J’ai bientôt cessé de l’écouter ; depuis la chambre où je m’étais retiré, à l’arrivée de la jeune femme, j’avais du mal à percevoir l’ensemble de ce qui se disait en bas, en outre peu désireux d’entendre un récit qui, dans la bouche de ma sœur, donnait de moi une image somme toute peu flatteuse et à laquelle je ne souhaitais pas me confronter, pris à mon propre piège, obligé de patienter, de tuer le temps sur mon lit, la porte entrouverte, songeant non plus à la visiteuse mais au mensonge que j’avais imposé à ma sœur, au voyage dont j’étais censé revenir, moi qui ne voyageais presque plus, parce que je ne suis pas un touriste, que la proximité et la vulgarité de mes contemporains me sont devenues insupportables, surtout les Français, peuple grossier entre tous, et aussi parce que je ne suis plus invité nulle part et que, après le meurtre d’Idil, je me suis senti menacé, ce qui m’avait convaincu de ne plus me déplacer sans un couteau de chasse que je porte tantôt à la ceinture, tantôt dans mon sac, étendant ainsi à ma vie quotidienne une habitude prise pendant la guerre civile, à Beyrouth, où je ne dormais jamais sans garder à portée de main un petit pistolet Makarov, que je n’avais pu rapporter en France et que j’avais remplacé, sur ma table de chevet, par un couteau à cran d’arrêt acheté à Paris, dans une vieille coutellerie, aujourd’hui disparue, au pied de la montagne Sainte-Geneviève. Habitude qui étonnait, quelquefois indignait les femmes qui passaient la nuit chez moi.

Le couteau de chasse, je ne m’en étais pas séparé pour aller en Suisse, mon dernier voyage en tant qu’écrivain, l’été précédent, l’ultime été de ma mère, chez qui je ne m’étais pas arrêté, à l’aller, puisque je ne me rendais pas chez elle, à Lausanne, mais que j’allais plus loin, à Verbier, où l’on m’invitait à parler des rapports que j’entretiens avec l’art des sons, dans le cadre du festival de musique qui se tient dans cette station de montagne. Parler en public de mon travail d’écrivain m’avait longtemps permis de voyager, quoiqu’il me paraisse de plus en plus vain de m’expliquer sur mes livres et que je reste persuadé que l’écrivain doit s’en tenir à la voix basse de l’écriture, dont le langage de ma sœur s’approchait par sa monotonie bien tempérée, cet après-midi-là, son murmure me plongeant dans cet état d’esprit qui se donne libre cours en fin de journée et où l’on voyage à travers les strates et les replis du temps, soudain bien plus dépaysé à Siom qu’à Lausanne, par exemple, où je ne m’attardais jamais, descendant à l’hôtel, pour une nuit, ma mère ne supportant pas ma présence plus de quelques heures, et nullement la nuit, puisque j’aurais dû dormir sur le canapé de son petit « living », comme elle disait, soit tout près de sa chambre dont elle n’aimait pas fermer la porte, toute chambre close lui semblant mortuaire, et où elle aimait lâcher des vents, surtout le matin, m’avait-elle laissé entendre, en femme qui n’a plus à se soucier de rien, à quatre-vingts ans passés, mais pour qui se laisser aller devant son fils reviendrait à se montrer nue, avais-je deviné, si bien que ces vents qu’elle ne souhaitait pas retenir, même pour une nuit, m’apparaissaient comme la manifestation ultime de son égoïsme, lequel se voyait aussi dans sa pingrerie et ses rires de femme qui en est à sa dernière coquetterie : celle par laquelle elle entend réfuter non pas l’idée même de la mort mais celle qu’elle puisse mourir.

Mes séjours à Lausanne se déroulaient toujours de la même façon : ma mère m’accueillait à la gare en fin d’après-midi, puis elle m’emmenait à pied chez elle, où je restais un instant sur le balcon à regarder les montagnes, les toits de la ville, l’agitation des rues, et où je rêvais d’une autre vie, en compagnie de cette femme qui m’avait mis au monde et qui me rappelait à l’ordre en me demandant de venir à table pour un repas léger, dont elle ne me priait pas de l’excuser, arguant qu’elle ne mangeait presque plus, le soir, que j’avais trop de ventre (ce qui selon elle me donnait l’air d’un ancien notable corrézien), et que cela lui épargnait la dépense d’un repas au restaurant, où je l’invitais, le lendemain, à midi, non loin du lac, avant de reprendre le train pour Paris, où je somnolais à cause du vin que j’avais bu, comme je l’avais fait, la veille au soir, consommant presque toute la bouteille pour supporter l’ennui de la conversation maternelle, laquelle portait principalement sur la décadence d’une Europe livrée aux peuples des anciennes colonies, sur les fautes de français dont elle trouvait mes livres émaillés, puis sur l’inutilité de mes visites et, somme toute, celle de vivre, ma mère n’ayant jamais aimé personne, et surtout pas moi, me répétais-je non sans complaisance, mes larmes, quand je parlais de ma mère, me donnant une espèce de bonheur alors qu’elle, ma mère, se montrait odieuse parce qu’elle ne supportait pas de se voir si vieille dans mes yeux, encore moins de penser que je venais lui rendre visite pour des raisons littéraires, parce qu’elle était proche de sa fin, dernière femme de la famille Bugeaud, et moi l’ultime témoin, donc une espèce de vautour qui attendait sa mort pour écrire sur elle, marmonnait-elle, elle qui voulait emporter ses secrets dans la tombe, comme elle le rappelait en me regardant plus durement que d’habitude, me laissant songer que j’étais, moi, le plus lourd de ces secrets et qu’elle aurait, comme bien des gens rongés par l’amertume, aimé que je l’accompagne dans la tombe, moi qui lui survivrais donc, mais qui avais une certaine expérience de la tombe, écrire n’étant rien d’autre que le remuement de la terre où l’on dépose les secrets et les corps, pensais-je dans cette chambre de Siom où je me rappelais sa mort – une mort solitaire, secrète, pour laquelle elle avait donné comme instruction à sa voisine de ne me prévenir que lorsqu’elle serait mise en bière, et cette bière enfouie à Siom, le cadavre maternel étant du même ordre que ses flatulences ou sa jouissance : inacceptable aux yeux d’un fils, celui-ci eût-il à peine connu la femme qui l’avait mis au monde et qui serait enterrée sans lui, un après-midi de mai, sous un beau soleil, seule avec les employés des pompes funèbres et quelques Siomois dont les langues ne se délieraient pas, un diacre prononçant, puisqu’il n’y avait plus de curé, l’éloge d’une femme qu’il n’avait pas connue, tandis que de hauts nuages blancs se défaisaient en l’honneur de celle qu’on avait toujours appelée la fille Sarroux.