La suite, plus de trente ans après, me tirait encore des larmes, et je répugnais, moi qui ai vu tant d’horreurs, dans le pays de Siom et, surtout, au Liban, je répugnais à la raconter, scrupule que ma sœur n’avait manifestement pas, mener le récit à son terme lui paraissant même une autre forme de scrupule, quelque chose qu’elle devait à la mémoire de Mathilde, qu’elle n’avait pourtant pas connue mais pour laquelle elle éprouvait une immense compassion.
« Elle avait beaucoup revu mon frère, pendant la troisième année que celui-ci a passée à Aubigny-sur-Nère, avant de redisparaître, au début de la quatrième. Elle avait acheté un couple de setters dont nul ne savait ce qu’elle faisait, et multipliait les amants jusqu’à ce qu’elle tombe amoureuse d’un homme marié qui vivait juste au-dessus du cabinet médical, et dont elle portait le tricot de peau pour garder sur elle son odeur, cet amour-là finissant comme les autres, dans je ne sais quel sordide, avec ou sans les chiens, et la laissant si désemparée qu’elle s’est résolue à se remarier, cette fois avec le fils d’un grand pédiatre d’Orléans, moins pour les qualités de l’homme que pour ne plus être seule et vivre désormais dans un manoir de la région d’Orléans, ayant cessé d’exercer la médecine, jouissant d’un parc immense où elle pouvait se livrer à sa passion des fleurs et aussi des légumes, aimant l’odeur de la terre, de l’humus, la profusion de la nature, faisant fleurir tout ce qu’elle touchait, y compris son propre malheur, le nouveau mari étant, par hostilité à son père, plus un riche paysan qu’un fils de famille distingué, Mathilde aimant là encore son odeur, ce mélange de terre, de sueur et de parfum distingué, Habit rouge, qui le lui faisait accepter dans son lit sans trop de dégoût, mais l’odeur n’y suffisant bientôt plus, Mathilde s’étant remise à boire plus que de raison ; et elle qui, très longtemps, à cause de Ravensbrück, avait détesté l’alcool et donné à ses invités la clé de la cave pour qu’ils descendent choisir leur vin, les domestiques ou le mari la retrouvaient à présent prostrée dans un coin de la maison, où le sommeil l’avait surprise dans son ivresse, ou comme elle disait, son ivrognerie, les fleurs et la musique ne suffisant plus à lui faire oublier Ravensbrück et probablement autre chose, dont elle n’avait parlé à personne, pas même à mon frère, qui aurait pourtant été le seul à qui elle aurait pu le dire et à qui elle téléphonait, de temps à autre, quand elle n’avait pas entièrement sombré dans l’ivresse, par exemple pour lui parler des concerts que Sviatoslav Richter donnait à la grange de Meslay, en Touraine, et qu’elle s’efforçait de ne pas manquer, évoquant fréquemment, comme si elle était sienne, l’angoisse du pianiste, dont elle soutenait qu’elle était parfois telle qu’il arrivait à Richter de coucher près de son piano, surtout quand il devait interpréter un monument tel que la sonate Hammerklavier de Beethoven, les Variations Diabelli, ou la Sonate en si mineur de Liszt », disait ma sœur qui ajoutait que la mort de Mathilde demeurerait à jamais mystérieuse.
On l’avait trouvée morte dans le puits de la propriété, avais-je lu dans le journal ; elle avait été précipitée dans les entrailles de la terre, la tête la première, de son propre chef ou par une main vengeresse qui avait profité de son ivresse et d’une promenade nocturne dans le parc, comme elle en avait l’habitude, depuis qu’elle buvait, été comme hiver, cherchant peut-être à retrouver au fond du puits la petite fille qu’elle avait été et qui était morte à Ravensbrück, et où elle se rappelait, entre autres choses, ses vacances à l’île d’Yeu, en Vendée, chez sa grand-mère maternelle, ce qui lui avait permis de tenir, au camp, où chaque souvenir avait valeur de prière, et où elle se remémorait par exemple le nom de tous les habitants qu’elle connaissait de Port-Joinville, et leurs intérieurs dans lesquels elle aimait tant pénétrer, à l’occasion d’un décès, non pas pour saluer le mort mais pour voir comment étaient disposées les maisons des autres, elle qui vivait enfermée tout le restant de l’année dans la maison-beffroi de Lille, entre son père aux yeux de qui elle existait à peine et sa mère qui n’avait d’yeux que pour le fils, lequel était très beau, brun comme sa mère, grâce aux gouttes de sang ibérique datant des Pays-Bas espagnols, le père, lui, ayant légué à sa fille sa blondeur flamande et sans doute une folie chez elle longtemps inemployée, ou contenue à cause de Ravensbrück, m’avait-elle suggéré, quelque temps avant sa mort, au cours de la dernière promenade que nous avions faite, au printemps, dans les layons du château de Montizambert, au cœur d’un brouillard que dissipait peu à peu un soleil aussi pâle que ses yeux, lui avais-je dit, ce qui lui avait tiré des larmes.
« Ah, mon petit Meaulnes, vous me le dites trop tard, beaucoup trop tard, je suis loin de tout ça, maintenant. »
Et elle m’avait pressé le bras, sans s’expliquer davantage, probablement déjà dans le puits, qu’elle l’ait voulu ou non, étant de ces femmes qui ne peuvent détacher leurs regards de la nuit qu’il y a au fond de tout être.
Elle est morte alors que j’étais allé passer les vacances de Pâques à Paris, chez ma sœur, et apprenant sa mort, j’avais pris une douche en songeant que j’étais un miraculé, et ce sentiment me tirait des larmes, comme naguère, à Beyrouth, après des combats où j’avais risqué ma vie, et où le sentiment du risque m’apparaissait après coup, dans le miracle d’être vivant, la guerre opérant ce miracle par quoi mes actes dépassaient le cadre de l’éthique, en tout cas leur réduction à un schéma moral ; et j’avais chanté sous l’eau, non comme un imbécile heureux en train de se laver, mais d’une voix claire, une musique que Mathilde aimait, et difficile à chanter à haute voix : la Cavatine du 13e quatuor à cordes de Beethoven, dont le chant profond est pourtant sorti de moi en même temps que mes larmes, avait dit ma sœur à la visiteuse qui ne se levait pas, elle non plus, l’une et l’autre probablement occupées à mesurer en silence ce que pouvait avoir été le drame de Mathilde et la nature de ce qui nous avait liés, elle et moi, pensais-je alors que ma sœur finissait par rouvrir la bouche pour proposer à la jeune femme de continuer à m’attendre en partageant avec elle un repas composé de tomates, de thon blanc, de feta et de roquette, à quoi elle ajouterait de la terrine achetée au supermarché, et non chez Bourg, le charcutier des Buiges, qui avait pris sa retraite, deux ans auparavant, et de la boutique duquel je garde en tête la disposition des étals, les odeurs, la sciure sur le sol carrelé de motifs qu’on trouvait dans les entrées de maisons bourgeoises, le bruit de la vieille caisse enregistreuse, les chapelets de saucisses, les conserves artisanales, le goret en plastique rose trônant au-dessus de la table à découper la viande, la voix des charcutiers, celle des parents comme celle du fils et de son épouse, la maison n’ayant pas été reprise par le petit-fils, ce qui m’avait laissé autant désemparé que lorsque, Jeanne une fois morte, j’avais compris que je ne goûterais plus sa cuisine, particulièrement sa soupe de légumes, ses pommes de terre sautées aux fines herbes, sa purée de pois cassés, sa floniarde et cette terrine dont elle avait orgueilleusement emporté le « secret » dans sa tombe.