« La France est morte », ai-je répété, ce soir-là, chez l’ambassadeur d’Autriche, en me disant qu’après tout je ne représentais pas la France, et que je pouvais parler librement, ce que j’ai fait, d’une voix d’apôtre souriant et las, après la séance au cours de laquelle Anna avait lu en public sa traduction de mes textes, vêtue d’un tailleur noir qui la rendait presque désirable, car elle était bien faite, ce qui pouvait faire oublier momentanément le peu de grâce de son visage, l’angoisse se juchant de nouveau sur mon épaule comme une vieille buse que je tentais de chasser en espérant qu’Anna m’inviterait dans son appartement de la Frejgatan, où nous aurions bu du vin espagnol ou chilien avant de nous retrouver debout, l’un devant l’autre, sans rien dire, Anna étant de ces femmes chez qui le silence, ou le secret, remplace la séduction, nos mains demeurant hésitantes, la mienne caressant un sein, une fesse, Anna frôlant mon sexe avec ce mélange d’audace et de timidité, ou de discrétion propre aux femmes modernes, comme on les appelait à Siom, dans mon enfance, la jeune femme constatant la médiocrité de mon désir, tandis que je penserais qu’elle était de ces femmes pour qui le sexe est une affaire d’hygiène, et qu’elle ne me laisserait pas lui introduire un doigt dans l’anus ni lui lécher le sexe, encore moins la pénétrer sans préservatif ou espérer la voir prendre mes testicules dans sa bouche, l’un et l’autre décidant soudain que nous n’irions pas plus loin, que l’ivresse donnée par le vin suffirait, avais-je songé en la quittant sur l’avenue Valhallavägen, puis consultant ma messagerie pour voir si Violetta ne m’avait pas laissé de message, et accueilli par le domestique philippin qui m’annonçait que Madame me priait de la retrouver au salon, où s’achevait un dîner donné à quelques amis du corps diplomatique, ainsi qu’à un jeune pasteur français désireux de faire ma connaissance.
Les paroles par lesquelles je disais la France morte ont suscité diverses réactions, qui allaient d’un silence poli au narquois regard de l’attaché commercial britannique qui a humé sa tasse de café avant de déclarer, en anglais, avec une morgue qui donnait l’impression qu’il jouait son rôle d’Anglais, que cette assertion lui paraissait aussi douteuse que si j’affirmais que tout diplomate anglais est homosexuel, les Juifs avares, les Arabes fourbes, les Américains de grands enfants, et qu’il voyait là une manifestation cachée de l’arrogance française.
« Et les Français arrogants, n’est-ce pas ? Vous aussi, vous donnez dans les clichés. Suis-je arrogant, moi ? Ne confondez-vous pas l’orgueil et la vanité ? » ai-je rétorqué, en français, langue qu’il comprenait visiblement mais ne souhaitait pas parler, tandis qu’un diplomate norvégien disait, en anglais, que cette arrogance était, hélas, une chose bien réelle, qu’on pouvait remarquer dans toutes les réunions de l’Union européenne, où les Français portent le deuil de leur gloire comme des enfants privé de leur jouet.
J’étais, moi, un enfant qui avait grandi comme il pouvait parmi des gens qui savaient que la paysannerie était morte, tout comme ces diplomates qui, ce soir-là, à Stockholm, n’ignoraient pas que les nations européennes étaient mortes, que l’idée même de nation était une affaire réglée, mais ils étaient tenus par le devoir de réserve. Je voulais quitter une conversation qui avait lieu en anglais, langue que je parle trop mal pour m’y sentir à l’aise, et que j’étais d’ailleurs sur le point de ne plus parler du tout, par refus de la sous-civilisation américaine et de son œuvre de mort. C’est ce que j’ai fini par déclarer. Mes propos indignaient. Ils avaient cependant piqué la curiosité de l’ambassadeur d’Autriche qui, en m’assurant que nous n’étions pas encore morts, nous autres Européens, souhaitait que je développe mon point de vue. J’ai demandé la permission de poursuivre en français, arguant que la seule autre langue où je serais capable de m’exprimer était le patois du haut Limousin. Le feu crépitait dans la cheminée. Louise m’a dit que ce feu devait me rappeler le haut Limousin. Je lui ai souri sans avoir l’indélicatesse de lui dire que les feux de cheminée étaient, alors, des préoccupations de citadins et que nous nous chauffions avec des cuisinières à bois. J’ai bu une longue gorgée de calvados, levant mon verre dans la lumière du lustre, et disant que ce breuvage était éternel, lui, au moins, et que Gurdjieff en avait usé pour se libérer l’esprit et écrire ses livres, à Fontainebleau, tandis que Katherine Mansfield se mourait auprès de lui.
« Gurdjieff ? Who’s that ? s’est écrié l’attaché britannique.
— Un révolutionnaire russe ou un gourou, je suppose, a murmuré quelqu’un.
— Un philosophe, je crois, comme Léon Chestov, a ajouté quelqu’un d’autre, qui croyait savoir.
— Un homme soucieux de connaissance », ai-je dit avec un accent étrange qui m’a fait craindre qu’on me croie tombé dans le New Age ou la spiritualité de bazar, quoique Gurdjieff vaille mieux que cela, au moins pour le pittoresque de ses Rencontres avec des hommes remarquables.
J’ai eu un petit rire puis j’ai déclaré que le feu, le silence, l’heure, la qualité des convives, tout rappelait le prologue d’un roman du XIXe siècle, Maupassant, Barbey d’Aurevilly, Gobineau, Trollope ou James, alors que nous étions au XXIe siècle, et que la France, plus encore que l’Angleterre, l’Autriche et la Suède, vivait la fin de sa dimension littéraire, oui, qu’elle cessait d’être la nation littéraire par excellence, comme l’Angleterre une nation maritime ou l’Autriche une nation musicienne. Paroles laborieuses et cependant sincères, habitées par un désespoir qui devait être sensible aux convives, que je découvrais inquiets, surtout le jeune couple norvégien, qui ne parlait qu’anglais et à qui Louise, l’épouse de l’ambassadeur, traduisait à mi-voix mes propos, inquiets de la fin de cette Europe de la haute culture, morte dans les dernières années du XXe siècle, où les langues nationales reculaient au profit de ce broken english qui avait remplacé le français comme langue de communication internationale et qui équivalait pour moi au fait de parler avec des galets dans la bouche, ai-je ajouté en songeant que nul n’avait saisi l’allusion à Démosthène, l’art oratoire étant mort avec la culture, ou transformé en technique de domination médiatique.
« Mais Wittgenstein, Popper, Devereux ont fini leur œuvre en anglais, sans pour autant se sentir britanniques », a objecté l’attaché britannique, qui me regardait avec l’air de chercher où planter sa muleta, prêt, je le sentais, à se lancer dans l’éloge du multiculturalisme ou du métissage généralisé, mais me laissant courtoisement répondre que ce choix linguistique était dicté par l’opportunisme historique et qu’un Elias Canetti par exemple n’avait pas renié la langue allemande.
« Que faites-vous d’Erik Satie, alors, qui avait une mère écossaise ? m’a demandé, en français, un Suédois d’un certain âge et qui n’avait encore rien dit.
— Satie est un compositeur minuscule, et plus intéressant pour son humour que pour son œuvre ; un compositeur officiel de la postmodernité américaine.
— Il y a pourtant un beau mystère des Gnossiennes et des Gymnopédies », a poursuivi le Suédois, qui était, je l’apprendrais bientôt, un éminent spécialiste de Proust et devant qui j’ai comparé la musique de Satie à la littérature d’un Cocteau ou d’un Giraudoux.
« Il y a de très belles choses chez ces écrivains », a dit l’épouse de l’ambassadeur.
L’attaché britannique revenait à la charge en soutenant que le français est aujourd’hui perçu comme une langue plus aristocratique encore que l’anglais d’Oxford, et que la littérature s’écrirait de plus en plus en anglais, comme dans l’Empire romain.
« La littérature mourra donc dans la langue anglaise ! » ai-je répondu, sans m’expliquer davantage, le calvados me faisant fourcher la langue, la tranche de saumon cru à l’aneth et la salade avalées avant ma lecture publique, à l’Institut français, ne m’ayant pas tenu au corps.
J’ai prié mes hôtes de m’excuser, et je me suis levé, lentement, pour aller aux toilettes où je me suis passé de l’eau sur le visage. J’ai consulté ma messagerie téléphonique, sortant de scène comme un cabotin soucieux de ménager ses effets, et qui va reprendre souffle, mais pitoyable, quoi qu’il dise, songeais-je en revenant au salon, où j’imaginais que les convives s’étaient dit que ces Français sont non pas des originaux, privilège britannique, ni d’ironiques imprécateurs, comme les Autrichiens, encore moins de lugubres défenseurs de la nature et des droits sociaux, comme les Allemands et les Suédois, mais des empêcheurs de tourner en rond, avec leur langue, leur littérature, leur art de vivre : des survivants, des rêveurs de gloire, des universalistes par défaut.
« Non, plus de gloire nationale, plus de génie des peuples, plus de culture européenne ! Tout ça est mort ! » me suis-je écrié d’une voix sans doute trop forte avant de narrer l’épisode du Grand Hôtel, qui n’a amusé personne ou que j’ai mal raconté, achevant mon propos en me déclarant un écrivain hors de prix, jeu de mots que nul n’a saisi et qui m’a laissé la face cuite de honte. Il n’est pas facile de se moquer d’une institution telle que l’Académie suédoise ou de prétendre devant des diplomates, même d’ardents libéraux, qu’on a renoncé à l’idée de nation, et qu’on est devenu une espèce d’apatride dans son propre pays. On a daigné sourire. On me passait là un caprice d’écrivain, autant dire de riche, surtout mon hôte, qui reprenait notre conversation de l’avant-veille, osant enfin être ce qu’il était : un aristocrate viennois, surgeon d’un passé glorieux, celui de l’Empire à la Double Couronne, nostalgie évidemment répréhensible à l’ère démocratique mais par là même précieuse, lui ai-je dit sans qu’il saisisse le sens de ma remarque ni combien j’étais persuadé que l’Empire austro-hongrois avait été un espace de liberté pour les minorités, comme l’Empire ottoman, citant à ce propos Joseph Roth, dont j’ai dit que La Marche de Radetzky est un des plus beaux livres dédiés à un ordre révolu, celui de l’empire comme celui du roman, les plus beaux livres étant ceux que porte une nostalgie si désespérée qu’elle confine à la divination, ai-je murmuré en me tournant franchement vers l’ambassadeur qui m’écoutait avec une hauteur derrière laquelle il dissimulait le plaisir que lui causaient des mots qui témoignaient en outre d’une sensibilité à l’idée de grandeur, chose réprouvée par la modernité intellectuelle et politique, ce qu’on appelait le grand écrivain ayant, lui, été tué par la démocratie autant que par les abominations du XXe siècle, ai-je encore dit.