La veille, j’avais demandé à mes hôtes la permission de recevoir cette étudiante qui rédigeait un mémoire sur le dispositif narratif d’un de mes récits, La Fenêtre africaine, dans lequel une jeune Siomoise raconte comment elle a quitté sa mère et son futur beau-père pour aller retrouver son père dans sa garnison de La Courtine, dans la Creuse, en traversant à pied le plateau de Millevaches, comme une héroïne de ces romans russes qu’elle aimait tant lire, bien décidée à échapper à la vilenie des adultes, à commencer par sa propre mère, les mères pouvant se révéler bien pires que des hommes dans la méchanceté, l’amour vrai se trouvant chez son père, qui lui ouvrirait des bras plus vastes que les flots de la mer Rouge.
Violetta était une pure Suédoise, malgré son prénom italien et le français dépourvu d’accent étranger qu’elle parlait pour avoir naguère vécu en Belgique, pendant quatre ans, avec son père, après le divorce de ses parents, ce qui expliquait son intérêt pour l’héroïne de La Fenêtre africaine. Je l’avais introduite dans le petit salon attenant à ma chambre et dont les fauteuils étaient recouverts d’un tissu anglais à motifs floraux. C’est à peine si je l’avais regardée ; je la recevais à la demande de Marianne, son professeur, afin de l’aider dans la rédaction de son mémoire, moi qui avais pourtant pris le parti de ne pas lire ce qu’on écrit sur moi, étant par ailleurs reconnaissant aux universitaires de travailler sur mes livres sans se soucier de l’auteur, ce qui est la juste, l’unique posture ; tout le contraire de celle qu’adoptent les échotiers littéraires et mes ennemis, les mêmes, le plus souvent, et qui ne se soucient que de l’homme que je suis, forcément mauvais, et qu’il leur faut abattre. Je la recevais donc contre mon gré. Violetta voulait savoir comment était Céline Soudeils. Je lui ai dit que c’était un personnage de roman ; je mentais ; elle a vraiment existé ; mais je ne voulais pas parler de mes personnages, le monde de Siom existant désormais par lui-même, plus vivant dans mes livres qu’il ne l’est à présent, et plus cohérent que ce que je pourrais en dire.
« Vous ne dites pas la vérité », a murmuré Violetta, qui me rappelait qu’on ne trompe pas aisément les très jeunes gens et que ceux-ci désirent parfois la vérité autant que ceux qui cherchent Dieu.
Elle souriait avec l’air d’une personne qui sait attendre. J’ai eu un petit rire assez bête avant de rendre les armes et de lui décrire Céline Soudeils telle que je l’avais connue autrefois, à Siom, avant sa fuite, réinventant pour Violetta une enfance secrète et blessée, tendant à ma visiteuse un miroir dans lequel elle se reconnaîtrait, la complaisance étant l’une des choses du monde les mieux partagées.
« Elle est toujours vivante ? »
J’ai dit qu’elle vivait dans la vallée de Chevreuse, près de Paris. Je mentais. J’étais encore un cabotin : tout écrivain ne l’est-il pas, lorsqu’il évoque ses livres ? C’est pourquoi je finirais par rompre avec le milieu littéraire, les journalistes, les universitaires, les lecteurs, et avec moi-même, surtout, c’est-à-dire avec ce que j’ai cru être ou devoir être, un écrivain, et puis je disparaîtrais, retourné à la sauvagerie qui m’a toujours tenu lieu d’innocence et sans laquelle je n’écrirais sans doute pas.
Je n’ai donc pas révélé à la jeune Suédoise que Céline Soudeils venait de mourir d’un cancer, comme me l’avait appris Philippe Feuillie, qui l’avait autrefois aimée et qui avait joué de l’alto pour elle, à Paris, quelques mois plus tôt, peu avant sa mort. Peut-être entrait-il dans ce mensonge le dépit que la littérature ne possède pas le même pouvoir de consolation que la musique, infériorité qui m’aura inquiété toute ma vie, non sans me donner paradoxalement la force de réduire l’écart entre le pouvoir de la musique et celui de la littérature. Moi qui ne savais pas la musique mais qui vivais avec elle comme je n’aurai vécu avec nulle femme, je rêvais d’une chambre haute, isolée, nue, dans laquelle je monterais pour jouer du clavecin, du hautbois ou du violoncelle, de la même façon qu’autrefois, à Siom, doutant si je deviendrais écrivain, même quand on me disait que je « ressemblais un poète » avec ma pipe et mon vieux chapeau de feutre, j’avais rêvé de passer mes journées à peindre en pleine nature, le monde de Siom me proposant le mystère d’une célébration silencieuse et infinie, et assez de paysages, de chemins creux, d’arbres, de rochers, de fermes, de bêtes, de cours d’eau, d’objets et de visages pour occuper toute une vie.
On échoue toujours à être ce qu’on est, pensais-je, à Stockholm, et l’écriture n’est sans doute qu’une manière de maintenir vivant cet échec, de l’entretenir sans illusions, de le transformer en quelque chose de fécond, jusqu’au moment où sa puissance d’aveuglement ne suffit plus et où la vie réclame son poids de vérité sous forme de sacrifice : je n’avais pas d’enfants ni d’épouse auxquels me résigner ; je ne pouvais que sacrifier ce que les autres appellent mon art, à tout le moins les sortilèges qui s’y attachent et la rhétorique dont je suis devenu prisonnier. Voilà ce que j’aurais pu dire, la veille, à Louise, l’épouse de l’ambassadeur, et aussi à Violetta, aux prénoms desquelles je ne pouvais décidément pas me faire, l’un parce qu’il n’évoquait pour moi qu’une vieille Corrézienne, nulle jeune fille n’étant venue incarner amoureusement ces syllabes, l’autre parce qu’il ne pouvait qu’être celui de l’héroïne de La Traviata et que, pendant que ma visiteuse me parlait d’elle, ou plus exactement me racontait sa vie comme seules peuvent le faire des adolescentes qui prennent pour la première fois en charge le maigre fagot de leur existence, surgissaient quelques-unes des chanteuses qui avaient interprété l’opéra : Maria Callas, Ileana Cotrubas, Renata Scotto, par exemple, dont les visages finissaient par se confondre pour n’en former qu’un, idéal, mouvant, insaisissable ailleurs que dans l’épaisseur des instruments à cordes et de la voix, les héroïnes de romans et d’opéras aussi bien que les très réelles jeunes femmes recelant toujours un autre visage, secret, bouleversant, accessible aux seuls amants, et encore à ceux qui savent regarder, pensais-je devant cette jeune Violetta dont il me fallait oublier le prénom, auquel j’aurais préféré celui de l’héroïne d’un autre opéra de Verdi, Luisa Miller, et qui, à dix-neuf ans, semblait ne pas avoir froid aux yeux, lesquels étaient grands et d’un bleu glacé qu’accentuait la blancheur de sa figure et des cheveux coupés au carré, d’un noir profond, qui donnaient à son visage aux traits plutôt épais, mais sensuels, énergiques, quelque chose d’une femme des années 1960.
Un visage dont la peau n’était pas tout à fait nette ni entièrement dégagée des rondeurs de l’adolescence mais qui, parce que Violetta avait souffert, possédait une gravité qui faisait du récit de sa jeune vie autre chose que le fastidieux déballage des problèmes propres à son âge, comme me l’avaient fait craindre son apparence un peu boulotte, son jean délavé, son pull trop large dans les manches duquel elle cachait ses mains et une poitrine probablement ample mais dont elle paraissait avoir honte, la trouvant probablement trop lourde. Elle s’était assise en face de moi, dans un fauteuil Regency où elle me regardait sans ciller, comme si elle attendait quelque chose qu’il me restait à deviner. Et je la regardais en me demandant ce que je pourrais bien lui dire, finissant par évoquer la dure condition des enfants de divorcés, ceux dont la mère est partie, comme la sienne, et lui parlant d’un autre Siomois, Thomas Lauve, dont la mère avait quitté un mari impossible et renié un ordre communautaire entré en agonie, comme avant elle Pauline et Suzanne Pythre, qui avaient fui ce diable qu’était devenu le Grand Pythre, et comme le feraient aussi, bien des années plus tard, d’autres femmes de Siom.
« Car ce sont presque toujours les femmes qui quittent les hommes », ai-je murmuré de façon un peu sentencieuse, pour mettre fin à un entretien où je commençais à m’ennuyer.
« On vous a beaucoup quitté ? »
Violetta rougissait et faisait disparaître ses mains à l’intérieur de ses manches avant d’y poser le menton, en espérant se donner une contenance qui semblait la mettre encore plus mal à l’aise.
« Oui, et s’il m’est arrivé de quitter une femme, je me suis toujours arrangé pour lui donner l’impression que c’était elle qui le faisait. »
Violetta ne s’en allait pas, elle. Ma réponse semblait même lui avoir rendu confiance, tout en la laissant songeuse : peut-être rêvait-elle à ce que pouvait être la vie avec un écrivain ; une vie que je ne lui ai pas dit être en fin de compte incompatible avec la vie conjugale ; peut-être pensait-elle aussi à ce pays de Siom qu’elle tentait de se représenter à partir de la campagne suédoise, son père étant originaire d’une ferme, du côté de Falun, au nord du pays, dans ce comté de Dalarna qu’on appelle en français la Dalécarlie : un beau nom qui a pour moi quelque chose d’aussi mystérieusement féminin et musical que la Poméranie, la Lettonie ou la Courlande, et dont la beauté prépare en quelque sorte celle des femmes qui en sont originaires et dont nous tomberons amoureux. Non que je fusse en train de m’enticher de Violetta, n’ayant pas plus de goût pour la musique de Verdi que pour les femmes boulottes, cette musique étant souvent vulgaire, et le bel canto m’agaçant autant que les femmes futiles, les boute-en-train, les bons sentiments ; mais cette jeune Suédoise avait derrière elle la Dalécarlie, que je me mettais à aimer comme une province idéale qui aurait la couleur vert, rouge et or d’un manteau d’apparat que laisserait tomber à mes pieds une princesse nordique : une promesse de bonheur, naïve, insensée, et à laquelle je devais néanmoins repenser lorsque Violetta m’eut demandé si elle pourrait revenir le lendemain matin, très tôt, de préférence. Je ne pouvais refuser, étant comme tous les hommes, notamment les écrivains, enclin à me croire sur le chemin d’une bonne fortune, comme si mes livres devaient m’apporter cela, aussi : une jeune fille qui se donnerait à moi pour me remercier du plaisir qu’elle prenait à mes livres, alors que les femmes qui approchent les écrivains ont, la plupart du temps, je ne sais quoi d’intéressé, ou de corrompu, dirait ma sœur, et qu’ils n’étaient pas grand-chose, ces livres, pensais-je déjà, à cette époque ; du moins étaient-ils peu de chose en regard de la beauté d’une femme qui se donne, même par intérêt, la prostitution étant toujours tragique, ce que pouvait d’ailleurs être le don de soi ; et j’aimais cette expression, se donner, aussi solennelle que désuète mais qui me faisait croire à l’innocence des femmes, du moins oublier que ce sont elles qui élisent les hommes, les séduisent, les dévorent tout en les confortant dans l’illusion de leur suprématie ; ce qui explique pourquoi, malgré la diversité des individus et des situations, on finit par retomber dans les mêmes ornières sentimentales, dans le miroir des apparences.
Sans doute Violetta était-elle, à son âge, dépourvue d’un tel cynisme ; il y avait dans son regard quelque chose d’assez semblable au reflet du soleil sur un parvis verglacé ; et elle souriait d’une si étrange façon que j’ai failli lui demander de rester.
« Vous en saurez plus demain », a-t-elle murmuré en ouvrant la porte avec un aplomb de femme qui en savait plus que moi, qui avais pourtant près de cinquante ans, et demeurais incertain si elle avait dit que j’en saurais plus ou que j’en aurais davantage, hésitation où on voit bien le trouble dans lequel j’étais plongé, et que me révélait cette très jeune fille, que je ne trouvais pourtant pas vraiment jolie, hormis ses yeux bleu glacé, sa peau blanche et ses cheveux noirs, me révélant par là même que je ne savais rien, non, rien de profond ou de définitif, et sur aucun sujet, n’étant spécialiste de rien, ne parlant bien aucune langue étrangère, n’ayant aucune notion claire des sciences dures, encore assez naïf quant à l’espèce humaine, ne connaissant en fin de compte que la littérature et la langue dans laquelle je m’exprime (et encore dois-je rappeler qu’un écrivain n’est que par défaut un maître de la langue), mes livres m’apparaissant des choses négligeables, détachées de moi, sinon mortes, et la littérature un champ à peu près clos historiquement, tandis que je me trouvais, moi, dès cette époque, quasi décidé à en finir avec ça : l’imposture littéraire comme l’échec amoureux, l’un étant le contrepoint de l’autre, et moi un homme ordinaire, un écrivain incapable d’aimer, donc d’écrire vraiment, peut-être, comme la plupart de mes congénères, pourtant sincère, quelquefois émouvant, pas tout à fait méchant, mais volontairement seul et sur lequel on ne peut socialement pas plus compter qu’il n’est possible de marcher sur l’eau.