Il y eut un moment de silence pendant lequel j’ai imaginé les deux femmes face à face, le dossier sexuel entrouvert, et se défiant, se mesurant à la connaissance qu’elles avaient de mes livres, peut-être de ma propre personne, ma sœur se demandant si nous ne nous connaissions pas, la visiteuse et moi, et si nous n’étions pas en train de la jouer, comme elle aurait dit en une de ces expressions surannées dont elle raffolait, comme d’autres du chocolat, des pivoines ou du thé, et qui était la raison de son silence, ma sœur supposant que son interlocutrice ignorait le sens de l’expression « être grand clerc », et ainsi prête à fustiger l’ignorance des jeunes générations, quoique la visiteuse eût l’excuse de ne pas être française, encore que des personnes comme ma sœur fussent peu portées à l’indulgence, n’en ayant pas pour elle-même, au contraire de moi qui en suis dépourvu pour l’époque dans laquelle nous vivons mais qui reste prêt à absoudre les individus, pour peu qu’ils soient entrés dans une quête de vérité.

« La question sexuelle était devenue entre Mathilde et mon frère une affaire qu’il fallait régler d’une manière ou d’une autre, chacun le savait mais préférait laisser les choses en l’état, dans un suspens dont ils devinaient qu’il était préférable au passage à l’acte, lequel a souvent quelque chose de désespéré quand l’amour n’y est pas ou que le désir n’est pas immédiat ni également partagé, n’est-ce pas…», poursuivait ma sœur en supposant chez la visiteuse une expérience que celle-ci n’avait peut-être pas, à vingt-trois ou vingt-cinq ans, et à propos de quoi je me demandais quelle était celle de ma sœur, sur qui ma position d’auditeur, sinon de voyeur, en tout cas fantomatique, me donnait une perspective inédite car, je le répète, cette femme, sans m’être rien, m’avait en quelque sorte voué sa vie, et je ne savais presque rien d’elle, au moins de sa vie amoureuse ; une vie dont elle ne m’avait jamais parlé et dont je n’avais rien voulu savoir, jusqu’à ce jour où la visiteuse me révélait une femme inconnue, bien plus audacieuse que la sœur taciturne et austère que je m’étais donnée, la visiteuse se révélant également audacieuse, pouvais-je dire de cette jeune Libanaise dont je ne connaissais que la silhouette et la voix, et que j’imaginais tout à la fois savante et innocente, comme tant de jeunes femmes d’aujourd’hui, et cependant discrète, sinon pudique, ne répondant rien à ma sœur sur la dimension artistique du sexe, à quoi elle se promettait de penser tout à loisir, le même soir, dans sa chambre d’hôtel, imaginais-je, après s’être regardée dans le mauvais miroir de l’armoire en faux acajou dressé face à son lit et devant lequel, ce miroir, elle ne pouvait dormir ni laisser la porte ouverte, car cela porte malheur, dit-on, et le recouvrant donc d’une robe pendue à un cintre qu’elle avait accroché au faîte de l’armoire afin de ne pas voir surgir de l’eau du miroir son propre reflet, celui qu’elle avait contemplé entre les barreaux du lit, quand elle s’était allongée, nue, pour tirer d’elle-même un plaisir qu’on a tort de dire solitaire car il convoque toutes les figures de nos songes, une main experte pouvant faire naître plus de plaisir qu’un partenaire plus ou moins habile, et un doigt ouvrant quelquefois le monde, pensais-je, sur mon propre lit, tandis que ma sœur en revenait aux fleurs et à la musique, et à l’importance qu’elles avaient pour Mathilde Dombrecht.