Sahar, elle, continuait à regarder la nuit siomoise dans laquelle montaient d’autres bruits, des bruits légers comme le souffle des défunts, avais-je envie de lui dire. Je savais que j’aurais pu lui prendre la main sans qu’elle la retire et que ce geste eût été sans conséquence. Ces mains, je les ai levées au-dessus de ma tête, en un geste que j’aurais eu du mal à expliquer, puis j’ai repris mon récit.

Le lendemain, j’avais quartier libre, m’avait dit Marianne, mon avion retour étant arrêté au surlendemain matin. J’aurais voulu rentrer en France le jour même. L’angoisse me reprenait et, de nouveau, le regret de ne pas avoir gardé l’adresse de l’inconnue de la galerie Thielska, où j’ai songé à retourner en espérant qu’elle aurait la même idée, et je n’osais appeler ni Marianne ni Anna, la traductrice, que j’aurais importunées, comme c’est le cas dès qu’on quitte son rôle, lequel était, pour moi, de remplir les prestations d’écrivain pour lesquelles on m’avait invité.

Je m’efforçais de prendre des notes sur la conversation de la veille, chez l’ambassadeur, l’une des dernières manifestations de ce qui avait été l’esprit européen, ai-je dit au téléphone à ma sœur qui m’a enjoint de rester à Stockholm, certaine que je verrais encore des choses intéressantes, qu’il se passerait même quelque chose. J’aurais aimé lui parler de Violetta. Je me suis contenté de lui rapporter les points de vue des convives. Il me serait donné de participer à quelques autres conversations de ce genre, lors de voyages en Allemagne, en Pologne, en Hollande, et aussi en France, celles-ci plus rares, car les bourgeois et les aristocrates français aiment s’encanailler, prisant particulièrement l’abject langage des banlieues, l’ordure étant leur eau lustrale. Le lettré est devenu aussi rare que silencieux, à peu près remplacé par le clerc et surtout l’idéologue, de la même façon que l’auteur de romans a éloigné l’écrivain, aurais-je encore pu dire, la veille, si je n’avais craint d’être pédant, notais-je dans mon carnet, lorsque le domestique m’a demandé au téléphone si je désirais parler à la jeune fille de l’avant-veille. Violetta me proposait de venir chez elle, dans la banlieue de Skârholmen, chez sa mère, avec qui elle vivait. Il me suffirait de prendre un taxi, disait-elle, pour m’inciter à venir sans tarder.

Elle se tenait sur le seuil d’une petite maison, appuyée sur des béquilles, vêtue, comme l’avant-veille, de son jean déchiré au-dessous du genou et de son grand pull gris duquel dépassait le col d’une chemise blanche à col Claudine. Sa mère était au travail et ne rentrerait que le soir. Et elle me regardait en souriant, presque en me narguant :

« Vous voyez, je ne vous ai pas menti ! »

Elle me montrait son pied, bandé et nu, dont j’ai remarqué que les ongles étaient vernis d’un beau rouge sang, le même que celui qu’elle avait aux lèvres, et qui paraissait excessif dans un visage aussi pâle.

« Je ne voulais pas que vous pensiez que je vous menais en bateau ; c’est bien comme ça qu’on dit, n’est-ce pas ? »

Je souriais. J’étais soudain heureux, quoi qu’il dût arriver. N’attendre plus rien me paraissait même le comble du bonheur. Ma journée avait enfin trouvé son axe, ce qui me laissait penser que les gens meurent la plupart du temps de ne pas le découvrir, cet axe.

Violetta était donc devant moi, ou plutôt c’était moi qui me tenais devant elle, cette fois, ce qui changeait tout, puisque j’étais à sa disposition. La maison sentait le pain grillé, le café, le savon, des odeurs féminines qui me donnaient l’impression que la jeune fille était déjà nue. En m’attendant, elle regardait la télévision, qu’elle n’avait pas arrêtée, non pas, comme je l’avais d’abord supposé, parce que cet œil de la bonne conscience universelle la dissuaderait d’aller trop loin avec moi, ou qu’elle était de ces gens qui ne supportent pas de rester dans une pièce sans mettre en marche un téléviseur, mais parce qu’elle s’intéressait vraiment à ce que montrait l’écran : une cérémonie religieuse qui se déroulait dans une cathédrale pleine de jeunes gens en larmes ou manifestant leur émotion avec une absence de retenue quasi obscène ou que la télévision rendait telle, les adolescents se sachant filmés en direct. Violetta m’a expliqué que c’était là une cérémonie à la mémoire d’une lycéenne kurde tuée par son père parce qu’elle avait une liaison avec un jeune Suédois. L’affaire faisait grand bruit. Comme à chaque affaire de ce genre, on évoquait les défauts du modèle d’intégration, et non l’incompatibilité fondamentale de l’islam et de l’Europe, celle-ci fût-elle déchristianisée. Je ne pouvais bien sûr imaginer que je me retrouverais, quelques années plus tard, au cœur d’une semblable affaire. J’ai failli révéler à Violetta que j’avais autrefois combattu les musulmans, à Beyrouth. J’ai murmuré que l’islam n’a pas sa place en Europe. Violetta m’a répondu qu’il ne fallait pas parler comme je le faisais : nous avions le devoir de vivre ensemble, quelle que soit notre appartenance religieuse. Elle me regardait gravement. Echapperais-je à l’antienne antiraciste ? Ne valions-nous pas mieux que ça, elle et moi ? étais-je tenté de lui représenter. Je me taisais. Tout me devenait indifférent. Violetta ne disait plus rien. J’ai regardé par la fenêtre. Le drapeau suédois flottait au faîte d’un mât, au milieu d’un jardin voisin, dans l’étrange lumière du demi-jour.

« Croyez-vous que les musulmans accepteront longtemps un tel drapeau, cette croix jaune sur fond bleu ? Ils déposeront une plainte, vous verrez, auprès de la cour européenne de justice », ai-je encore dit avec, sans doute, la volonté de me perdre à ses yeux.

Tout me semblait soudain terriblement laid, déprimant, injuste, impossible. J’avais envie de boire, de parler de tout et de rien, de fumer, de rire, de me mettre nu. Désirais-je vraiment cette jeune fille un peu boulotte, à la chair sans doute fade, trop pâle, imparfaite, et dont même le prénom ne me plaisait pas ? Nous n’étions pourtant pas là pour parler, m’a-t-elle dit, brusquement, avec un sourire qui donnait au bleu glacé de ses yeux cette intensité pour laquelle je la désirais, comprenais-je, Violetta connaissant probablement l’extraordinaire pouvoir de ses yeux dans un visage très blanc et me révélant qu’elle avait une tache de naissance qui lui courait sur la jambe gauche, depuis le bassin jusqu’à la cheville, tel un galon brunâtre, sachant que l’annonce de ce défaut pouvait soit être rédhibitoire, soit le muer en attrait supplémentaire, du moins constituer un défi que nul homme ne se refuserait à relever, la jeune fille songeant en outre qu’un type de mon âge ne ferait pas la fine bouche ; en quoi elle avait tort car, loin de m’incliner à l’indulgence en matière érotique, l’âge m’amène au contraire à une meilleure et intransigeante connaissance de mes besoins sexuels, comme on dit, et à la manière de les satisfaire, si tant est qu’on puisse jamais être comblé dans un domaine qui relève des arts du feu autant que de la quête spirituelle, ai-je été sur le point de dire à Violetta qui s’était levée, avait arrêté le téléviseur, et commençait à se dévêtir en silence, sans rechercher aucun effet, comme si elle s’était trouvée devant un médecin, me demandant même de l’aider à ôter son jean, à cause de son pied blessé, et me montrant la fameuse tache qui n’avait rien du monstrueux tatouage que j’aurais pu imaginer mais se trouvait être un léger et zigzagant brunissement de sa peau : une curiosité quasi géographique dans ce corps très blanc mais qui, pour prouver ma bonne foi, m’obligeait à y porter la main puis, quand Violetta m’eut déshabillé, les lèvres, puis la langue, tandis qu’elle me caressait le sexe, assez maladroitement, ce qui m’a conduit à placer doucement sa main sur mes testicules en lui faisant comprendre que c’était un endroit autrement sensible. Elle a ri. Elle m’a demandé de mettre un préservatif qu’elle a elle-même installé avec sa bouche. Je ne lui ai pas expliqué que le latex atténue les sensations et que j’étais sain. J’aimais le frôlement de ses courts cheveux sur mes cuisses et sur mon pubis. Ses gestes étaient calmes. Les miens ont été un peu plus vifs, une fois que je fus en elle, l’ayant fait basculer sur moi de manière qu’elle me chevauche et que je voie enfin ses seins, qui tombaient un peu, comme je l’avais deviné, et qui m’émouvaient d’autant plus qu’ils étaient à mon goût, avec leur large aréole et leur fine pointe rosée. Elle ne fermait pas les yeux comme la plupart des femmes ; elle ne renversait pas la tête en arrière ; elle ne gémissait pas. On aurait dit qu’elle ne voulait rien perdre de ce qui se passait en moi, ou qu’elle se méfiait, que je représentais le principe mâle dans toute son horreur et qu’il fallait à tout prix que le plaisir nous rende à l’innocence. Elle voulait voir sa jouissance dans mes yeux, mais elle ne venait pas, cette jouissance, et elle ne viendrait pas de la sorte, ai-je bientôt compris, si bien que j’ai renversé doucement Violetta pour prendre son sexe dans ma bouche et l’amener, en lui demandant de fermer les yeux, à ne plus s’occuper que d’elle-même, mon propre plaisir me paraissant à ce moment d’une moindre importance, car assuré : toute femme qu’on a fait jouir nous en est si reconnaissante qu’elle est disposée, une fois le calme revenu en elle, à nous conduire à la délivrance. Et j’ai fini par jouir, moi aussi, mais de façon presque détachée, en pensant, je ne sais pourquoi, à des animaux morts, et en me demandant combien des femmes que j’avais possédées étaient mortes, et finissant par douter si je n’étais pas mort, moi aussi.