« Des ruminants, ces écrivains, des vaches sacrées ou, au contraire, des bêtes à équarrir ! » avait lancé ma sœur à la visiteuse dont, avant qu’elle passe au salon, j’avais aperçu non pas le visage mais les jambes ; de jolies jambes que révélait une jupe trop courte, ou que j’ai jugée telle parce que j’étais à Siom et que je retrouvais mes instincts d’indigène pour qui le corps des femmes ne doit pas être montré aussi ostensiblement qu’en ville, où les femmes sont plus ou moins perdues, pensions-nous, il y a encore trente ans, et, plus vraisemblablement, parce que ces jambes introduisaient la visiteuse dans le grand songe érotique que tout homme nourrit pour les inconnues, notamment les jeunes femmes : celles dont on se prend à tout attendre et dont la beauté s’accroît de cette attente, comme je me sentais disposé à le faire pour la visiteuse que ma sœur avait fait asseoir dans le salon, au milieu de cet après-midi d’août où il faisait si beau que la jeune femme avait peine à croire que Siom fût le sombre cœur du monde évoqué par mes livres, même devant cette haute maison à crépi gris, chaînages de granit et toit d’ardoise pointu ; une demeure étroite, sévère, inconfortable, tout en escaliers et en pièces trop petites, typique du goût bourgeois du Limousin des années 1930, lequel pouvait rappeler, en plus austère, certaines villas de la côte normande, quoique la maison fût à présent à moitié dissimulée entre de grands et noirs sapins, au cœur d’un parc dont l’entrée était défendue par une grille qui s’était ouverte avec un cri de corneille, avait dit la visiteuse à ma sœur dont elle avait pu penser qu’elle la trouverait derrière la porte d’entrée, cette corneille, avant de voir blanchir son visage derrière le verre dépoli, exactement comme dans un de mes romans, avait-elle ajouté en contemplant la figure de ma sœur qu’elle trouvait, dirait-elle plus tard, semblable à un animal des grands bois ou à l’un de ces portraits dans lesquels l’interprétation du visage, fût-ce au prix de sa déformation, est une façon d’atteindre à la vérité bien plus sûrement que, par exemple, la scrupuleuse reproduction des traits que lui avait révélés l’ouverture de la porte : ceux d’une femme de cinquante-huit ans, à la figure aussi froide et austère que la maison, pas désagréable, d’ailleurs, mais que sa retenue faisait paraître plus âgée, avait-elle dû penser dès que ma sœur se fut mise à parler comme si elle n’avait attendu que le moment où la visiteuse arracherait à la grille son cri d’oiseau puis toquerait au verre dépoli plutôt que d’appuyer sur la sonnette vert-de-gris sur laquelle on hésitait plus à poser la main que sur l’œil d’un iguane ; comme si elle redoutait aussi que la personne qui ouvrirait la porte ne vînt pas seulement de l’extrémité du couloir mais d’un passé qu’elle (la visiteuse) avait du mal à se représenter et qu’il lui faudrait pourtant affronter, n’étant pas là pour autre chose, ce passé se confondît-il avec moi, puisque c’était pour moi qu’elle était là, rappelait-elle à ma sœur qui s’écriait : « Je dois avoir l’air d’une effraie ! » Et elle cherchait un démenti qu’elle n’obtint pas, puis s’était tue sans se douter que la jeune femme ignorait ce qu’est une effraie et qu’elle ne connaissait peut-être pas l’effroi, les jeunes gens d’aujourd’hui étant seulement familiers de l’inquiétude, au pire d’une angoisse momentanée, dont les anxiolytiques ou le sport les délivrent bientôt, les grandes peurs ayant disparu d’Europe en même temps que les malédictions et la nuit profonde.
Elles se dévisageaient, se souriaient, se jaugeaient. Chacune attendait que l’autre parle, qu’il soit mis fin au silence où elles s’étaient retirées, une fois assises dans le salon d’où elles voyaient les branches des sapins qui remuaient dans le jardin l’implacable lumière de l’après-midi, ma sœur finissant par redire à la visiteuse que j’étais absent, que je ne serais probablement pas là, ce jour-là, suscitant un regain de dépit si visible qu’elle, ma sœur, s’est sentie tenue d’ajouter qu’elle m’attendait elle aussi, qu’elle avait passé une grande partie de sa vie à m’attendre, suggérant à la visiteuse qu’elle n’avait plus qu’à entrer dans cette patience, malgré le peu de goût des jeunes gens pour ce qui est une des qualités de l’âge mûr ou l’apanage de la province, et partager avec elle une attente qui serait peut-être longue.
Je souriais. Je me condamnais moi aussi à attendre ma propre apparition pour avoir, après bien des hésitations, accepté de rencontrer cette jeune femme, une étudiante (une doctorante, avait-elle précisé, une thésarde, aurais-je dit) qui avait entrepris un travail sur la représentation de la femme dans mes livres et qui voulait me rencontrer dans le lieu même de mes origines, avait-elle déclaré à ma sœur, au téléphone, puisque je n’avais répondu à aucune des lettres qu’elle avait adressées chez mon éditeur, ayant même appelé le maire de Siom qui lui avait dit ne pas m’avoir vu depuis des années et ignorer où je pouvais être.
« Toujours en l’air, ou peut-être mort, pourquoi pas, on ne sait jamais avec ces bêtes-là…», avait-il ajouté en riant avant de dire que j’avais bien une parente, une espèce de sœur, ça lui revenait, oui, dont il avait même l’adresse, à Paris, il pouvait bien la donner, le téléphone aussi, bien que la voix vive engage trop directement les choses, avait-il encore précisé, non sans emphase.
La jeune femme avait donc écrit à ma sœur, qui ne lui avait pas plus répondu que moi, avant de lui téléphoner pour s’entendre rétorquer, au bout d’un moment de silence, qu’elle, ma sœur, ne savait pas où je me trouvais et qu’elle n’avait rien à dire à mon sujet, la jeune femme lui déclarant alors qu’elle souhaitait la rencontrer, elle aussi, se référant à cette brève Vie de ma sœur que j’avais publiée, quelque vingt ans auparavant, et dans laquelle j’évoque sa vie telle que je l’ai rêvée, bien plus que ce qu’elle fut réellement, par ignorance autant que par discrétion, ma sœur, comme ma mère et comme moi, ayant pour le silence et le retrait un goût extraordinaire, quoiqu’on puisse y voir aussi une forme de coquetterie, voire une manière d’exercer un certain pouvoir, faute d’attrait, du moins pour ma sœur, ma mère, elle, ayant très tôt misé sur l’élégance, la hauteur, la séduction et la distance qu’établit la beauté.
« Ma vie n’a aucun intérêt », avait fini par répondre ma sœur, avec la brusquerie déroutante de ceux qui, contrairement à la plupart des gens, répugnent à parler d’eux-mêmes, sans pour autant mettre fin à la conversation, ce jour-là, au téléphone, par politesse ou parce que la jeune femme avait su piquer sa curiosité avec sa voix claire, bien posée, à la syntaxe correcte, et cette pointe d’accent qui avait suscité un visage que ma sœur avait à juste titre imaginé beau et, sans s’expliquer davantage, honnête, épithète qu’on n’emploie évidemment plus, aujourd’hui, où juger d’un visage, ou d’un être par son visage, est considéré comme une atteinte à la vie privée, ce qui rend difficile l’exercice de la littérature.
« Aucun intérêt », avait-elle encore dit, comme si elle eût déclaré qu’elle n’avait pas eu de vie ou que sa vie n’avait pas été la sienne, avec cette lassitude qui nous pousse à répéter des phrases auxquelles nous ne croyons plus tout à fait, à la longue, et incapable, ma sœur, d’admettre qu’on puisse s’intéresser à elle mais trouvant dans la voix de l’inconnue quelque chose qui la rendait différente des femmes qui cherchent à me rencontrer, journalistes, lectrices, étudiantes, et qu’elle décourage depuis le surcroît de notoriété que m’a valu le meurtre d’Idil, leur répondant invariablement qu’elle n’est pas mon gardien et qu’elle ignore où je me trouve, l’écrivain étant une sorte d’errant, de nomade, d’homme aux semelles de vent, d’exilé, de sans-lieu, voire de sans-cœur, finissait-elle par dire, en se moquant ouvertement de ses interlocuteurs, puisqu’elle ne croit pas plus que moi que l’écrivain soit réductible à ces définitions ridicules.
J’étais pourtant bien à Siom, ce jour-là, dans l’ombre, au fond du corridor, près de la porte de la cave où ma sœur m’avait assuré qu’elle ne descendrait pour rien au monde, quoiqu’elle ne soit pas peureuse, n’ayant le goût d’aucune crypte, pas même de sa propre mémoire, étant de ces êtres qui font du silence sur soi une vertu majeure et de l’oubli une condition de vie ; et sans doute est-ce à cela que je tends, par des moyens radicalement opposés, n’étant pas pour rien le fils de ma mère. Je n’y étais moi-même pas encore descendu, dans cette cave, et je gardais la main sur la poignée de porte dont le froid me paraissait plus grand que sur celle des autres portes, retrouvant là l’horreur que m’inspirent les caves et les greniers, comme autrefois ceux de Siom et de Villevaleix, où sont demeurés tant de fantômes, y compris celui de l’enfant que je fus et que je ne tiens pas à trouver devant moi, remonté de la cave, maigre et hâve, inquiet, pareil à un jeune renard et puant comme lui, disait ma mère, qui, en bonne Siomoise, détestait les renards, mes frères en rousseur, en silence, en solitude, en fourberie, car il était évident que je ne pouvais qu’être le fils de mon père, c’est-à-dire d’un salaud, comme le suggérait le parfait silence dont elle avait entouré cet homme.
« Merci de me recevoir », a fini par dire la visiteuse sans relever ce que venait de dire ma sœur, sans doute pour ne pas montrer davantage sa déception, à moins qu’elle n’eût d’emblée compris que rien ne serait facile et qu’il lui fallait se résoudre à attendre un homme qui n’était pas là, ou qui se cachait, pouvait-elle soupçonner, n’ayant pas pu ne pas remarquer les deux voitures garées en retrait du chemin qui monte à la maison et qui s’achevait là, de sorte que les voitures ne pouvaient qu’appartenir à ceux qui habitaient là, et non je ne sais quels cantonniers, promeneurs ou chemineaux, nul ne se promenant d’ailleurs plus, de nos jours, hors des sentiers balisés.
Peut-être n’avait-elle d’autre souci que ne pas laisser s’installer un silence qui menaçait d’être aussi pesant que l’ombre régnant dans la maison et qui s’augmenterait de ce qu’elle, la visiteuse, devinait chez ma sœur des habitudes, des manies, des répugnances dont elle ne devait pas s’étonner, quoique ma sœur ne fût pas chez elle, dans cette maison de Siom, la visiteuse ayant songé à répondre que toute vie a de l’intérêt, pour peu qu’on s’y attarde, mais, je l’imagine, renonçant à dire que c’était là un des enjeux du roman, et préférant murmurer qu’elle était prête à attendre, obligeant ainsi ma sœur à meubler le silence, à mentir, à prétendre que j’avais été retenu en Suisse pour la succession de ma mère, morte quelques semaines plus tôt, lui apprenait-elle, la jeune femme murmurant en arabe une formule que je n’avais pas entendue depuis bien longtemps : « Allah yerhama ! », ce qu’elle a traduit par : « Dieu ait son âme ! », ma sœur ajoutant que je ne saurais néanmoins tarder, que je serais sans doute là le lendemain soir, au plus tard, et que la visiteuse n’était peut-être pas pressée, forçant presque celle-ci à admettre qu’elle avait tout son temps, puisqu’il s’agissait de littérature, « un art du temps, n’est-ce pas ? », la visiteuse hochant la tête tout en songeant (dirait-elle plus tard) qu’elle avait affaire à une vieille pie, une espèce de toquée arrachée par son frère à son appartement parisien de la rue des Carmes pour se retrouver à Siom, dans l’ancienne maison de Fargeas, autrefois maire de Siom et propriétaire terrien, et qui, cette maison, entre la croix des Rameaux et le cimetière, s’élève sur un replat planté d’épicéas, de tilleuls et de charmes entre lesquels on peut apercevoir, en contrebas, le bourg et une partie du lac et, par-derrière, si l’on monte au grenier, la lande de Lestang et les chênes de l’allée menant à L’Oussine-des-Bois.
« Vous perdez votre temps, j’en ai peur », avait murmuré ma sœur, après un long silence, non pas en un soudain revirement ni par accès de sincérité, mais pour trouver quelque chose à dire, elle qui n’avait pas plus que moi l’habitude de recevoir ni de faire la conversation et pour qui, avouons-le, parler relevait le plus souvent des fonctions excrétives et se révélant infamant.
« Et pourtant vous me recevez…», avait répondu la jeune femme qui comprenait que ma sœur ne souhaitait pas rester seule, là, dans cette maison qu’elle disait avoir louée à ma demande, tout inconfortable qu’elle était avec ses escaliers raides, aux marches dangereuses, car trop bien cirées, ses chambres sombres, humides, froides, son salon Art déco où il fallait allumer du feu dès que le jour déclinait, afin de ne pas se sentir menacé par le froid, et où les meubles se mettaient à luire comme des yeux, ceux des ombres parmi lesquelles on redoutait d’apercevoir le vieux Fargeas, l’ancien propriétaire, qui avait doté son salon d’un mobilier qu’il pensait éternel mais qui faisait ressembler aujourd’hui ce lieu à un hypogée d’où l’on s’étonnait de pouvoir ressortir sans avoir été happé par des voix souterraines.