« Et ensuite ? » a murmuré Sahar qui semblait attendre davantage, que je lui dise, par exemple, que Lidia s’était montrée d’une même générosité avec moi, ou qui regrettait que cette vie eût pris un cours aussi banal, celui des fleuves lents, sa voix étant plus lente que les fleuves et tout aussi moirée, allant du rauque au chuchotis ou au chant, me rappelais-je, le cœur serré, regrettant qu’il ne se soit rien passé entre nous, comme tout prédateur, mais sachant que ce que Lidia m’avait révélé était plus beau que ce qu’elle avait donné ou vendu à tant d’hommes.

« Ensuite ? Je ne sais pas. Je ne l’ai pas revue, ai-je murmuré en me mettant à parler un peu comme Lidia.

— Vous ne savez pas ce qu’elle est devenue ? »

J’aurais aimé me taire ; j’avais trop bu ; l’alcool me fatiguait, tout comme la monotonie de mon débit et celle, plus sourde, du récit que je rapportais et dont je n’avais pas la fin.

Il me fallait répondre, dire que Lidia était partie le surlendemain, qu’elle avait quitté Siom comme elle avait toujours quitté les lieux et les gens, sans prévenir ni demander son reste, l’été touchant à sa fin, Lidia ne retournant pas dans le Tarn mais descendant plus au sud, par Saint-Flour, Conques, la montagne Noire, j’imagine, pour s’arrêter dans l’Hérault ou le Gard, chez un maraîcher où elle s’est employée, renonçant à ce qu’elle appelait sa fureur et qui est ce qui sépare l’être humain de son enfance, entrant dans la paix du soir, laquelle est non pas un rassasiement mais la perte progressive de l’appétit, ce moment où l’on ne cherche plus à cueillir les fruits, sans renoncer à l’amour, ainsi qu’elle semblait l’avoir fait, quand je l’avais rencontrée, à Siom, une des dernières choses qu’elle m’ait dites, ce soir-là, concernant cette recherche de la paix, comme le lui avait suggéré Henri Thomas, quelques années plus tôt, lorsque l’auteur du Parjure, qu’elle était allée photographier, rue Rémy-Dumoncel, où il allait mourir, lui avait dit avec peine que les jeunes filles le soulevaient encore merveilleusement en esprit, assis en robe de chambre dans son fauteuil roulant, le regard perdu, la bouche ouverte pour demander à Lidia de lui laisser toucher ses seins. Cela lui répugnait ; elle a pourtant soulevé son pull, a défait son soutien-gorge et s’est approchée du vieil écrivain, plus horrifiée que lorsqu’elle se prostituait, ce qui n’a pris que quelques secondes mais l’a laissée dans un désarroi indescriptible et qui dépasse l’anecdote, m’avait-elle dit en me regardant comme si, moi aussi, j’allais lui demander de soulever son pull, et que je fusse un prédateur ou un mendiant comme les autres, semblait-elle penser, alors que son récit, qui avait duré deux soirs, nous avait non pas rapprochés mais rejetés l’un loin de l’autre, chacun dès lors terré dans sa propre histoire, Lidia me faisant don de la sienne pour que je l’écrive, un jour, ou que je m’en serve comme d’un matériau romanesque, déjà entrée en pensée dans le Tage, dans cette immense embouchure où je me rappelle qu’elle m’avait dit qu’elle irait se confier aux vagues de l’Atlantique, un jour, lorsqu’elle n’en pourrait plus…

« Vous êtes émue, Sahar ? Je l’étais, moi aussi, non pas sur le coup, car j’attendais la suite, mais le lendemain, quand on m’a dit qu’elle était partie et que j’ai compris que je ne la reverrais plus, et que sa vie ultérieure se confond avec l’embouchure du Tage. »