« Je vous choque ? »
Sahar a haussé les épaules.
« Nous ne parlons jamais comme ça, au Liban, même entre filles, même si nous ne parlons que de ça et que nous avons un amant, de peur de reconnaître publiquement qu’on n’est plus vierge, ce qui ferait de nous une putain, oui, y compris chez les chrétiens…»
La nuit était claire. Sahar avait froid. Nous avions beaucoup fumé. J’avais une fiasque de whisky dans la voiture. Nous en avons bu quelques gorgées. Siom dormait. La nuit regorgeait de bruits que j’ai fait écouter à Sahar en lui disant que c’étaient des bêtes qui s’attrapaient, se tuaient, se dévoraient. Sahar a secoué la tête. Elle a murmuré que les rapports entre les hommes et les femmes n’étaient guère différents, qu’on est toujours le mulot ou la musaraigne d’un renard ou d’un vieux hibou ; puis elle m’a demandé de la reconduire aux Buiges. Je lui ai proposé de dormir chez nous, dans une chambre isolée que ma sœur avait préparée pour elle. Elle préférait sa chambre de l’hôtel Urbain. Nous sommes revenus aux Buiges.
« Avez-vous revu Violetta ? » m’a-t-elle demandé, une fois descendue de la voiture dont elle a fait le tour pour se placer devant ma portière, comme pour suggérer que je n’avais pas à descendre.
« Oui, une seule fois », et non pas à Stockholm où j’étais revenu, en février de l’année suivante, invité cette fois par l’ambassade de France qui avait sans doute l’intention d’effacer le mauvais effet produit par mon séjour chez l’ambassadeur d’Autriche, si j’en écrivais le récit, comme c’était probable ; invitation que je n’avais acceptée que pour revoir Violetta, laquelle n’avait pu se libérer, lors des deux jours qu’avait duré ce nouveau voyage mais qui, c’était probable, ne voulait pas me revoir, s’étant donnée à moi une seule fois, pour voir ce que c’était que de se taper un écrivain connu, ou un quinquagénaire ; à moins qu’elle n’eût ses règles, étant de ces femmes qui croiraient déchoir en faisant l’amour dans cet état. C’est l’inconnue de la galerie Thielska que j’ai revue et avec qui j’ai fait l’amour, ou qui, plus exactement, m’a amené chez elle et, après plusieurs verres d’aquavit, m’a délivré par une fellation : elle ne voulait sans doute rien d’autre, et surtout pas que je la voie nue, ni que je la touche, son plaisir consistant à en donner plus qu’à se donner elle-même, murmurait-elle en ôtant un de ses gants pour manier ma verge, tandis que l’autre demeurait dans le cuir et que l’inconnue fermait les yeux afin de se pénétrer de ce qu’elle faisait et qui valait mieux selon elle que tout coït, croyais-je comprendre en me tenant pour satisfait de cette épure érotique qui donnait une extraordinaire élégance à l’inconnue, sans me faire oublier toutefois la déception causée par Violetta, que j’ai revue à Paris, par hasard, l’été de la même année, sur le quai Voltaire, où elle marchait à côté de sa mère à qui elle a été obligée de me présenter : une personne au visage lourd, fatigué, qui n’avait rien de la secrète beauté de sa fille et qui m’a regardé sans ménagement, en femme blessée reconvertie dans le féminisme et les droits de l’homme, devinant peut-être ce qui s’était passé entre sa fille et moi et songeant que nous avions, la mère et moi, à peu près le même âge, ce qui nous paraissait révoltant à tous les deux, elle parce qu’elle voyait là sa condamnation sensuelle, et moi parce que je me moquais de l’injustice qui fait que l’âge est plus favorable aux hommes qu’aux femmes, Violetta comprenant sans doute le sens de nos regards et s’en trouvant interdite, me condamnant, elle aussi, les femmes finissant toujours par faire alliance entre elles pour se retourner contre les hommes, dès lors qu’il n’y a plus aucun enjeu sexuel, amoureux, social, et que triomphe la grande éthique féminine, qui est également celle des hommes qui savent que le monde appartient aux femmes et qui ne se soucient pas de leur disputer ce pouvoir, le mieux établi, comme toutes les puissances occultes.
Sahar m’a demandé comment je pouvais être sûr que la mère me haïssait. Elle semblait soudain une femme blessée, elle aussi. Sans doute étais-je allé trop loin dans mes confidences, et Sahar était lasse de ce qu’elle entendait depuis plusieurs jours, imaginais-je. La fatigue m’est tombée sur les épaules comme un drap trop blanc et humide.
« Nous en reparlerons demain. L’aubergiste va trouver à redire de vous entendre rentrer si tard », ai-je murmuré en souriant mais en me rappelant qu’à l’exception des moments où je marchais dans les prés et les bois, et ceux que je dérobais au sommeil, certaines nuits, non seulement je n’avais jamais été heureux, dans ce pays, mais que je m’y étais toujours senti coupable dès lors que j’avais songé que je pourrais un jour devenir écrivain, en tout cas n’être pas ce qu’on voulait que je sois, Jeanne, ma grand-tante, et son mari, Etienne Berthe-Dieu, n’ayant jamais toléré que je m’isole pour lire ou travailler, la vue de livres, de cahiers et de stylos à encre leur étant aussi insupportable qu’une mésalliance ou une faillite commerciale.
« Vous me traitez comme une enfant…», a dit Sahar en allumant une cigarette qu’elle a qualifiée de dernière avec la détermination tremblante d’une adolescente qui n’entend pas se laisser réduire à son âge.
« Vous fumez trop, et vous avez quelque chose d’une enfant, là, obstinée, agacée, tombant de sommeil et ne voulant rien perdre de ce que je pourrais vous dire.
— Vous me ramenez à mes premières peurs, à mon père, à mes grands-parents paternels…»
On aurait dit qu’elle se parlait à elle-même, déjà parvenue sur l’autre versant de la nuit, où il me fallait l’abandonner pour retourner à mes propres ténèbres. Et pourtant je continuais à parler, repensant à Jeanne, la dernière des Bugeaud, et à la peine que je lui avais faite, le jour où j’étais revenu à Siom, à l’âge de dix-neuf ans, pour y passer quelques jours, non pas chez elle mais chez Dubosc, un Parisien dont la famille, originaire de Siom, possédait une petite maison dans la rue qui descend à la terrasse aux acacias. Une maison entièrement rénovée dans les années 1960 et dotée de tout ce qui était à l’époque le confort le plus moderne : quelque chose dont je n’avais jamais encore joui, même chez ma mère, à Montreuil-sous-Bois, si bien que le trouver à Siom, dans cette maison de la rue Basse où l’on ne m’admettait autrefois qu’avec circonspection, comme le petit paysan du coin, l’indigène, le pauvre, celui qui dans les romans de la comtesse de Ségur demeure sur le seuil, la casquette à la main devant les demoiselles et les messieurs de Paris, et lorgnant sur le goûter avant que la maîtresse de maison ne s’avise que c’est encore faire trop d’honneur à un rustaud et charge ses enfants de le faire savoir.
« Ma mère ne veut pas que je joue avec toi », m’avait expliqué Max, le fils de la maison, tandis que sa sœur Carole ricanait en silence, les femmes se montrant toujours plus cruelles que les hommes dans l’humiliation sociale, et que je redescendais les cinq marches de l’escalier menant au perron de cette maison où je reviendrais donc, dix ans plus tard, alors que la maîtresse de maison était morte d’un cancer de l’utérus et son époux remarié avec une femme de Nice ou de Menton, Max m’invitant à passer quelques jours chez lui, à la Toussaint, ce que j’avais accepté, malgré l’espèce de mépris où je le tenais, depuis mon humiliation, car j’étais désireux d’aller une fois à Siom sans craindre d’être dérangé par les gourles qu’il faudrait servir ou écouter, et quasi renié par Jeanne qui haïssait les livres de m’avoir détourné de la voie qu’elle espérait me voir prendre afin de lui succéder.
J’ai connu dans la maison de Dubosc un bonheur incomparable, en dépit du chagrin que je causais à Jeanne qui pensait que ce séjour hors de chez elle lui « saurait mal » aux yeux de tout Siom, m’avait-elle dit en pleurant et en usant d’un parfait siomisme, ce « savoir mal à quelqu’un » ayant surtout une valeur sociale, et non morale, disais-je à Sahar qui a répondu que les siomismes valaient bien les libanismes.
« Mais continuez votre histoire, racontez-moi ce moment, le seul, peut-être, où vous avez été heureux ! a-t-elle ajouté.
— Peut-être ne faut-il jamais dire qu’on a été heureux…»
Heureux, je l’avais donc été dans cette maison où j’allais et venais à ma guise, moins par revanche sociale que parce que je logeais dans une petite chambre tapissée de pin clair, au toit assez bas, comme l’était ma chambre de Montreuil-sous-Bois, sauf que c’était à Siom, et non plus dans la bâtisse sonore et froide de Jeanne mais dans une chambre propre, agréable, bien chauffée, où j’écoutais la pluie de novembre tomber sur les ardoises du toit, et où je lisais sans avoir à mettre des mitaines pour protéger mes doigts, comme je devais le faire, chez Jeanne, où il n’y avait pas de chauffage, où les voix n’avaient pas le même grain au soir qu’au matin, et où la lumière était si chiche que je m’abîmais les yeux à lire trop longtemps et sans faire de bruit, cachant même mes livres au-dessus de l’armoire, alors que chez Dubosc je pouvais feuilleter à ma guise les livres de la bibliothèque sur laquelle je lorgnais, enfant, et où se trouvaient des ouvrages fanés d’Edouard Peisson, Ernest Pérochon, Maurice Paléologue, Edmond About, Georges Ohnet, Joseph Peyré, Albert t’Serstevens, Paul Vialar, Marcelle Tinayre, Rosamond Lehmann, Elizabeth Goudge, mais aussi quelques classiques, dont L’Ensorcelée de Barbey d’Aurevilly, que j’ai pu lire jusqu’au milieu de la nuit, avec un bonheur incomparable, notamment l’inaugurale description de la lande de Lessay que ma mère refuserait de me montrer, l’année suivante, lors de notre séjour à Saint-Lô, et à mon vif dépit, son refus n’entamant cependant pas l’intense plaisir que m’avait donné ma lecture, laquelle avait étendu la lande de Lessay à celles de Lestang, de Saint-Merd et aux tourbières de Longeyroux, et d’une certaine façon à toutes les landes d’Europe, notamment aux moors du Yorkshire, aux plaines désolées de l’Allemagne du Nord évoquées par la musique de Brahms et même aux paysages du Mississippi de Faulkner, écrivain dont j’avais aussi emporté un roman, Le Hameau, car c’était chez Dubosc qu’un après-midi, longtemps auparavant, à l’époque où j’étais encore toléré sur le seuil, j’avais entendu à la radio ou à la télévision pour la première fois le nom de l’écrivain américain, que j’imaginais s’écrivant Faulequenaire, ce qui me semblait l’écho lointain du Fauchelevent des Misérables et du nom de Baudelaire, l’ensemble contracté en quelque chose comme Faul’qu’nair par l’accent parisien du commentateur qui disait que cet écrivain avait mis en scène des paysans, des simples et même des idiots, c’est-à-dire des gens semblables à ceux avec lesquels je vivais et dont je rêvais déjà de faire quelque chose, un jour, Faulequenaire m’en donnant en quelque sorte, je le comprendrais plus tard, l’autorisation, ce nom-là, revenu à sa véritable orthographe, Faulkner, devenant avec celui de Proust, dont j’avais également entendu parler chez Dubosc, un de mes intercesseurs. Quant à mon bonheur, cette nuit-là, dans la maison des Dubosc, il me venait de la parfaite conjonction du moment, du lieu et du texte, et aussi du grandissant désir d’écrire, la lande se confondant avec la page blanche, de sorte qu’il ne me restait plus qu’à écrire, à moi qui ne faisais que barbouiller du papier sans être sûr d’avoir rien à dire, ou ne l’ayant pas encore trouvé, car ne sachant pas grand-chose de la vie, mais devinant qu’il me restait à inventer ma lande et à voir de quelle façon elle se confondrait avec toutes les autres, plus vastes, infinies même, écrire étant une extension de la lande à tout l’univers.