Le lendemain, elle était là, à cinq heures précises, lesquelles sonnaient à la vieille horloge comtoise qui avait mesuré le temps de Fargeas et de sa courte descendance, ma sœur et moi guettant l’arrivée de la jeune femme avec l’impatience de gens qui s’ennuient ou de vieillards attendant la visite de leur unique enfant, chacun regrettant que l’autre soit là, Sahar étant devenue un enjeu secret entre nous, pour Françoise une oreille à qui elle pouvait enfin s’ouvrir, et pour moi une jeune femme qui, je m’en rendais compte, me rappelait Siham, la jeune Libanaise que je n’avais pas emmenée en France, en 1976, alors que son père me suppliait de la sauver, une nuit où les obus islamo-progressistes tombaient sur le secteur chrétien de la ville ; l’unique occasion que, pour reprendre une formule simple, j’avais eue de faire le bien, mais à quoi je m’étais dérobé parce que je ne vivais qu’en moi-même, comme je le ferais toute ma vie, même quand je croirais pouvoir sauver Idil, la jeune Turque dont je comprends aujourd’hui qu’elle était l’ombre de Siham, et que je l’avais elle aussi en quelque sorte abandonnée, et peut-être condamnée à mort, ai-je dit à ma sœur qui m’a demandé ce que je comptais faire de Sahar, dont il crevait les yeux qu’elle me plaisait et à qui elle souhaitait que je ne fasse pas de mal.

« Nous parlerons. Nous ne sommes pas là pour autre chose, n’est-ce pas ? »

Je n’étais pas sûr que Sahar me plût au sens où l’entendait ma sœur, ai-je été tenté de répondre, néanmoins forcé de reconnaître qu’avec l’âge j’avais appris à ne pas m’en laisser conter par mes goûts et mes dégoûts en matière amoureuse, les sachant gouvernés par des lois ou des intensités souvent inversement proportionnelles à l’immédiateté de la séduction, ce qui faisait que Sahar avait d’autant plus de chances de me plaire que je continuais de ne pas la trouver très jolie ni exempte de défauts, me répétais-je, outre qu’elle était prise dans une série de remémorations dans laquelle Siham et, avant elle, Claudine, occupaient une place ambiguë, puisque c’étaient des femmes avec qui je n’avais pas fait l’amour, ou que je n’avais peut-être pas assez désirées mais pour lesquelles je nourrissais un singulier regret, tout proche de la nostalgie, voire du remords et de la faute. Mais quelle vie leur aurais-je donnée et m’auraient-elles faite, sachant qu’un écrivain est l’être le moins fait pour vivre avec une femme – question que je me pose aussi pour Idil, la jeune assassinée ? D’autre part, je ne pouvais, surtout en vieillissant, me résigner à une conception aussi simpliste des choses, ni prétendre que Sahar me déplaisait et que je ne m’étais pas mis à tout attendre d’elle : son origine libanaise, sa démarche, sa voix, son regard, sa façon de se tenir devant moi, en vaillant petit soldat, et bien sûr l’intérêt qu’elle portait à des livres – les miens – qui auraient dû l’éloigner de moi (et qui l’indignaient probablement par bien des côtés), tout cela m’attachait à elle bien plus que je ne le reconnaissais devant ma sœur, laquelle semblait s’être prise pour la jeune femme d’une affection quasi maternelle et d’autant plus étonnante qu’elle avait toujours tenu sur la maternité un discours de femme qui a décidé en toute connaissance de cause de ne pas être mère, puisqu’elle avait trouvé en moi non seulement un frère mais aussi une sorte de fils, ces semblants-là, ces simulacres se dissipant néanmoins avec l’âge pour la laisser devant un vide, une angoisse, un regret qu’elle ne pouvait plus dissimuler, souhaitant même, comme tous ceux qui souffrent continûment, que cette souffrance soit partagée, que j’éprouve la même chose, que, faute de lui avoir donné un enfant, je me comporte en fils dévoué, et que Sahar soit, pour moi comme pour elle, une fille idéale, celle que nous n’aurons eue ni l’un ni l’autre.

« Vous parlerez. Tu parleras, toi. C’est cela, vieillir : ne plus pouvoir s’empêcher de parler », a-t-elle marmonné en quittant le salon où nous avions attendu Sahar ; et elle m’abandonna, dès qu’elle l’eut saluée, la jeune femme à qui j’ai proposé d’aller marcher dans Siom, puis me ravisant, à cause de la chaleur, particulièrement éprouvante, ce jour-là, préférant donc le couvert des grands arbres, sur le belvédère, où ma sœur ne nous a pas rejoints.

« Elle se repose. La chaleur ne lui réussit pas. La chaleur ne réussit pas aux femmes, bien qu’elles aient toujours les mains et les pieds froids…», ai-je répondu avec un petit rire, pour répondre à Sahar qui s’étonnait de la disparition de ma sœur.

Sahar s’est cependant reprise. Elle a posé devant elle un bloc de papier et son petit magnétophone. Elle souhaitait me poser des questions qui, disait-elle, lui permettraient de mieux comprendre ma vision si ambiguë des femmes, et qui, ces questions, m’ennuyaient à mourir, puisqu’on tombait dans les idées générales, lesquelles sont le commencement de la bêtise, lui aije dit, sans doute trop vivement : elle a rougi ; elle a paru hésiter si elle se lèverait pour partir ou si elle ravalerait sa colère, se décidant pour la seconde solution, attendant peut-être des excuses, du moins que je m’explique, se rappelant que j’étais un écrivain, un type impossible, forcément cynique, méchant, plein de noirceur, et que c’était elle qui avait insisté pour me rencontrer, pensais-je avant d’ajouter que j’avais tout dit dans mes livres.

« Tout, aan jad ? »

Elle prenait sa revanche, se plaçant sur le terrain où la totalité et la vérité se mesurent l’une à l’autre, le plus souvent au détriment de la première.

« Oui, vraiment. Et puis, il y a des choses qui ne peuvent se dire que la nuit.

— Vous vous moquez de moi…

— Non. Il serait plus facile pour moi de vous parler à la tombée du jour, l’heure que je préfère, avec l’aube : celle où je commence à me sentir mieux, où la voix se mêle aux ombres, où je peux boire sans crainte.

— Vous préférez que je revienne ce soir ?

— Oui, venez dîner avec votre ami. Je ne peux pas dire compagnon, ce mot m’exaspère, décidément, comme tant d’autres mots : ravioli, par exemple, ou bandana, et tant de mots anglais…»

Elle a ri. Pouvait-elle faire autrement ? Elle s’est éloignée pour appeler son ami, avec qui la conversation a été longue et, semblait-il, assez vive pour qu’elle ait jugé bon de s’éloigner davantage, vers le fond de l’allée, contournant la muraille de houx pour remonter le sentier broussailleux menant au mur du cimetière et puis redescendant par un autre sentier qui fait le tour de la maison par le haut, Sahar revenant avec ma sœur qui nous rejoignait avec du thé glacé et de la limonade, et buvant debout en expliquant qu’elle devait nous quitter, son compagnon ne se sentant pas bien, mais qu’elle essaierait de venir dîner. Nous l’avons raccompagnée, moi jusqu’au portail, ma sœur jusqu’à sa voiture devant laquelle elles ont longuement bavardé.

« Il est jaloux, a-t-elle dit en rentrant.

— C’est un jeune homme d’aujourd’hui, un petit Français pas bête mais insignifiant, propre, sportif, médiocrement éduqué, hédoniste, sérieux, antiraciste, qui n’a pas vécu ni souffert, et qui ne croit à rien, pas même à sa langue, qu’il ne maîtrise sans doute pas et qui révèle toute sa misère. »

Elle a haussé les épaules en murmurant qu’on ne peut qu’être de son temps et de son âge, que le compagnon n’était peut-être pas tout à fait ce que je voulais qu’il soit, que notre promenade nocturne, la veille, l’avait perturbé au point de l’amener à cette crise que Sahar résoudrait sans doute, tant il était clair que c’était elle qui menait le jeu, comme la plupart des femmes, ce qui l’avait, elle, ma sœur, dissuadée d’entrer dans ce jeu, n’aimant pas plus que moi le pouvoir, ses servitudes, ses illusions, ses bassesses, la vie pouvant selon elle être dédiée à tout autre chose : à la recherche de la paix intérieure, à la contemplation, à l’équilibre entre le corps et l’esprit.

Si ma sœur oubliait que le pouvoir est un extraordinaire révélateur de l’ignominie humaine, elle ne se trompait pas à propos de Sahar et de son ami ; la jeune Libanaise a rappelé pour dire qu’elle viendrait dîner, non pas ce soir-là mais le lendemain : Jeremy se sentait mal, n’ayant pas bien digéré son déjeuner.

Ce qu’il n’avait pas digéré, c’était l’alcool qu’il avait bu, par une chaleur qui ne pouvait que le rendre malade, dans sa chambre de l’hôtel Urbain, où il prenait sans doute la mesure de ce qui faisait de Sahar non pas sa compagne mais une femme qu’il considérait pour la première fois, libre, exigeante, préoccupée de tout autre chose que des questions économiques qui étaient l’unique souci du futur analyste financier qu’était Jeremy, outre le sexe, les Game Boy et le tennis, qu’il regrettait de ne pouvoir pratiquer, aux Buiges, me révélerait ma sœur, Jeremy passant dès lors ses journées à lire la presse sur Internet, en attendant que Sahar ait fini de questionner le bonze, ou le vieux, comme il m’appelait, alternativement, me dirait la jeune femme, le même soir, en réponse à une de mes questions, ajoutant qu’elle avait laissé Jeremy à la gare des Buiges, où il prendrait l’autorail pour Limoges, et de là le train pour Paris, lui avait-il annoncé en s’indignant qu’il n’y eût pas de première classe, dans cet autorail, et qu’il dût voyager avec n’importe qui, Jeremy ayant même parlé de quitter Sahar, au moins pour le reste de la semaine, peut-être davantage, puisqu’il refusait aussi de l’accompagner au Liban, pour le reste du mois d’août, et où il lui faudrait demeurer à l’hôtel et voir Sahar en cachette, une Libanaise ne pouvant se présenter devant ses parents avec un homme qui n’était pas son époux, ni son fiancé.

« J’en suis désolée, a dit ma sœur.

— Ce n’est pas si grave, ni notre première crise. Il aura peut-être passé l’après-midi à Limoges, le temps de faire la gueule, puis il sera rentré aux Buiges par l’autorail du soir. Je l’attendrai. »

L’affaire était plus grave qu’elle ne voulait bien le dire : Jeremy n’était pas rentré, et Sahar était finalement venue dîner le soir même ; elle avait les yeux humides et regardait au loin en buvant le vin qu’elle avait apporté : un pic-saint-loup, un vin du Languedoc, qui rappelait un peu le vin de Ksara, au Liban, près de Zahlé, la ville de sa mère, où je lui ai dit que je n’étais jamais allé, la guerre me l’ayant interdit, lui disant aussi que, lorsque je me trouvais au camp d’entraînement de Tarchich, dans la montagne, en 1975, j’allais écouter, le soir, le bruit de la canonnade qui montait de Zahlé, et qui m’avait fait entendre dans le bruit de la guerre le grondement que les anciens dieux font résonner dans le tonnerre. Je me rappelais également une belle Zahliote, rencontrée dans l’avion qui m’avait amené au Liban, et dont je n’avais rien su d’autre que la passion qu’elle vouait à Baudelaire.

« Vous en avez parlé dans La Confession négative, a dit Sahar.

— Cette Zahliote, c’était peut-être votre mère. »

Sahar a souri avant de répondre que sa mère ne s’intéressait pas à la littérature et elle s’étonnait, comme moi, qu’on puisse vivre sans lire. Puis la tristesse l’a emporté, et aussi la lassitude, et une forme de suspicion qui l’a fait nous regarder comme si nous étions un couple pervers, semblable à celui qu’elle avait rencontré, quelques mois auparavant, alors qu’elle effectuait un stage dans une maison d’édition où on l’avait chargée de suivre le manuscrit d’une romancière de médiocre importance qui vivait avec un poète non moins médiocre, ce couple se tenant néanmoins les coudes dans la rancœur comme dans le vice, il n’y avait pas d’autre mot, disait-elle en rougissant un peu, le couple l’ayant invitée à passer le week-end dans sa maison de campagne, en Normandie, près d’Orbec, sous le prétexte de revoir tranquillement le manuscrit du roman, et finissant par la faire boire et lui proposer une partie à trois, à la fin du déjeuner : quelque chose de si répugnant, le vice se lisant si ouvertement sur le visage de ces gens, qu’elle était partie sur-le-champ, marchant jusqu’à la gare de Bernay, refusant de monter dans les voitures qui s’arrêtaient à sa hauteur, la pluie qui tombait la lavant de l’ordure humaine, ce qui lui avait le plus répugné étant non seulement l’âge et la laideur de ces gens mais aussi leur mauvaise haleine, laquelle lui semblait le signe de leur nature vicieuse et quelque chose d’incompatible avec l’écriture, comme s’il était indispensable que s’accordent la pureté de l’haleine et celle de la langue, dirait-elle, sur un ton trop léger pour ce qu’elle évoquait et qui me faisait horreur, à moi aussi, comme tout ce qui a trait aux perversions sexuelles, ai-je dit à Sahar qui s’étonnait de tels propos, elle qui me prenait pour un libertin, un homme à femmes, à cause du Mendiant amoureux.

J’ai haussé les épaules, agacé qu’elle ne m’ait pas mieux lu ou qu’elle cherchât à en savoir plus sur moi par un moyen aussi simpliste.

« Elle t’a parfaitement lu ! » a rétorqué ma sœur, qui me rappelait que mon obsession de la pureté en toutes choses, notamment en matière de langue, n’excluait pas le goût des jolies femmes ni que je sois, en effet, un homme à femmes, c’est-à-dire un homme qui se laisse faire par les femmes, un homme facile, en quelque sorte, Françoise suggérant en outre que je commençais à rebuser, oui, à radoter, sans me laisser ajouter que le ressassement est une source du rythme et de l’écriture.

Sahar souriait de cet échange qui faisait de ma sœur et de moi une espèce de vieux ménage, nous dirait-elle plus tard. Et elle m’avait bien lu, je le savais, et elle était intelligente et bien plus jolie que je n’avais d’abord voulu l’admettre, par exemple en ce moment où je la regardais assise devant la balustrade moussue, le visage tourné vers la vallée d’où montaient les ombres du soir, de sorte que je pouvais contempler son profil, son nez légèrement busqué, qu’elle me dirait détester ( « un nez sémitique, phénicien, appelez-le comme vous voulez mais ne m’en parlez plus ! »), ses sourcils assez fournis et sa courte chevelure brune, ses lèvres dont l’inférieure était d’une belle épaisseur et dénotait un tempérament sensuel, oriental, me disais-je, en pastichant Balzac ; un visage pas trop typé, néanmoins, et qu’elle m’offrait, se sachant observée mais ne bougeant pas, même quand ma sœur nous eut laissés seuls avec la bouteille de vieille prune, Sahar se tournant alors lentement vers moi sans sourire, les paupières légèrement plissées pour échapper aux rayons du soleil qui se couchait dans les sapins, ce soleil dessinant tout autrement sa figure, me la donnant à voir pour la première fois, la détachant de sa ressemblance avec Siham, et de celle, plus lointaine, avec Claudine, et rendant Sahar à elle-même, soudain plus proche de moi en même temps qu’inaccessible, comme l’est tout visage de femme qu’on ne trouve d’abord pas beau mais dont la beauté se dévoile enfin, celle de Sahar s’étendant à son cou, à sa poitrine menue mais qu’elle mettait en valeur, ce soir-là, à ses bras sur lesquels elle avait enroulé les manches de sa chemise, et aussi à son nom, lui ai-je dit, ce qui l’a fait sourire et répondre qu’elle eût préféré s’appeler autrement, par exemple Sarah, dont Sahar est l’anagramme, mais ses parents avaient redouté la consonance juive de Sarah, et préféré un prénom arabe à un français ou un anglais, son prénom témoignant de l’arabité problématique des chrétiens libanais.

« J’ai beaucoup pensé à Mathilde Dombrecht », a-t-elle dit pour en revenir à ce qu’elle appelait l’essentiel et qui était tout sauf elle-même, Sahar étant de ces femmes qui ne supportent pas de parler de soi, si bien qu’il me fallait l’abandonner à la solitude de sa beauté pour évoquer, après le dîner, non plus Mathilde mais une autre femme, Lidia, rencontrée là même, à Siom, à la fin des années 1990, alors que j’avais quitté la Sologne et Marielle, la jeune institutrice avec qui je vivais épisodiquement, depuis quelques années, laquelle voulait des enfants et m’avait fait comprendre que je n’étais pas fait pour la vie conjugale.

Marielle venait d’être nommée à Vierzon, d’où elle était originaire et où elle voulait que je la rejoigne. Je lui avais représenté que Vierzon est un endroit impossible, comme Châteauroux, Issoudun ou Limoges : des villes où se suicider dans une chambre d’hôtel, quoiqu’il me soit arrivé de désirer y vivre, d’entrer dans une de ces thébaïdes dont l’administration de l’Éducation nationale peut offrir de nombreuses, et de m’y consacrer à ce que j’appelais, à part moi, mon œuvre mais qui, à cette époque, ne consistait qu’en quelques articles de critique littéraire, mais j’avais reculé et m’étais retrouvé affecté dans un collège d’Orléans, ce qui me rapprochait de Paris où j’allais bientôt publier mon premier livre et où j’avais noué quelques-unes de ces relations littéraires dont j’ignorais qu’elles étaient tout aussi vaines que la vie conjugale, Orléans me permettant en outre de retourner plus fréquemment à Siom, pendant les vacances scolaires, où Jean Pythre et d’autres grandes figures de mon enfance allaient bientôt mourir, me donnant à comprendre que c’était Siom qui était entré en agonie, comme le disait Lidia, la première fois que je l’ai vue, à l’hôtel du Lac, Jeanne étant morte et l’affaire ayant été reprise par une fille de Millevaches, chez qui elle avait pris pension pour un prix modique, comme du temps de Jeanne qui hébergeait quelquefois des êtres déclassés, qu’ils fussent du canton ou d’ailleurs, le devoir de charité l’emportant sur la vieille méfiance paysanne, la pingrerie et l’appât du gain, comme je l’avais aussi vu avec ces chemineaux à qui Berthe-Dieu, son mari, permettait de dormir dans la grange. Lidia était de ces êtres perdus, comme disait Jeanne qui aurait adoptée, quoiqu’elle se méfiât des femmes, surtout des étrangères, et eût d’abord pris Lidia pour une romanichelle, à cause de son teint mat et de ses courts cheveux noirs, mais sa beauté, sa façon élégante et douce de s’exprimer, et surtout la qualité de son français, presque dépourvu d’accent étranger, lui faisant changer d’avis, imaginais-je.

Lidia s’était fait embaucher pour l’été à la ferme de Plazaneix, où les fermiers étaient assez âgés et assez bons pour ne pas trouver sa beauté inquiétante. Lidia avait d’ailleurs décidé de la remiser pour un temps, cette beauté, de la cacher sous des bonnets, des chapeaux de toile, des jeans et des pulls trop larges, elle qui, m’a-t-elle raconté d’emblée, plaçait l’élégance au-dessus de tout et venait de rompre avec un Toulousain dont elle ne me dirait rien, sinon qu’il était protestant et sexuellement ennuyeux, quelque chose s’éteignant alors en elle pour la laisser aspirer à une vraie solitude, au lieu de la sempiternelle confrontation avec le désir des hommes qui l’avait toujours laissée sur ses gardes, l’isolement siomois lui montrant néanmoins qu’une femme a besoin de se sentir désirée, que le défaut d’amour est l’enfer même et qu’on devient alors vulnérable puisque l’abstinence est une lutte acharnée, sans doute insensée, contre la nature. A trente-trois ans, au plus haut de sa beauté, Lidia voulait cesser d’être équivoque, car les hommes n’attendent rien d’autre que cette équivoque pour attaquer, et Lidia apprenait à les regarder franchement, c’est-à-dire à se passer d’eux, allant vivre seule dans un village du Tarn, à trois quarts d’heure de Toulouse, en un minuscule appartement où elle avait installé quelques livres, des cahiers de photos, des herbes et des fleurs, une malle de vêtements. Dès qu’elle le pouvait, elle quittait le Tarn, où elle survivait comme ramasseuse de légumes, pour visiter d’autres territoires avec la petite Peugeot dans laquelle elle était allée jusqu’à Siom, pour avoir lu mes livres, comme elle l’avait dit à l’hôtel du Lac, où cette entrée en matière avait moins convaincu que la nécessité de gagner son pain (disait-il encore) en s’embauchant dans une ferme, l’une des dernières de la commune, et où l’on n’a pas trouvé bizarre d’employer une étrangère : les temps n’étaient plus à ce genre de considérations, les Nuzejoux vieillissaient, leur fils demeurait célibataire, et les femmes étaient si rares, sur ces hautes terres, qu’on parlait même d’en faire venir de chez les Nègres, comme les curés et les infirmières.

« Une étrangère, en effet : une Portugaise », m’a-t-elle dit, ce premier soir, sur la terrasse de Jeanne, où je prenais le frais et où elle s’était installée à l’endroit même où se tenait autrefois Mlle Sazerat, Lidia étant tout le contraire de cette vieille fille qui n’aurait échoué dans nul des romans qu’elle aimait, ai-je pensé devant ce beau visage de femme brune, aux yeux presque noirs, à la voix assez basse, lente, par moments silencieuse, et qui souriait sans me regarder, suivant des yeux les martinets qui allaient se réfugier à grands cris derrière le clocher de l’église, et caressant d’une main aux doigts plutôt courts et abîmés la haie de troènes mal taillés qui poussaient le long de la balustrade en ciment.

Oui, une Portugaise, née dans une province dont j’ai oublié le nom, et que je n’ai pas cherché à retrouver, Lidia appartenant à la nuit, à cette origine qu’elle évoquait devant moi, dans la nuit qui tombait sur Siom, cet été-là, et où Lidia Soares da Veiga était née, le 23 mars 1956, dans une famille très pauvre, rurale, sa grand-mère maternelle, dotée de deux prénoms extraordinaires, Porcinia da Conceiçao, ayant mis au monde deux filles hors mariage, dont la mère de Lidia, avant d’épouser un sourcier qui lui donna cinq autres enfants, lesquels allaient pieds nus, malpropres, illettrés, les garçons survivant grâce au travail de la terre et de la vigne, les filles en se plaçant comme servantes ou bonnes à tout faire, le sourcier n’étant jamais là, à cause de son métier itinérant, la grand-mère ne pouvant surveiller seule sept enfants et envoyant la mère de Lidia se placer à Caldas da Rainha, petite ville thermale en plein essor, où l’on faisait étape avant la construction de la voie rapide reliant Porto à Lisbonne ; une ville célèbre pour ses fruits, son miel, ses pâtisseries, sa faïence, sa poterie, son marché, la mère entrant à vingt-cinq ans dans une demeure des années 1940, où vivait l’homme de soixante-sept ans qui deviendrait le père de Lidia et à qui l’honneur commanderait d’épouser la jeune servante.

« Née là, comme vous, à la fin du mois de mars, et non pas dans les choux mais dans les arums qui abondaient au jardin dont le parfum m’accompagnera toute ma vie, m’empêchant de penser qu’au cœur du jardin il y avait le sang, celui qui se confond avec la nuit et le temps, le sang de la nuit, les fleurs de sang, celles des ancêtres français qui hantaient une partie de la branche paternelle, des officiers de marine pour la plupart, tandis que ma mère était une femme loyale, en cela bien portugaise, fille d’un peuple dont la franchise et la loyauté ne s’accommoderont jamais de l’hypocrisie française », disait-elle en ajoutant que cette qualité, la franchise, se retournait souvent contre elle, Lidia, qui redoutait de me lasser, de me paraître un de ces bavards qui vous sautent à la gorge, dès que vous leur prêtez l’oreille, et qui ne vous lâchent plus.

Lidia ne mordait cependant pas ; elle se livrait à moi par sa parole, rien d’autre n’étant possible, ajoutait-elle en riant de façon à me persuader du contraire, m’imaginais-je, et en resservant du bordeaux que j’étais allé dénicher dans la grande cave et qui était un peu éteint mais pas désagréable à boire, et d’une belle robe grenat, pensais-je en regardant la jeune femme lever son verre dans la lumière du soir, comme le ferait Sahar, bien des années plus tard, dans la même lumière, et comme je l’avais vu faire un soir à Mlle Sazerat, au même endroit, avec un semblable verre à apéritif, très évasé, doré au pied et au bord, mais (celui de Mlle Sazerat) empli d’anisette allongée de beaucoup d’eau, et qui avait la couleur ivoirine de sa peau, le nom de la vieille demoiselle et celui de l’apéritif le justifiant presque par leurs allitérations, alors que Sahar recevait la couleur mordorée puis violette du couchant et d’un vin fort, comme autrefois Lidia celle de ce vieux vin qu’elle buvait avec une lenteur de princesse lointaine, avais-je dit à la jeune Portugaise.

« La reine morte, alors, cette Inès de Castro dont j’ai tant rêvé d’avoir le prénom, et dont je lisais et relisais l’histoire en pleurant, avant d’inventer des dizaines d’histoires sur mon père et les métiers que je lui prêtais, professeur de mathématiques, spécialiste de la mythologie gréco-latine, botaniste, écrivain, accoutumant le ciel de ma bouche, comme on appelle le palais, en portugais, à ces inventions autant qu’au vin du Douro que je dérobais à la cuisine et au sucre roux, très foncé, que ma mère battait avec un jaune d’œuf et qui ressemblait à de la terre diluée, comme en produisent les lombrics, et que je n’aimais pas moins que le flanc, également préparé par ma mère : une sorte de pudding, plutôt, en portugais pudim flan, dont je tentais de trouver la recette en mélangeant des œufs à de la terre, que je goûtais sans oser l’avaler, recrachant la pierre philosophale ratée de ma gourmandise, que je ne désespérais pourtant pas de trouver, au cœur de ce jardin où poussaient des fleurs, des néfliers, un pêcher, deux orangers produisant des oranges amères, un figuier magnifique et un nombre impressionnant d’herbes que mon père connaissait parfaitement et avec lesquelles il se soignait. Passée du statut de servante à celui de maîtresse de maison, ma mère s’était révélée tyrannique, imposant très vite ses règles et régnant surtout sur moi, mon père continuant à vivre comme il l’avait toujours fait : en solitaire, dans sa suite du premier étage, tandis que ma mère et moi occupions le rez-de-chaussée. Je ne me rappelle pas un seul repas que nous ayons pris tous ensemble. Je voyais rarement mon père. Je crois qu’il s’était occupé de moi quand j’étais un nourrisson, mais ma mère a eu vite fait de nous séparer pour me dorloter, m’élever seule, haïssant probablement le vieillard qui l’avait engrossée et qui ne savait pas mettre en valeur la beauté de sa femme, notamment dans la bonne société de Caldas, laquelle ne la recevait pas et que mon père avait d’ailleurs envoyée paître, la vanité de ma mère la poussant à l’emporter sur les autres femmes par son élégance vestimentaire, et m’habillant à la dernière mode. Jusqu’à mon entrée à l’école, à six ans, j’ai été une enfant chérie mais solitaire : nul ne venait nous rendre visite. On nous évitait, même. Je jouais seule ou me réfugiais dans les livres. J’avais dès quatre ans fait la connaissance de la souffrance, un après-midi où ma mère était occupée avec la blanchisseuse qui venait une fois par semaine s’occuper de notre linge. J’avais dérobé des ciseaux dans la boîte à ouvrage de ma mère : je me suis enfermée dans sa chambre, et j’ai transformé en lambeaux des vestes, des robes, le couvre-lit en satin et pour finir mes cheveux. J’ai reçu une raclée dont je me souviens encore et qui m’a écartée de ma mère. Ce n’était pourtant rien en comparaison de ce qui s’est produit, en mai 1962, lorsque mon père s’est effondré dans son immense salle de bains à carreaux de faïence bleue et blanche, façon azulejos : il est mort le même soir d’une nouvelle crise cardiaque, alors que je me trouvais en ville, avec la bonne, ma mère m’accueillant en sentinelle prête pour la parade, sans me laisser voir mon père, que je ne reverrais que sur son lit de mort, habillé pour la tombe, dans son meilleur costume, et entouré de quelques personnes venues présenter leurs condoléances. Ma mère m’avait fait confectionner par la couturière une robe blanche avec un ourlet et des poignets noirs, dans laquelle, deux jours plus tard, debout à côté d’elle devant la fenêtre de la salle à manger, silencieuse parmi l’écœurante odeur de fleurs venue de la chambre mortuaire, j’ai regardé partir le convoi qui emmenait mon père au cimetière. Je ne comprenais pas que quelque chose s’achevait là : mon enfance, la rêverie, l’insouciance, l’ombre protectrice qu’un père, même le plus lointain, étend sur sa fille », avait murmuré Lidia avec des mots dont je tâchais de retrouver le phrasé, et demandant à Sahar si cette vie l’intéressait et s’il ne valait pas mieux que j’en fasse un roman, que je tente de susciter autrement la voix de Lidia, son histoire, sa beauté, son tragique, Sahar me pressant de continuer, supputant que je n’écrirais peut-être pas plus le roman de Lidia que celui de Mathilde, ces vies-là étant vouées à l’oubli.