J’imagine Lidia débarquant à Orly dans sa robe d’été à grandes fleurs bleues et ses sandales à hauts talons, partie sans s’être changée, abordée dans l’avion par un type en costume strict, un éditeur de bandes dessinées, ce qui semblait à Lidia un clin d’œil du destin, sa vie ayant toujours quelque chose d’une bande dessinée ou d’un roman populaire, surtout quand elle arrive au Kremlin-Bicêtre pour découvrir sa mère totalement aliénée, hurlant contre ses voisins, contre le propriétaire, contre le monde entier, bientôt hospitalisée dans une clinique privée dont son amant se proposait de payer les frais, et dont elle s’est échappée pour se réfugier à Gentilly, dans la chambre d’un hôtel qui ressemblait à celui où, cerné par la police, Jean Gabin, dans Le jour se lève, se tue d’un coup de pistolet, et d’où elle, la mère, menaçait de se jeter par la fenêtre et où on a réussi à la maîtriser pour l’interner à l’hôpital psychiatrique de Villejuif.
Je l’imagine contemplant le visage de sa mère, sa beauté détruite par les médicaments et par la folie, de quoi la fille ne se réjouissait cependant pas plus que la mère ne supportait de contempler celle, impériale, de sa fille, qui est retournée à Lisbonne, après avoir eu une liaison avec l’oncle d’un collègue de travail, un journaliste qui deviendrait un ami et jouerait un grand rôle dans sa vie. Une vie dont elle a tenté d’infléchir le cours en reprenant des études pour passer son bac, chose en vérité impossible pour elle, qui ne pouvait mener de front ces études, ses journées de secrétariat et une vie nocturne, le Démon rentrant alors en lice avec la voisine de palier, la prostituée de luxe, que Lidia a fini par suivre dans une boîte de nuit où les filles étaient triées sur le volet.
« C’est moi qui ai demandé à l’accompagner, pour voir. J’ai vu, et j’ai quitté mon emploi de secrétaire. Je me suis inscrite dans une école privée, où j’ai passé quelques examens, avant d’abandonner. C’était trop tard. Je m’ennuyais. Ma vie ne me plaisait pas. Je n’étais pas douée pour vivre : là aussi, il était trop tard. Les hommes qui fréquentent ce genre de boîte sont ennuyeux. Les hommes sont d’ailleurs presque toujours ennuyeux. La boîte se nommait Tamila. J’y ai rencontré le directeur d’une agence de voyages qui aimait les prostituées ayant du chien et qui en avait besoin pour distraire ses clients. J’ai travaillé pour lui un certain temps. Il me payait royalement. Il était très beau. Un jour, il m’a demandé de lui trouver une fille pour un client allemand. Je lui en ai envoyé une, plutôt moche et qui venait d’accoucher, mal attifée, mal chaussée, ridiculement coiffée : une pute de bas étage, dont l’Allemand n’a pas voulu. Le directeur n’a plus fait appel à mes services. Quelque temps après, un type plein aux as s’est intéressé à moi : mystérieux, réservé, replié sur une souffrance dont je n’ai jamais rien su, il m’a installée dans un studio où il venait me voir, conduit par son chauffeur qui lui servait également de secrétaire. De putain, je devenais fille entretenue, dont il a fini par se lasser, au bout d’un an, ce qui ne l’a pas empêché de me donner de l’argent, chaque mois, pour que je continue à suivre des cours de littérature et ne retourne pas à la prostitution. Un homme gentil ; un trafiquant de devises, je crois, qui dissimulait son activité derrière une façade d’expert en numismatique. Nous étions en 1982. Je vivais dans le Bairro Alto, vieux quartier lisboète où l’on chantait le fado, et qui était en pleine restructuration, le fado et la faune qui l’accompagne reculant vers la partie haute tandis que, dans le bas, s’ouvraient des restaurants, des bars, des boutiques d’antiquaires : le nouveau repaire de la jeunesse dorée ; et moi, je vivais là, rue de la Rose, allant aux cours, le jour, sortant le soir, fréquentant le monde gay, comme on dit aujourd’hui, pendant près de quatre ans, lisant beaucoup, très seule, mais finissant par me lier avec une Italienne, fort belle, comme le sont les Italiennes et les Espagnoles blondes. Elle venait d’ouvrir une boutique où elle vendait des bijoux qu’elle fabriquait elle-même, et aussi des tissus arabes ou indiens. Susanna est devenue mon amie ; elle était enceinte de cinq mois, et est allée accoucher à Gênes d’une petite Tania, toute blonde, elle aussi. Je vous raconte ça parce que j’ai du plaisir à faire sonner ces noms, Gênes, Tania, Susanna, et que Tania est le seul bébé dont je me serai occupée, et qui tombait bien, en un moment où j’étais devenue lasse de tout : des études, des sorties, de ne rien faire qui vaille, jusqu’au jour où je me suis mise à tricoter un pull, dans la boutique de Susanna, un après-midi, par désœuvrement, Antonio, le mari de Susanna, le trouvant beau et me proposant d’en réaliser d’autres, qu’il vendait, avec des étiquettes à mon nom, faisant travailler pour moi deux tricoteuses d’après des modèles que j’inventais en m’inspirant de motifs que je trouvais dans des magazines italiens. Les gays du quartier en raffolaient, et je n’ai plus eu besoin d’être entretenue. Je travaillais comme une damnée, mais la marge était courte, à cause des matériaux et des tricoteuses. En 1985, je me trouvais devant un dilemme : ou bien devenir une sorte de Benetton portugais ou bien arrêter. J’ai arrêté. Manque d’inspiration ? J’avais vingt-neuf ans ; je changeais ; quelque chose s’ouvrait et se fermait à moi, tout à la fois, et me faisait sentir que ma vie n’avait pas de sens ; je pouvais la tricoter à loisir : une Parque tenait le fil par lequel se défaisait le tricot. Les hommes continuaient à me baiser sans me donner de plaisir. Je n’étais heureuse qu’en lisant et en dormant », disait-elle, d’une voix plus calme, plus claire, ai-je dit à Sahar qui m’écoutait, les yeux tournés non plus vers moi mais vers quelque chose qu’elle distinguait, au-dessus de ma tête, dans la cime des arbres, probablement, où le soleil avait disparu, peut-être lasse elle aussi mais n’osant m’interrompre, et moi la resservant en silence, puis levant mon verre dans la couleur du soir et la buvant, cette couleur, avant, si je puis dire, de rendre la parole à Lidia.