivants, de redescendre vers la maison de Fargeas, où ma sœur était couchée, et où elle avait laissé sur la petite table du salon une théière pleine de tilleul où il suffisait de verser de l’eau bouillante pour obtenir ce breuvage qui m’avait toujours un peu écœuré, comme la badiane, la camomille ou la gentiane, si fort prisées par ma grand-mère et par sa sœur Jeanne qu’elles m’en avaient largement abreuvé et qu’en boire, aujourd’hui, revient à laisser infuser le temps en moi.

La nuit semblait s’assombrir et j’espérais encore que Sahar resterait à Siom, malgré ce qu’avait dit ma sœur, qui souhaitait elle aussi s’en aller et à qui j’avais lancé que nous n’aurions souffert de rien d’autre que de solitude, étais-je tenté de répéter à Sahar qui avait autrement souffert, elle, et d’abord de la guerre, du siège de Zahlé par les Syriens, en 1980, où, à peine née, elle avait dû passer plusieurs jours dans une cave, pendant les bombardements, si bien qu’elle était née dans le bruit des obus et dans la douceur des chansons que sa mère ne cessait de fredonner, en français et en arabe, pour leur donner du courage, Sahar répugnant à en dire davantage et cependant prête à se livrer pour continuer à me faire parler.

« Vous êtes née dans une cave, en quelque sorte.

— Une espèce de tombe, oui, où je ne peux plus mettre les pieds, même pour aller chercher une de ces bouteilles d’eau qu’on y entrepose afin qu’elles restent fraîches.

— Vous parlez toujours de votre mère, et non de votre père.

— Comme vous, qui n’aurez aimé que votre mère, n’est-ce pas, dans le défaut même de l’amour », a-t-elle répondu, après un instant de silence au cours duquel il semblait que la lune était descendue dans sa voix.

Sans doute ma mère avait-elle été la femme de ma vie, si tant est que ce genre de formule veuille dire quelque chose, et qu’il ne me faille pas considérer que je me suis voué au seul amour que m’ait donné ma mère : celui de la langue française.

« Autant dire à la nuit, ai-je ajouté.

— Ma mère portait le nom de la nuit », a murmuré Sahar dont le visage semblait recevoir de cette confidence, bien plus que de la lune, un surcroît de blancheur, pensais-je tandis qu’elle m’expliquait que sa mère s’appelait Leila, et donc qu’elle venait de la nuit, elle, Sahar, qu’elle avait été engendrée par l’heureuse nuit orientale, et non comme moi par les ténèbres siomoises, encore qu’elle s’étonnât une nouvelle fois de trouver mon pays si beau, si agréable, à mille lieues de l’image qu’on s’en forge à la lecture de mes livres, ajoutait-elle avec un sourire qu’elle n’aurait pas pu avoir en plein jour, pensais-je en continuant de me taire, avec moi aussi sur les lèvres un sourire heureux, redoutant que Sahar se taise, et l’écoutant avec bonheur reprendre la parole pour raconter ce qu’elle ne répéterait sans doute jamais, à moins qu’elle ne l’écrive, un jour, à la fin de sa vie, quand plus rien n’aurait d’importance, les femmes étant vouées à écrire de plus en plus, à mesure que les hommes cessent de savoir parler, Sahar entrée dans le bref récit de sa vie, sa naissance à Zahlé, la grande ville chrétienne de la Bekaa, à mille mètres d’altitude, et, une fois levé le siège de cette ville, transportée au nord du pays, dans la maison de son père, à Hadchit, au bord de la vallée de la Qadicha, un village à peine plus gros que Siom et juché sur le rebord d’une falaise haute de cent mètres, le village épousant un éperon rocheux, comme plusieurs autres, de part et d’autre de cette profonde reculée où les maronites s’étaient réfugiés, au VIIe siècle, venant de Syrie, et qui résonne, au printemps, du fracas des cascades tombant dans la vallée.

« Je suis donc née une seconde fois, au bord du vide, dans une maison aussi vieille que celle où votre mère vous a mis au monde, et aussi humide, où les livres étaient rares et sentaient la même odeur de moisi qu’à Siom. Je suis allée à l’école du précipice, de sorte que les balles que nous lancions contre le haut mur, à la récréation allaient de temps à autre finir au fond de la vallée, quelquefois rapportées par des bergers ou des femmes qui en remontaient par un sentier longeant une petite reculée où il vaut mieux, à certains endroits, progresser à genoux sur le sentier taillé dans le roc. Les morts aussi reposent dans le vide, le cimetière étant la pointe la plus avancée de ce qu’on a construit, à Hadciht : certains caveaux se trouvent même en surplomb et semblent tenir surtout par la croix qui les surmonte. L’hiver est rude, la neige tenace, les montagnards aussi rudes et arriérés que les gourles que vous évoquez dans vos livres et qui ont disparu, n’est-ce pas, alors que chez moi, là-haut, ils sont toujours là, avec leurs mœurs, leur opiniâtreté et leurs armes qui les rendent indissociables des crimes qu’ils commettent, même en temps de paix. »

Elle se taisait de nouveau. Nous nous trouvions au bord du temps, moi parce que je m’étais mis à tout espérer d’elle et que je croyais devoir me jeter tout entier dans la balance, et elle, Sahar, parce qu’elle allait me confier ce dont elle ne s’était jamais ouverte à personne, pas même au fade Jeremy, et qu’elle ne pouvait dire qu’à moi, reconnaîtrait-elle lorsqu’elle se fut remise à parler, et disant qu’elle était venue vivre en France à cause de la guerre ; non pas la guerre civile, ni même celle de 2006, entre Israël et le Hezbollah, mais parce qu’elle ne supportait plus le Liban, ce pays où la guerre avait éliminé les classes moyennes, celles par qui la culture se maintient, et où, j’avais raison, la littérature est à présent si méprisée qu’elle n’est plus qu’une affaire de femmes, comme l’enseignement.

« Si je suis venue vivre en France, c’est à cause des pendus de Tabaija. »

Elle s’est brusquement tournée vers moi.

Elle cherchait dans mon visage un assentiment, un encouragement.

Je ne pouvais que sourire.

J’attendais que Sahar se jette dans le vide.

Elle s’est ouverte à la nuit.

Elle murmurait.

« J’ai eu une jeunesse austère. Ma mère avait un infini respect du savoir, notamment des langues, l’arabe, le français et l’anglais, qu’on vénérait chez nous. Les langues, vous le savez, sont une des richesses des Libanais. Je suis restée austère, ce qui ne m’empêchait pas, lorsque j’étais étudiante à l’université Saint-Joseph, en 1998, et que je vivais chez ma tante, à Furn el-Chebbak, dans la banlieue de Beyrouth, de sortir avec d’autres étudiants, d’aller dans les boîtes de nuit, notamment à Tabaija, où nous avons une fois dansé jusqu’à l’aube. Nous dansions pour oublier la guerre, l’incertitude de l’avenir. En sortant de la boîte, il y avait, un peu plus loin, un attroupement, une foule plutôt, extraordinairement silencieuse. Jamais je n’aurais dû m’approcher. Un camion est arrivé d’où sont descendus deux jeunes hommes en polo blanc et à la figure très pâle, les mains liées dans le dos. Je n’avais pas vu la potence. Peut-être n’avais-je pas voulu la voir ; je n’avais d’yeux que pour les condamnés, des criminels, des assassins, certes, mais dont le visage était insoutenable. Je voulais m’en aller ; mes amis étaient venus danser là parce qu’ils savaient que l’exécution aurait lieu ce même matin. Je suis restée : au Liban, le spectacle de la mort est plus banal qu’en Europe et j’avais vu mourir tant de gens que la mort de ceux-là n’y changerait rien, et ils méritaient de mourir, pensais-je, bien que je n’aime pas la peine de mort. Ce qui m’a le plus choquée, ce n’étaient pas les gémissements d’enfant de l’un d’eux, ou les genoux de l’autre qui se dérobaient de telle sorte que le bourreau, encagoulé, a dû le porter ; ce n’était pas non plus le moment où ils se sont balancés au bout de leur corde en gigotant d’une manière que je n’oublierais pas et au bout de laquelle ils resteraient pendus pendant une heure : c’étaient les caméras de télévision qui filmaient ça sous les invectives, les cris de joie, les applaudissements des villageois, des badauds venus de Beyrouth et de night clubbers encore ivres ou défoncés et pour qui ce spectacle était le couronnement de la nuit, en quelque sorte. J’ai décidé de partir, de quitter ce pays où la barbarie est trop visible et la littérature méprisée, mon père, mes frères réprouvant mon goût pour les lettres et pour cette langue française qu’ils jugent à présent inutile. Non pas que les Français ne soient pas eux aussi devenus des barbares, en s’américanisant et en renonçant à ce qui a fait leur grandeur pour obéir aux vertiges des droits de l’homme, et notamment pour tenter d’intégrer des musulmans dont ils ne voient pas combien ceux-ci les haïssent, croyez-moi, je sais de quoi je parle, moi qui ai grandi dans un pays où la confrontation avec eux est permanente et où, je le dis sans idéaliser les chrétiens, vous pouvez entendre ça, vous qui vous êtes autrefois battu contre eux, il me serait impossible de tomber amoureuse d’un homme s’appelant Ali ou Mohammed, quelque beau qu’il soit. Au moins les Français mettent-ils des formes à leur décadence, pour un peu de temps encore, et ne voit-on pas chez vous de gens applaudir la pendaison de criminels. »

Le temps était maintenant à nous, la nuit nous appartenait, et nous pouvions alors devenir l’un pour l’autre, Sahar et moi, des ennemis, des amants, ou des figures de granit, même pour quelques heures, la jeune femme venant de me confirmer qu’elle rentrerait à Paris, le lendemain matin, avec ma sœur.

Il fallait continuer à parler ; et c’était à Sahar de le faire. C’est ce que je lui ai représenté et qu’elle a accepté de mauvaise grâce, me demandant ce qu’elle pouvait dire de plus, vu que je savais tout de sa vie, qu’elle n’avait pas vécu grand-chose, en fin de compte, murmurait-elle dans la pénombre du salon que nous venions de regagner et où la lune se voilait de temps en temps, comme sa voix, d’une même ombre.

« Que voulez-vous encore savoir ? Si j’avais couché avec un garçon, si je me masturbais dans mon nid d’aigle, ou bien dans l’appartement de ma mère, qui donne sur l’immense statue de la Sainte Vierge qui veille sur la Bekaa ? A quoi bon vous dire que lorsque je sortais, le samedi soir, le fil de mon string finissait par me faire jouir, ou que j’avais peut-être un amant de votre âge, un homme cultivé, marié, malheureux en ménage, comme la plupart des hommes, et qui me conduisait dans la forêt pour m’apprendre à tirer avec un pistolet automatique et que j’aimais beaucoup ça ? Est-ce intéressant ? Avons-nous besoin de le savoir ? Cela pourrait-il servir à l’un de vos romans ? Ecrirez-vous sur moi ? Ferez-vous de moi l’héroïne d’un livre ? Voudriez-vous de moi pour épouse, et des enfants de moi bien que je sois moins jeune que vous ne pensiez ? »

Et sans me laisser le temps de répondre ni de me lever pour m’approcher d’elle et lui dire que je ne désirais rien d’autre, oui, l’épouser sur-le-champ et la rendre mère d’un enfant, connaître enfin ce que j’avais fui toute ma vie, Sahar avait repris la parole pour annoncer sur un ton plus haut, plus dur, qu’elle allait me révéler quelque chose, après quoi elle disparaîtrait.

« Je disparaîtrai, non pas comme je voulais le faire, à douze ans, en m’approchant de la falaise, là où elle est le plus abrupte, juste après Bcharré, à l’aplomb du couvent de Mar Licha, et où l’on avance sur une vaste plate-forme de pierre à l’extrémité de laquelle se trouve une petite maison de berger, derrière laquelle il n’y a que le précipice, cent mètres de vide dans lequel j’imaginais de me jeter, après avoir marché les yeux fermés jusqu’au bord, et où le hurlement que j’aurais poussé serait la voix même du dieu auquel je me serais sacrifiée, si mon père ne m’avait rattrapée à temps, comme il l’avait déjà fait, à Hadchit, une autre nuit, à cet endroit qu’on nomme le Trou du Diable, là où un ruisseau a creusé le bord de la falaise pour laisser une arche de pierre au-dessus du gouffre dans lequel, au printemps, l’eau tombe en cascade, avec un bruit infernal, et où quelqu’un a trouvé le moyen de construire une maison dont le balcon donne sur l’abîme, comment habiter là, n’est-ce pas, d’ailleurs la maison est inachevée, comme tant de choses, au Liban, où l’avenir est si incertain et les Libanais si fatigués d’être eux-mêmes qu’ils veulent devenir comme tout le monde et se tournent vers le pire. Un précipice, ce Trou du Diable, dans lequel je me serais jetée si mon père ne m’avait retenue en me demandant ce que j’avais, et sans que je puisse rien faire d’autre que de me mettre à pleurer, et non pas dans ses bras mais dans ceux de ma mère qui se séparerait bientôt de lui, pour des raisons que je ne devine que trop, et retournant vivre à Zahlé avec moi, tandis que mes frères, eux, restaient à Hadchit, avec mon père, les uns et les autres sachant pourquoi, mais nul ne le disant, et moi ne pouvant le dire à personne, sinon au psychothérapeute que je consulterais, dès mon arrivée en France, et devant lequel je passerais tant d’heures à pleurer. »

Ce qui lui restait à dire ou à taire, et entre quoi elle balançait, signifierait mon bonheur ou mon malheur. Je me taisais, demeurais immobile : le moindre mot de moi l’eût chassée de la pièce et précipitée dans l’abîme. Elle m’a enfin regardé dans les yeux, les siens s’agrandissant de ce que je voulais prendre pour du désir ou de l’amour, ses lèvres se mettant à frémir pour murmurer qu’elle avait vu, l’année précédente, une nuit, au bord de la falaise, non loin du cimetière, son père, le chef local d’une milice chrétienne, exécuter des prisonniers musulmans capturés à Tripoli ou dans le Akkar, d’une balle dans la tête, avant de les laisser tomber dans le vide, exactement comme les nazis dans les Fosses ardéatines, ou les Soviétiques à Katyn, sauf que là ce n’étaient pas d’anonymes exécuteurs mais son propre père, celui qui était censé être l’homme de sa vie et qui n’était qu’un assassin qui, en d’autres circonstances, se serait balancé au bout d’une corde, comme les jeunes hommes de Tabaija.

« Vous comprenez ça, vous qui avez tué, au Liban, peut-être comme lui, et qui avez eu un père qui a peut-être commis ce genre de crime, en Indochine, ou qui l’avez rêvé, de sorte que nous sommes semblables, vous et moi, vous parce que vous n’avez pas eu de père, et moi parce que je n’en ai plus depuis l’âge de six ans. Et maintenant je vais partir, oui, parce que je vous ai sacrifié mon père et que je ne veux pas souffrir à cause de vous ; je ne me donnerai pas à vous ; vous ne me verrez pas nue, sur vous, les seins frémissants, la bouche entrouverte, les cheveux battant mes joues, la sueur me coulant sur l’aine, et gémissante, à la recherche d’un chant intérieur dont la pureté se traduirait sur mon visage, comme vous pourriez l’écrire, et comme vous l’avez sans doute déjà écrit. Je ne serai pas à vous car vous me feriez souffrir, vous êtes un homme à femmes, et il y a eu trop de femmes dans votre vie pour que je m’ajoute à elles. Je serai celle que vous n’aurez pas eue, la fiancée éternelle, celle qui vient du Liban, et par quoi l’histoire se terminera autrement qu’en un de vos récits. Mais, sachez-le, j’aurais pu vous aimer, rester près de vous, ici, dans la nuit de Siom et dans bien d’autres nuits, au lieu de monter seule dans la chambre que vous m’avez destinée et de m’y m’allonger sans trouver le sommeil, luttant contre mes démons avant de regagner Paris où je m’efforcerai de rédiger ma thèse, qui me sera particulièrement difficile à écrire, surtout après avoir retrouvé ce jeune homme que vous méprisez comme vous méprisez le monde entier mais qui est sans doute ce qu’il me faut : un garçon intelligent, probe, gentil, et qui me donnera des enfants, lui, et qui ne sera ni un tueur ni un écrivain, à supposer qu’écrire et tuer ne soient pas la même chose. »