Le lendemain, pourtant, je ne serais pas disponible : on savait que j’étais de retour à Siom et j’avais reçu un appel du notaire qui s’était occupé des affaires de mon père puis de celles de ma mère, et il m’avait fallu aller signer dans l’après-midi des documents ayant trait à la succession de ma mère, notamment à propos d’un appartement qu’elle avait acquis à Treignac, bourgade située à une quinzaine de kilomètres de Siom, et où elle avait envisagé, un temps, de prendre sa retraite, car elle avait été heureuse, quand elle y était pensionnaire, au collège Lakanal ; un appartement qu’elle n’avait jamais habité et qu’il fallait maintenant vendre, la chose pressant, même, et l’agent immobilier des Buiges, André Goutailloux, acceptant de m’y accompagner ce jour-là, car maître Chabrol, le notaire, partait le lendemain pour la République dominicaine, où il prenait ses vacances, comme tout le monde, préciserait-il, avec un petit rire satisfait et l’air de trouver que j’étais bien une gourle, moi, de les prendre à Siom, et ne m’écoutant même pas lui rétorquer que j’ignore ce que sont des vacances, ou que seuls les imbéciles en prennent, surtout à Saint-Domingue, ajouterais-je pourvoir s’il m’écoutait, ce qu’il faisait, comme tout notaire, mais d’une oreille, s’attendant à tout de la part d’un écrivain, qui plus est d’un type qui avait été mêlé à un meurtre et qui ne faisait rien comme tout le monde, mais dont il ne voulait pas perdre la clientèle, et, avec cette conviction détachée qui ne pouvait que le placer dans la légion de ceux dont il prétendait se moquer, s’y résignant par cynisme autant que par fatalité ou opportunisme, et surtout désir de ne contredire personne, me répondant donc en reprenant ce que je venais de dire :
« Oui, les imbéciles sont légion…» Ma sœur avait, elle, appelé la jeune Libanaise pour m’excuser et lui proposer de passer la prendre aux Buiges afin de lui montrer Villevaleix, Neuvialle, Eymoutiers, Tarnac, Saint-Andiau, tous ces lieux qui occupent une grande place dans mes livres. La jeune femme avait accepté ; elle semblait heureuse de retrouver ma sœur, me dirait cette dernière.
Heureux, je ne l’étais pas, moi ; je déteste me décommander et, davantage, qu’on le fasse : il me semble que non seulement on commet une faute mais que se rompt une alliance entre la parole et le temps, ou plus précisément ce que la parole a tenté de dérober au temps, sous la forme d’une promesse porteuse d’une présence future. C’est pourquoi je me suis rendu aux Buiges, après dîner, redoutant de trouver déjà close la porte de l’hôtel Urbain, et demandant à parler à la jeune cliente, que le gérant est monté chercher et qui est descendue aussitôt, et m’a tendu la joue, avant de se raviser et de prendre la main que je lui tendais, devinant que je n’aime pas baiser les joues de la première venue ou se rappelant que la spontanéité n’est pas mon fort, étonnée, heureuse, gênée, car, contrairement à ce que je croyais, elle n’était pas seule : un jeune homme était descendu sur ses pas ; un de ces beaux garçons que les filles à forte personnalité, ou d’une grande beauté aiment placer sous leur coupe tout en leur laissant les apparences de la domination ou, pis, celles de l’égalité. Celui-là était grand, avec une chevelure brune, ramassée à l’arrière en une courte queue de cheval qui lui aurait donné fière allure s’il n’avait arboré à l’oreille une barbe de trois jours et une de ces boucles d’oreilles qui sont un des signes de la vulgarité contemporaine, la jeune femme le présentant comme Jeremy, son compagnon.
« Jérémie avec un y ou avec ie, à la française ? » ai-je demandé en lui serrant la main avec un sourire qui ne dissimulait pas mon irritation autant devant son existence même que devant le y de Jeremy et sa condition de « compagnon », mot aussi insupportable que le familier « copain » ou l’euphémistique « ami », alors que celui de fiancé est si beau, ai-je failli déclarer à cette jeune personne qui se révélait moins jolie que je ne l’avais rêvé, sinon sans vraie beauté, petite, le visage étroit, la poitrine menue, mais avec de grands yeux intelligents que de grosses lunettes à monture d’écaillé semblaient rapetisser, et une bouche aux lèvres d’une belle épaisseur, timide, moqueuse, sans doute capable de mordre.
La jeune femme demeurait sur la défensive, probablement gênée de se retrouver entre deux hommes, dont l’un ne faisait évidemment pas le poids, l’hôtelier considérant notre trio avec circonspection avant de demander à la jeune femme de ne pas oublier de prendre la clé de l’hôtel, si elle sortait, s’adressant à elle seule, comme s’il avait mesuré d’un coup d’œil l’état des forces en présence.
« Je m’appelle Sahar, a-t-elle déclaré, dans la cour de l’hôtel. Je n’aime pas ce prénom. Il me vaut bien des difficultés, en France, où on me prend pour une musulmane, alors que je suis chrétienne : une chrétienne du Liban, comme Françoise vous l’a sans doute dit. »
Françoise ne m’avait rien dit et j’étais presque irrité d’entendre le prénom de ma sœur dans la bouche d’une inconnue, les familiarités m’agaçant, comme tout ce qui a trait à la simplification des rapports humains, des mœurs et des langues.
Tout étant fermé aux Buiges, j’ai proposé à Sahar et à son compagnon d’aller marcher hors de la ville. Sahar s’est tournée vers Jeremy qui a secoué la tête et installé dans ses oreilles les écouteurs d’un iPod ; puis il a allumé une cigarette et nous a regardés marcher vers ma voiture, où je me suis installé tandis que Sahar retournait vers lui en courant pour déposer un bref baiser sur ses lèvres avant de revenir à la voiture d’un pas si lent que sa marche était aussi maladroite qu’avait été gracieuse sa course vers son compagnon.
« Vous nous avez pris au dépourvu, a-t-elle murmuré, ouvrant enfin la bouche, un peu plus tard, sur la route de Siom.
— Il a l’air d’un gentil garçon.
— Ne vous moquez pas de lui !
— Comme vous êtes sérieuse ! »
La lune éclairait la route, les plaines de Plazaneix, les bois du Luc, les combes qui s’ouvrent du côté du lac. Je me suis garé sur la place de Siom. Nous sommes montés à la croix des Rameaux, que nous avons dépassée pour prendre la route de Lestang. Je me rappelais une autre promenade nocturne qui avait eu lieu, quarante ans plus tôt, sur cette même route, dans une semblable clarté qui, à moi qui me couchais comme les poules et pour qui en tout cas la nuit était la nuit, c’est-à-dire un ténébreux couloir entre deux journées, m’avait donné pour la première fois l’idée que la nuit pouvait être détachée des ténèbres, ce que la poésie romantique m’avait certes suggéré mais qui, pour le petit rural que j’étais alors, terrifié par le dehors et par la nuit, relevait surtout du merveilleux. J’avais marché là avec ce lycéen de Strasbourg, en vacances dans le haut Limousin, cet été-là, et qui, plus âgé que moi, avait publié un texte dans la Nouvelle Revue française, ce qui, à quinze ans, depuis Siom, me paraissait l’accès à la condition de demi-dieu, ai-je dit à Sahar qui semblait ne pas se soucier de mes propos et pour qui la N.RF. appartenait seulement à l’histoire de la littérature.
« Pourquoi m’avez-vous emmenée ici ?
— Vous êtes inquiète ? Vous n’avez pas l’habitude de la campagne, du silence, de l’obscurité, des bêtes qui détalent dans les fourrés, de l’appel du crapaud, du chant de la nuit d’été. Vous ne savez rien de la terre, ni des ombres. Vous êtes de votre temps : une urbaine effrayée par l’obscurité. Elle me fait peur, à moi aussi, mais d’une autre façon, et je ne suis pas sûr que je viendrais ici seul, même après avoir établi toutes sortes de pactes avec les ombres.
— Qu’est-ce qu’on fait là ?
— Nous sommes là parce qu’il doit être question des femmes et que la femme est la nuit, et que nous sommes issus de la nuit. Vous avez peur, aan jad ? »
C’étaient les premiers mots d’arabe que je prononçais depuis bien longtemps. Sahar m’a regardé longuement, puis elle a souri avant de murmurer, comme si ces mots de sa langue natale établissaient une distance avec la nuit, tout en me rapprochant d’elle :
« La’a ! Abadan ! Je viens d’un pays où on apprend à dominer sa peur. »
Je lui ai rappelé que les femmes sont l’origine et la fin de toute chose, et que nous allions donc vers l’origine, que nous ne cessions d’y aller, même si nous revenions sur nos pas ou que nous arrêtions de marcher. Et je parlais pour l’empêcher d’être plus inquiète qu’elle n’était, et pour ne pas lui montrer un trouble que je mettais au compte de cette promenade nocturne qui me rappelait non seulement celle qui avait eu lieu, quarante ans auparavant, mais aussi mes marches, sur cette même route, en pleine nuit, quelques années plus tard, sous des lunes moins généreuses, voire absentes, pour aller retrouver, à l’extrémité du chemin, au hameau des Places, une jeune Claudine que sa grand-mère empêchait de sortir, depuis qu’elle s’était laissé engrosser par un inconnu, musicien de bal ou voyageur de commerce, peut-être un vagabond : un type qu’on n’avait pu retrouver et dont la jeune mère ignorait jusqu’au prénom, l’absence de nom se confondant avec l’étendue de la nuit, étant l’obscurité, même, l’enfant naissant dans la honte, comme je l’avais fait, moi, et Claudine dès lors surveillée de près par la grand-mère à qui ses parents l’avaient confiée, la vieille femme fermant cependant les yeux lorsque sa petite-fille sortait, le soir, jusqu’à onze heures, en été, sans aller plus loin que le coudert et le taillis de noisetiers où elle m’abandonnait sa bouche et ses seins, à moi qui n’imaginais d’ailleurs pas qu’elle m’accorderait davantage et à qui l’acte sexuel semblait aussi improbable que la publication en revue des mauvais vers que je m’efforçais de composer, la nuit abritant tout cela, les baisers, la douceur des seins, la misère de mes poèmes, et aussi la peur qui me prenait après le hameau de Lestang qu’il me fallait traverser sans réveiller les chiens, notamment ceux de Couturat, à l’endroit où l’on avait trouvé morte une jeune fille, Christine Râlé, puis dans les bois qui marquaient l’embranchement de Peyre Nude et qui continuaient presque jusqu’aux maisons des Places, où m’attendait Claudine, près d’un fournil abandonné devant lequel je surgissais comme un loup, disait-elle, affamé, harassé, bientôt apaisé par les baisers de la jeune fille et la pointe de ses petits seins, qui avaient encore un peu de lait et qu’elle me donnait à téter comme si j’étais l’enfant qu’elle avait mis au monde, quelques mois plus tôt, et où je trouvais le lait qui m’avait tant fait défaut, songeant que c’était le lait de la nuit que je suçais, étonné de le trouver si sucré, si bon, si troublant, même, que j’imaginais que c’était ma mère qui me donnait le sein sous les traits de cette Claudine que Jeanne, ma grand-tante, ne voulait pas me voir fréquenter, sous le prétexte que deux réprouvés, le bâtard et la fille mère, ne pouvaient rien faire de bon ensemble, sauf se damner davantage par un surcroît de bâtardise, l’avais-je entendue dire, un soir, devant Mme Lagane et Mlle Sazerat, laquelle en rougissait, elle qui, à plus de soixante-dix ans, ne pensait pourtant qu’à l’amour au point d’aller guetter un amant imaginaire sur la lande de Lestang, où il m’arrivait de la rencontrer, lorsque je me rendais aux Places, cet été-là, rêveuse, rougissante, presque défaillante, si bien que, lorsque je l’apercevais, de loin, pour ne pas la déranger, je gagnais Les Places en faisant le tour par la route de Treignac, ce qui augmentait considérablement mon chemin et m’obligeait à presser le pas pour ne pas être en retard, comme si ce décompte avait encore un sens au sein de ces étendues nocturnes.
Sahar marchait d’un bon pas, elle aussi, sans doute soucieuse de ne pas s’alanguir ou de ne pas me paraître une réincarnation de Claudine, dont je lui avais dit qu’elle lui ressemblait, par certains côtés. Je sentais sous son parfum une légère odeur de transpiration. J’aimais cette odeur, qui me laissait rêver à celle de son sexe. J’aurais aimé le lui dire, mais nulle femme n’est disposée à accueillir une telle confidence, quoiqu’elle ait trait à sa beauté, dont elle est même la quintessence, au sens proprement alchimique du mot. Je voulais que Sahar marche dans la nuit, qu’elle voie le pays de Siom autrement que par ce soleil d’août qui le rendait riant, comme disent les imbéciles, qu’elle le célèbre par sa présence, qu’elle en soit la Sulamite, qu’elle le féconde, même, qu’elle se dénude dans cette lumière où sa peau aurait la couleur du lait, rêvais-je en arrivant à Lestang, où nul chien n’aboierait plus, sur la butte, parmi d’immenses sapins qui remuaient doucement dans le vent de la nuit, ai-je fait remarquer à Sahar qui souriait, maintenant, assise sur une grosse pierre, le regard tourné vers une trouée par laquelle le regard portait très loin et qui est à peu près la vue qu’on a depuis le cimetière, ayant compris qu’elle renonçait, que nous n’irions pas plus loin, que nous n’avions pas atteint ce moment de la marche, le plus exaltant, celui qui fait battre le cœur, et où l’on ne fera plus demi-tour, par orgueil autant que par consentement à l’irréversible.
« Votre premier amour, en quelque sorte, a-t-elle murmuré.
— On peut voir les choses comme ça. »
Devais-je lui dire que je n’avais pas été amoureux de Claudine, qu’avec elle j’étais plus ému que bouleversé, que je tentais de m’accorder à un schéma amoureux que j’étais en vérité incapable de vivre, parce qu’il relevait avant tout du roman, ce qui a fait que je n’aurai peut-être aimé personne, ne l’ayant pas été par ma mère, car j’étais surtout soucieux d’inscrire ma vie dans quelque chose de littéraire, l’amour de Claudine me semblant assez romanesque pour y prendre place, et ce d’autant plus que la jeune fille me proposait un dérisoire miroir du destin de ma mère, également fille mère, comme on continuait à dire, en ce temps-là où toutes les tares et les dépravations n’étaient pas entrées dans le registre de la normalité ? Ne valait-il pas mieux, pensais-je au moment où nous rebroussions chemin et où Sahar respirait à pleins poumons l’odeur des grands bois en me faisant remarquer la perfection du silence, à cet endroit, ce qui était peut-être me suggérer de me taire, ne valait-il pas mieux laisser tout ça dans ma nuit, dont je ne suis jamais tout à fait sorti et qui fait de moi un personnage de l’ombre, écrire, la seule chose dont je sois capable, n’étant rien d’autre que remuer de l’ombre au cœur de la nuit ?
« Oui, un premier amour, ou bien son impossibilité, les femmes s’étant toujours approchées de moi, données à moi pour mieux se dérober, tandis que je demeure à la lisière du jour…», ai-je repris en me résolvant à une réponse dont Sahar a paru se contenter, puis continuant en silence jusqu’à la croix des Rameaux, où elle m’a avoué qu’elle n’était pas tout à fait rassurée.
« Je vous fais peur ?
— Non, pas vous : ce pays, tout ce que vous me montrez, me racontez…
— Il n’y a plus que des morts. Et des morts bienveillants, je peux vous l’assurer, après avoir pratiqué les vivants, hommes, femmes, enfants même…
— Et Le Rat ? a-t-elle demandé, soudain tournée vers moi, le visage tourmenté par une inquiétude qu’elle ne cherchait plus à cacher.
— Le Rat ?
— Oui, j’ai cru que c’était là que vous m’emmeniez.
— C’est de l’autre côté du lac. Personne n’y va jamais. »
Moi-même, enfant ou adulte, sauf pendant la battue au cours de laquelle nous avions éliminé une horde de chiens sauvages, je m’étais rarement approché de ce lieu maudit, qui faisait sourire les uns et se signer les autres, ceux qui souriaient n’étant pas pour autant disposés à s’y rendre ou à en parler, seul l’agent immobilier Goutailloux s’y rendant régulièrement pour tenter de vendre la propriété à des Anglais ou des Hollandais.
« J’en ai entendu parler par une amie dont la cousine y est devenue folle, dit-on, en août 2006, après avoir fui le Liban à cause de la guerre de Tammouz. Peut-être savez-vous ce qui s’est passé, là-bas, dans ce domaine qu’on appelle Le Rat et qui par ce seul nom est maudit, oui, et qui ne peut qu’être un lieu de perdition. »
Je ne lui ai pas répondu qu’il arrivait qu’on sente, certaines nuits, un vent froid et chargé d’une odeur de pourriture souffler depuis la trouée de sapins où s’élève Le Rat ; je me suis contenté de dire que je ne lisais plus les journaux, que je ne voulais plus être informé de rien, ce qui se passe dans le monde étant à peu près sans importance ; et il y avait trop longtemps que je n’étais pas retourné à Siom, personne ne me renseignant plus sur ce monde dont les légendes étaient mortes, elles aussi, ma sœur me répétant qu’il fallait laisser les morts enterrer les morts, et moi me rangeant à son opinion, ne voulant plus rien savoir, en fin de compte, persuadé qu’il n’y avait rien à apprendre, sinon la mort des tout derniers Siomois, jusqu’à celle de ma mère, ai-je dit à Sahar que j’ai déposée vers minuit, devant l’hôtel Urbain, en lui demandant si notre promenade n’aurait pas de conséquences désastreuses. Elle a haussé les épaules avec un de ces sourires par lesquels les femmes anticipent les désastres ou se résignent à l’inévitable, quand elles ne le provoquent pas, tout en nous signalant la défaveur où un homme est tombé, Sahar me demandant alors, d’une voix plus basse et que j’étais tout près de croire rauque mais dont la raucité pouvait être le fait du tabac et de l’humidité nocturne, si elle pouvait revenir, le lendemain, à la même heure.
« C’est-à-dire ?
— A cinq heures.
— L’heure de ma sœur… Venez quand même. J’aime que vous n’ayez pas dit à dix-sept heures. »