À cela je songeais et aussi, de fil en aiguille, au désastre qu’est ma vie, sinon toute vie, dès lors qu’on n’a pas d’enfant ni de descendance collatérale ou lointaine, et qu’on s’en tient à l’illusoire survie que semblent promettre les livres, qui sont sans doute des tombeaux bien plus profonds, mais aussi plus fragiles que ceux où gisent les Bugeaud, au plus haut de la colline, pensais-je en écoutant les derniers bruits de la nuit et m’efforçant d’en percevoir d’autres, plus lointains, venus des profondeurs du temps, murmures et chants dépourvus de langage, le court silence d’avant le petit jour tombant d’un seul coup sur le territoire de Siom tout en me poussant dans le sommeil, à peu près ivre, avec l’envie de rire qui précède les sanglots, parce que je me dis qu’à cinquante-huit ans je n’ai rien fait de ma vie, que je redeviens sauvage, que je finis dans l’opprobre, comme me l’avait assuré Jeanne lorsqu’elle évoquait mes maudits livres, non seulement ceux que je lisais, mais aussi ceux que j’écrivais, ce qui était pour elle une manière de ne pas vivre ; en quoi elle n’avait pas tout à fait tort : elle formulait là une récrimination en tout point semblable à celle de tant de ces amantes à venir, qui entendaient s’installer dans ma vie en investissant mon domicile, où elles souhaitaient mettre de l’ordre : elles s’y étaient cassé les dents et m’avaient quitté en clamant qu’il n’y avait en moi de place que pour la littérature, ce qui n’était pas faux mais qui ne relevait pas moins de la mauvaise foi, dans la mesure où ce qu’elles admiraient, mon œuvre, comme elles disaient, ne pouvait pas avoir poussé là comme des cèpes dans les bois du Montheix, mais qu’elle réclamait, au contraire, cette œuvre, le sacrifice de quelque chose : vie de famille, épouse, enfants, et cela sans jouer à l’artiste maudit, aurais-je voulu dire à Sahar, le lendemain, quand elle arriva chez nous, non pas à pied, comme je l’ai d’abord cru, mais amenée là par le tenancier de l’hôtel Urbain, qui se rendait à Tarnac et avait fait le détour par Siom, laissant Sahar, à sa demande, à l’embranchement de La Chapelle, de sorte que la jeune femme était descendue au bourg comme l’avait fait le père Lauve, jadis, lorsqu’il avait débarqué à Siom, et comme je l’avais fait tant de fois, quand j’arrivais par l’autorail du soir, les deux kilomètres qui séparaient Siom de sa gare étant un des parcours les plus heureux qui fussent, pour moi, au moins dans le sens de l’arrivée.
Sahar s’était trouvée devant le portail, à midi, invitée par ma sœur, et elle s’était mise à parler avec cette dernière, dans la cuisine où elles avaient confectionné un repas libanais que nous prendrions au dîner, nous contentant à midi d’un peu de thon, d’une salade de tomates et de fromages, Sahar et ma sœur m’excluant de leur duo, moins par volonté que par cette complicité qui pousse les femmes à demeurer entre elles, à certains moments, le mâle dès lors retourné à sa solitude essentielle, comme moi, cet après-midi-là, où j’ai dormi assez tard, et où je me suis réveillé en sursaut, comprenant que ce serait la dernière fois que nous verrions Sahar, laquelle avait dit à ma sœur qu’elle regagnerait Paris, le lendemain matin, pour tenter de recoller les morceaux avec son copain, Sahar usant d’un langage soudain si familier qu’il l’éloignait de moi bien plus que son futur départ : il la renvoyait à sa génération, à ce futur où ma langue ne sera plus audible, et à ce Jeremy au langage sans beauté ni rigueur, dont elle fera sans doute son époux.
« Elle m’abandonne », ai-je dit à ma sœur, entrée dans ma chambre, après le déjeuner, pour voir si je comptais dormir ou les accompagner aux Buiges, pour prendre les affaires de Sahar qui dormirait chez nous et avec qui elle remonterait à Paris, le lendemain matin.
« Toi aussi !
— Nous t’abandonnons, en effet, comme toutes les autres. Nous sommes des femmes. Et tu sais être seul, maintenant, a-t-elle répondu en riant.
— Et pourtant je n’ai pas fini, pas tout dit.
— Tu en as bien assez dit comme ça !
— Tu parles comme une vieille Siomoise…»