Si le jeune Jeremy n’avait pas pris le train, ce jour-là, c’était ce qu’il ferait, dès le lendemain matin, dirait Sahar à ma sœur, dans l’après-midi, les filles du mont Liban se révélant semblables à celles de la montagne limousine, pour qui les peines de cœur ne se disent pas, se commentent encore moins, reléguées à la rhétorique des romans et du cinéma, c’est-à-dire à ce qui est non pas la vraie vie mais le domaine des illusions, les temps n’ayant guère changé, à ceci près que c’était Siom qui était devenu une illusion et les personnages qui le peuplaient des sortes de fantômes. Sahar était néanmoins obligée de parler, d’en dire un peu plus sur ce garçon, Jeremy, pur produit de la bourgeoisie française, intelligent et pragmatique, ou se croyant tel parce qu’il espérait travailler dans la finance, alors que la seule voie d’accès au réel reste celle de la littérature, disait Sahar avec un aplomb et une dureté qui lui venaient peut-être moins de ce qu’elle croyait que de ce qu’elle supposait devoir dire pour nous plaire, à ma sœur et à moi, sans comprendre que ma sœur ne s’intéresse guère à la littérature et que, si elle me lit, c’est pour mesurer, justement, quelle distance sépare la vie de la littérature, à laquelle j’ai voué ma vie, ce que ne fera sans doute pas Sahar qui, pour le moment, souffrait de sa brouille avec le fade Jeremy, dirais-je à ma sœur qui me répondrait que je le trouvais insipide parce que je lui enviais sa place dans le cœur de la jeune Libanaise.

Mais non, ma chère sœur, je n’attends plus rien de précis ; je ne me laisse plus berner par mes désirs ni par mes songes ; la vraie gloire est posthume et je ne m’attends plus qu’à la grâce qui m’amènera une jeune femme ; jamais je ne m’abandonnerai à l’envie, à la jalousie, au souci de conquérir et de maintenir une illusoire position ; je sais depuis longtemps que ce sont les femmes qui ouvrent le jeu, et ma situation n’est pas semblable à celle d’un Jeremy : j’arrive à un âge où ma condition est déjà celle d’un survivant ; écrire n’est qu’une façon de survivre, d’être vivant non pas avec un pied dans la tombe mais en ayant traversé ce qu’on n’aurait pas dû voir, aurais-je pu dire aussi à Sahar, le soir, et non, comme je l’espérais, dans l’après-midi, qu’elle a finalement passé avec ma sœur, à rouler sur les petites routes du canton et en parlant d’autre chose que de ses démêlés avec Jeremy, et dont elle, Sahar, ne parlerait pas davantage avec moi, ce soir-là.

Sahar avait demandé à ma sœur de la ramener à l’hôtel, sans s’arrêter à Siom ; elle souhaitait retrouver pour quelques heures la pénombre fraîche de sa chambre où entrait l’odeur des vieux tilleuls à travers lesquels le soleil déclinant faisait fondre un or teinté de vert et de rouge, comme dans les peupliers de Zahlé ou les pommiers de Hadchit, me dirait-elle, ce soir-là, lorsque je l’eus rejointe dans la cour où elle m’attendait, sous les tilleuls, ainsi qu’elle l’avait dit à ma sœur.

« Emmenez-moi ! » a-t-elle murmuré, de la même façon qu’elle aurait dit : « Prenez-moi ! » ou : « Laissez-moi ! », avec la même indifférence, veux-je dire, ou quelque chose qui s’approchait de l’insouciance mais qui revenait à me demander ce que je voulais vraiment d’elle, alors que c’était elle qui avait cherché à me voir, qui avait tout fait pour cela, y compris rompre avec son petit ami, et qui se retrouvait là, en ma compagnie, plus fragile que jamais et néanmoins très forte, c’est-à-dire en femme seule et qui sait faire face, en quelque sorte nue, parce que frémissante et près de trouver en moi bien plus qu’elle ne le demandait, tandis que je restais sur la réserve, peu soucieux de m’abandonner entièrement au charme de cette jeune personne dont j’acceptais enfin le visage étroit, les yeux assez grands et remarquablement intelligents derrière ses lunettes à grosse monture, les cheveux relevés en arrière, les lèvres bien dessinées, le nez légèrement aquilin, la fine taille, la poitrine menue, les hanches un peu trop larges, les fesses fermes. Son regard, son sourire, sa voix, ses gestes me suffisent, ai-je pensé, et ai-je failli lui avouer, troublé par le gris-vert de ses yeux et finissant par murmurer, comme si je poursuivais là une conversation, qu’il est difficile de décrire littérairement le corps féminin, qu’il appartient aux clichés ou au passé de la langue. A quoi Sahar a répondu par un sourire que je pourrais dire modeste, si cette épithète avait encore un sens, aujourd’hui. Et pourtant c’était bien ce qu’elle était, cette fille de la montagne libanaise, modeste, réservée, et extrêmement orgueilleuse, la modestie étant la vraie apparence de l’orgueil ou de l’honneur, autre vocable tombé en désuétude, pensais-je en marchant à côté d’elle, sur la route qui descend au lac, non pas sur la rive de Siom, mais de l’autre côté, non loin de l’endroit où s’était tenu André Pyhtre, cent ans auparavant, quand il était arrivé sur ce territoire pour prendre possession de la ferme de Veix, d’où il avait découvert le bourg, à peu près comme l’apercevait Sahar, dans la clarté lunaire, un peu plus étendu qu’autrefois mais donnant toujours l’impression d’un village de montagne, avec ses maisons, ses bâtiments, ses jardins en terrasse au pied de l’église, et ses villas modernes, au bord du lac et dans ce qui avait été le pré Saint-Martin, où j’avais gardé les vaches et dont la partie supérieure était à présent envahie d’arbres. Je lui ai montré, tout en haut, la ferme de Chadiéras, l’ancien bureau postal, la maison de Nuzejoux, et puis l’église, le presbytère, l’atelier de Chabrat, l’école, l’hôtel du Lac, ma maison natale, celles des Pythre, d’Orluc, de Heurtebise, de Fournial, de Philippeaux, de Chave, des Goutailloux, des frères Rivière, de M. Queyroix, la villa des sœurs Piale, d’autres encore dont je ne prononçais pas le nom des propriétaires, au bord de la terrasse aux acacias, qui surplombait le lac, lequel était assez bas, en ce moment, et donnait, en révélant ses collines sablonneuses, ses criques, ses petits abrupts, ses ruisseaux rejoignant la Vézère qui coulait au fond, toujours invisible, l’impression d’un monde en miniature, d’une province intérieure et désolée où de monstrueux enfants allaient descendre depuis le bourg d’où nulle fumée ne montait, où l’on voyait peu de fenêtres éclairées et n’entendait aucun bruit.