Seuls la guerre, l’enseignement et l’écriture m’avaient permis de ne plus me sentir un imbécile, une gourle, un rustaud, pensais-je dans le train de banlieue qui me ramenait à Stockholm et qui, à mesure qu’on approchait du centre, s’emplissait de jeunes gens extraordinairement ivres et joyeux, que je contemplais avec bienveillance, bien moins ivre qu’eux et regrettant de ne pas l’être autant ni de pouvoir tenir par les épaules une de ces jeunes beautés prêtes à s’ouvrir au soc du mâle, songeant que ces adolescents ivres les baiseraient fort mal, il n’y avait pas d’autre mot pour dire ce qui arriverait, à la fin de la soûlerie, alors que j’aurais pu, moi, les garder éveillées une grande partie de la nuit, au lieu de lutter contre le dépit donné par le SMS de Violetta. Je venais de le découvrir sur le quai désert et venteux de la gare où m’avait laissé une Marianne murée dans la réprobation : elle ne m’avait ni embrassé sur les joues, ni même serré la main, prête probablement à me gifler et à lancer que les hommes sont tous les mêmes, ou quelque chose de ce genre qui relevât de l’éternelle récrimination féminine ; elle s’était contentée de me souhaiter une bonne nuit avant de revenir sur ses pas et, saisie de je ne sais quel remords, d’ajouter qu’elle m’aimait bien, malgré tout, et qu’elle regrettait que je persiste dans ce qui me damnait.
« Les apparences aussi sont une ruse du Malin », ai-je clamé en me mettant à chanter le Kyrie du Requiem de Mozart, à pleine voix, pendant que Marianne s’éloignait, en souriant tristement comme on le fait pensant à un enfant perdu.
J’ai regardé les étoiles. J’avais envie de rire et de pleurer. Jamais je n’avais été aussi seul. J’ai songé à la grande nuit siomoise puis à celle, heureuse, de Sourires d’une nuit d’été de Bergman, un film que n’avait sans doute vu aucun des jeunes gens qui monteraient bientôt dans le train, chantant, criant, gesticulant, à l’exception de quelques jeunes filles d’origine palestinienne, sri-lankaise ou indonésienne, ai-je pensé, toutes d’assez petite taille mais bien proportionnées, avec des cheveux abondants, des seins ronds, épais, désirables, désespérées de ne pouvoir se conduire comme les autres, songeant peut-être que le sommet de la joie et celui du désespoir s’équivalent et qu’on peut aussi bien se jeter sous les roues d’un train de banlieue que dans les bras du premier venu, par exemple ce quinquagénaire assis au fond du wagon, dans son grand manteau noir, et qui ne les quittait pas des yeux, prêt à leur sourire, un étranger lui aussi, manifestement, qui les considérait avec une bienveillance qu’elles ne connaissaient pas, et que l’une d’elles avait remarquée, la plus typée (les autres étant le produit de races si éloignées les unes des autres que le mélange était plus déroutant qu’heureux, quand il n’était pas franchement laid ou qu’une race ne l’emportait pas sur l’autre), une Iranienne, probablement, bien moulée dans un jean bleu marine, les yeux d’un noir profond, le nombril orné d’une perle en acier brillant, apercevait-on entre les pans de sa parka, tout comme la langue qu’elle ne cessait de sortir afin de caresser, lentement, avec sa lèvre supérieure la perle noire dont elle était percée et qui, luisant dans la mauvaise lumière du wagon, était la chose la plus troublante qui pouvait se voir, plus provocante encore que ses seins dont la forme ronde et ferme rappelait les femmes de la statuaire hindoue. Cette vivante statue, je la contemplais sans vergogne, tout le monde étant ivre, sauf elle et ses camarades, la bacchanale de la fin de semaine, en Suède, autorisant une audace dont je ne pouvais cependant rien faire, la jeune fille me souriant d’une étrange façon, encouragée par ses camarades moqueurs mais sans méchanceté (à moins que la méchanceté n’eût pas le temps de se donner libre cours), les uns et les autres descendant bientôt, et moi à la station suivante, Karlaplan, incapable de rentrer sur-le-champ, la défection de Violetta, qui prétendait s’être foulé la cheville, me laissant humilié mais bien décidé à ne penser à rien d’autre qu’à Bergman, dont j’espérais qu’il se montrerait à la fenêtre de son appartement, qui était éclairé et dans lequel se jouait peut-être quelque scène de la vie conjugale, ai-je pensé un peu niaisement.
J’ai attendu en fumant et en pensant à l’inconnue rencontrée, l’après-midi, à la galerie Thielska. Je regrettais de ne pas avoir gardé sa carte, malgré mon peu de goût pour son parfum et pour son âge, et quoique son prénom, Kristina, la rajeunît considérablement, pour moi qui autrefois, à Siom, avais été troublé par cette jeune fille, Christine Râlé, que son assassin avait figée dans une jeunesse éternelle. Au moins aurais-je pu rejoindre l’inconnue chez elle et ne pas me sentir aussi seul, à l’entrée de cette large avenue déserte où je me suis mis à fredonner un des Quatre Chants sérieux de Brahms, le premier, celui qui commence par ces mots : « Denn es gehet dem Menschen, wie dem Vieh », repris, un peu plus fort, comme s’il luttait contre un tout autre froid que celui de la nuit d’hiver, par un vieil homme, grand et maigre, qui avait surgi près de moi et m’a regardé avec un sourire un peu moqueur avant de traverser l’avenue et d’entrer dans l’immeuble dont il a ouvert la porte d’entrée avec une clé. C’était Bergman, et je ne l’avais pas reconnu à temps. Dans un film, dans un roman, j’aurais éclaté de rire ; mais je n’étais le personnage d’aucun roman, d’aucun film – tout au plus le pantin du mauvais scénario qu’était devenue ma vie, comme cette phrase le montre. Je cherchais la fin de la nuit et ne parvenais à finir aucune phrase dignement.
J’ai haussé les épaules. J’ai regardé vers les bois, au fond de l’avenue, puis je me suis mis en marche pour regagner le plus lentement possible la demeure de l’ambassadeur, songeant que, même si j’avais reconnu Bergman, je ne lui aurais pas adressé la parole, n’ayant jamais accompli ce genre de démarche, pas même avec un écrivain, du moins pas de mon propre chef, mes rapports avec l’écrivain Esquirol ou le compositeur Samuel Du Bois ayant surtout relevé de l’admiration silencieuse, la voix vive étant le lieu de tous les malentendus, ce qui explique que je n’aie guère fréquenté d’écrivains et que je n’aie jamais reçu de récompense littéraire.