Mathilde Dombrecht. Un nom que je n’avais pas entendu depuis bientôt trente ans, et que ma sœur a prononcé avec une sorte d’inquiétude, et que la visiteuse a répété d’une voix plus lente, plus solennelle, comme pour en faire le titre du récit dans lequel entrait ma sœur, après un moment de silence pendant lequel l’une et l’autre avaient semblé le mettre en bouche, ce nom, pour en goûter les syllabes.

« Mathilde Dombrecht, oui, que mon frère a rencontrée à l’automne 1977, à Aubigny-sur-Nère, en Sologne, son premier poste d’instituteur, et où elle exerçait la médecine, Mathilde tombant littéralement sur lui, un jour de marché, mercredi ou dimanche, dans un bistrot dont la patronne aimait les romans policiers, Mathilde étant déjà le sujet d’un fait divers, puisqu’elle possédait un avion et que celui-ci avait été incendié, nul ne savait par qui, quoiqu’il y eût autant de prétendants à cet incendie qu’à celui que suscitait sa beauté, murmurait-on, parce que c’était une femme, divorcée, seule avec ses deux enfants, un garçon et une fille à qui elle entendait enseigner la géographie en leur montrant le pays depuis le ciel, grâce à cet avion basé sur l’aérodrome d’Aubigny, la vue étant pour elle quelque chose de fondamental puisqu’elle avait failli la perdre, enfant, ce qui lui avait donné l’idée de devenir ophtalmologue ; à quoi elle avait renoncé au profit de la médecine générale, parce qu’elle sentait que, dans les années 1950, on ne confierait pas ses yeux à une femme, la médecine générale étant plus consensuelle et le titre de doctoresse commençant à s’imposer jusque dans les campagnes, y compris les plus reculées, même à Siom, disait mon frère, frappé par la beauté de Mathilde, alors âgée d’une cinquantaine d’années mais qui, très mince, en paraissait dix de moins et ressemblait à Charlotte Rampling, dans Portier de nuit, soit tout le contraire de ce qu’il aime, vous le savez aussi bien que moi : les brunes aux formes plutôt lourdes et non les blondes fluettes aux yeux clairs, quoique Charlotte Rampling eût des seins magnifiques et que cela pût suffire à le faire changer d’avis sur une femme, les seins de Mathilde étant d’un bon poids eux aussi ; mais son visage était, lui, d’une beauté si étrange qu’on eût dit qu’elle savait devoir mourir bientôt ; un visage trop mince, presque émacié, marqué par la vie, comme on dit, avec en outre quelque chose d’inquiétant, d’indécidable, qui plaisait beaucoup aux homosexuels et, nonobstant, avait attiré mon frère, ou plutôt l’avait convaincu de se lier avec cette femme dont le nom était sur toutes les lèvres, à Aubigny-sur-Nère, étant, lui, à cet âge où les jeunes gens, de surcroît inexpérimentés, cherchent la compagnie des femmes mûres.

« "Qu’est-ce que vous faites dans ce pays ?" lui avait-elle demandé en sortant du café où il achetait des cigarettes et des journaux et où elle l’avait bousculé, sans le faire exprès, encore que ce genre de bousculade semble, après coup, relever de l’intention déguisée, voire du destin, plus que du seul hasard.

« "Je suis le nouvel instituteur."

« Il n’avait rien dit d’autre, rougissant de se nommer d’un titre aussi ronflant, et surtout étonné d’être abordé aussi directement, quoiqu’il n’y eût pas, à la réflexion, d’autre façon de le faire ni avec autant de solennité, ce qui avait fait sourire Mathilde, laquelle avait alors décliné son nom et sa qualité de docteur en médecine, ce qui les avait fait rire tous les deux, et fait entrer mon frère dans cette zone où l’amitié et l’amour deviennent aussi incertains l’un que l’autre, mais indissociables. Mon frère pourtant se méfiait de tout le monde, rentré depuis peu du Liban où il avait combattu aux côtés des chrétiens, expérience dont il lui faudrait bien des années pour être en mesure de parler, et non pas traumatisé mais désireux de garder le secret sur ces mois de bruit et de fureur, comme je les appelais, ce qui l’agaçait, lui qui vouait à Faulkner une immense admiration et détestait qu’on accommode les titres à toutes les sauces. Il souhaitait vivre au calme, à la campagne ou à défaut dans une petite ville de province, mais pas en Limousin, et il avait obtenu la Sologne, région de sapins, de bouleaux, de bruyère et d’étangs, qui pouvait lui rappeler par certains côtés le pays de Siom, et il cherchait pour l’été un emploi de garde dans un des grands domaines solognots, dirait-il à Mathilde qui lui répondrait qu’il balançait entre Le Grand Meaulnes et L’Amant de lady Chatterley, sa préférence à elle allant au roman de Lawrence, mon frère aimant alors beaucoup celui d’Alain-Fournier, comme tous ceux qui ont été privés d’enfance et qui ignorent presque tout de l’amour, tenterait-il d’expliquer, sans la convaincre, lorsqu’elle lui rendit visite dans son logement de fonction, un soir, après la classe, une fois corrigés les cahiers de devoirs et Mathilde débarrassée de son dernier patient, mon frère faisant chauffer de l’eau pour du thé ou une tisane, tandis que Mathilde lui demandait quelque chose de plus fort, du whisky, par exemple, dont mon frère ne buvait plus, car il en avait abusé pendant la guerre du Liban et que cette boisson rend agressif, comme la vodka mélancolique. Mathilde lui avait donc apporté, la fois suivante, une bouteille dont elle était d’ailleurs la seule consommatrice : du Laphroaig, puissamment tourbé, et qui pouvait évoquer les landes solognotes autant que celles du plateau de Millevaches ou les Highlands. Il suffisait à Mathilde d’un verre pour appeler mon frère "mon petit instituteur", ou "mon petit Pascal", ou bien "mon petit Meaulnes", tandis qu’il restait sur ses gardes, cette femme lui paraissant dangereuse pour elle-même comme pour la paix qu’il était venu chercher dans cette région dont il aimait les brouillards, la pluie, les souffles des grands bois, ses promenades le menant presque toujours au château de Montizambert, inhabité la plupart du temps, et qu’on atteignait par des allées forestières, des layons, des passages semblables à ceux qui conduisent au domaine enchanté où Meaulnes rencontre Yvonne de Galais, à ceci près qu’il n’y avait plus d’Yvonne de Galais ni de Meaulnes, murmurait mon frère, le visage tourné vers la vitre obscure.

« "Et qu’est-ce qu’il y a donc, à la place ? minaudait Mathilde Dombrecht.

« — Rien, plus de légendes, des pays morts de froid, des cœurs pleins de cendre, des âmes en peine, comme disait l’ancienne langue.

« — C’est moi qui bois et vous, vous faites de la mauvaise poésie", chantonnait-elle en s’approchant davantage, la bouteille à la main, lui suggérant de verser du whisky dans son thé, à quoi il s’était refusé, ce qui avait eu pour résultat de faire choir sur le plancher quelques gouttes de ce breuvage qui avaient évoqué pour lui des gouttes de sperme, de celles qui tombent sur le drap ou le sol après un coït interrompu », disait ma sœur, à voix plus basse, se rappelant au mot près ce que je lui avais autrefois raconté de mes trois années d’enseignement en Sologne, notamment de Mathilde, sans qui ma vie eût été plus lente, et morne.

Et je les imaginais, la visiteuse et ma sœur, se regardant droit dans les yeux, l’une et l’autre rougissant après qu’eut été prononcé le mot de sperme, comme en avait ce soir-là, en Sologne, et malgré son audace, rougi Mathilde Dombrecht qui déclarait, en manière d’excuse :

« Je suis comme les Romains de l’Antiquité, je crois aux signes…», sans préciser de quoi ces gouttes de whisky étaient le signe, vu qu’il était impossible de penser que ce ne pouvait être autre chose que la métaphore du sperme ou du sang, ce qui était presque la même chose, Mathilde ajoutant qu’il fallait bien croire à quelque chose, et moi rétorquant que je croyais aussi aux signes, mais pas à ceux-là.

« Auxquels, alors ?

— Aux mots, aux métaphores.

— C’est la même chose. Ceux qui n’ont pas eu d’enfance sont condamnés aux simulacres », m’a-t-elle dit en se levant pour se déchausser et poser sur la tache un pied que j’aurais aimé voir nu mais qui était enserré dans un collant, croyais-je, ignorant alors qu’elle ne portait que des bas, par souci d’élégance autant parce qu’elle détestait l’idée d’avoir le bassin enserré, m’expliquerait-elle, plus tard, en ajoutant qu’on ne s’était pas débarrassé des gaines pour retrouver une autre forme de cilice.

« Oui, un cilice ! » avait dit ma sœur à la visiteuse qui ne savait sans doute pas ce que c’était mais qui le devinait et ne voulait pas interrompre celle dont la parole la tenait en haleine et qui m’étonnait, moi, autant que si elle, ma sœur, s’était déshabillée entièrement, tant il est vrai que nous ignorons tout d’autrui, à commencer par ceux qui nous sont familiers et que, pour cette raison, nous croyons connaître, mais dont un écart, un mot échappé, une inflexion nous révèlent qu’ils nous sont plus mystérieux, encore, que le premier venu, lequel a au moins pour lui l’immédiateté prestigieuse de l’inconnu.

« Mon frère, poursuivait-elle, a regardé ce pied de femme, a peut-être été tenté de s’agenouiller pour le tenir dans sa main puis le dénuder, l’embrasser, prendre les orteils un à un dans sa bouche, lui qui aime extraordinairement les pieds des femmes, mais il y a renoncé, incapable d’aller plus loin, ou pas encore prêt, peut-être, lui qui rapportait du Liban le souvenir de jeunes femmes qu’il avait préféré confier au remords ou à la nostalgie, et inquiet de ce que ce pied vienne déranger un ordre difficilement retrouvé, après la guerre civile et le retour à l’ennui français, et dans lequel il n’y avait pas encore de place pour une femme, surtout une femme mûre et par bien des côtés aussi étrange que sa mère. Une femme qui avait tout son temps, semblait-il, et qui se mettrait à attendre son petit Meaulnes, comme elle l’appellerait bientôt exclusivement, au grand dam de mon frère qui détestait les surnoms et les diminutifs mais qui n’échapperait pas à celui-là, après avoir été, à Siom, le fils Sarroux ou le Bâtard, puis le Grammairien, à Beyrouth, et tâchant maintenant d’être instituteur, et pourquoi pas Pascal Bugeaud, écrivain, avait-il dit à Mathilde, ce soir-là, comme pour rétablir entre elle et lui la juste distance de la littérature, celle-ci demeurât-elle un songe, surtout quand Mathilde lui demanda de lui lire quelque chose et à qui mon frère répondit qu’il n’avait rien à montrer, pour le moment.

« "Alors vous êtes un écrivain sans livre, un absent, en quelque sorte, lui a-t-elle dit en riant.

« — C’est ça : un écrivain sans œuvre ; un songe ; un écrivain songé par la littérature même.

« — Les écrivains ne songent-ils qu’à l’écriture ?

« — A quoi songeraient-ils d’autre ?

« — Dites-le-moi !

« — A la gloire, probablement, ou à la délivrance", murmura-t-il, laissant Mathilde un peu dépitée et dansant sur un pied, celui qui n’était pas déchaussé et dont elle finit par ôter le soulier avant de replier sa jambe sous elle, sur l’autre fauteuil de la petite salle de séjour, on ne pouvait parler de salon, mon frère aimant le côté austère du logement de fonction, et le fait de ne posséder que quelques livres, un stylo à encre et la machine à écrire Hermès qu’il s’était offerte avec sa première paie.

« Il regardait Mathilde regagner l’ombre où elle ravalait sa déception et imposait silence à ses désirs ; il devinait en elle non pas une nymphomane ni une femme sur le retour cherchant à se payer un petit jeune, comme on pouvait le croire, mais un être blessé, extraordinairement désespéré, en tout cas une femme qui avait une histoire et le désir de la raconter, parler de soi revenant à se donner en attendant que le corps se livre, lui avait-il suggéré lorsqu’elle lui avait reproché, en minaudant un peu, de ne pas faire attention à la femme qu’elle était, ou de ne voir en elle qu’une doctoresse ou la mère de deux enfants presque aussi âgés que lui, soutenait-elle avec excès, et alors qu’elle souhaitait devenir son amie, oui, une amie pas comme les autres, un peu plus que les autres, et qu’elle montrait sa bonne volonté en satisfaisant la curiosité de l’apprenti-écrivain, ou ce qu’elle prenait pour de la curiosité et qui était une terrible faim : non pas celle qu’un jeune homme peut avoir de la femme mais la faim de l’inconnu, de cette expérience dont sa mère lui avait dit qu’elle était la condition indispensable pour écrire et que la guerre du Liban lui avait en partie donnée, à ceci près qu’il demeurait incapable de s’intéresser vraiment aux autres, muré en lui-même comme tous ceux qui ont très tôt, souvent à juste titre, considéré autrui comme une menace permanente, une horde de loups, et non comme une source d’espoir, mon frère vivant en lui-même comme un escargot dans sa coquille ou plutôt comme un hérisson qui se met en boule dès que le monde devient menaçant, ce qu’il est en permanence, d’ailleurs, et je le suis là-dessus, sans être aussi intransigeante que lui, ou si vous préférez, en étant plus ouverte, plus insouciante, parce que femme et n’écrivant pas », disait ma sœur à la visiteuse, à qui elle a versé de nouveau du thé avant d’en revenir à Mathilde et à son histoire qu’elle avait en tête comme si elle avait personnellement connu l’étrange femme.

« Ce lapsang souchong est aussi fumé qu’était tourbé le Laphroaig qu’ils ont bu ensemble, cet hiver-là, la doctoresse convertissant l’instituteur à ce breuvage auquel il continuait pourtant de préférer le cognac, l’armagnac, les alcools blancs, l’un et l’autre buvant et parlant avec des délicatesses de notables provinciaux qui se reçoivent en respectant les bienséances, sauf que la doctoresse s’en allait de plus en plus tard et quasi soûle, refusant de prendre sa voiture ou que mon frère la raccompagne, et marchant avec une dignité qui dénotait une bonne habitude de l’alcool, forçait le respect, faisait taire les langues autant que son métier de médecin, pour lequel elle était appréciée, tandis que l’instituteur, qui se surveillait, était ivre de tout autre chose, à commencer par la voix et par l’histoire que cette femme lui dévoilait en mesurant ses effets, une fois par semaine, une plus grande fréquence étant dangereuse pour les réputations, sauf quand ils se retrouvaient, le dimanche après-midi, pour une longue promenade dans les bois, ou dans les allées forestières du domaine de Montizambert, Mathilde ne parlant alors pas d’elle-même, ses confidences relevant de l’espace clos, non de l’air libre où ils erraient en silence après s’être fixé un but, car il faut toujours un but à une promenade, comme une cause commune à un homme et une femme, prétendait-elle, tandis qu’il murmurait qu’on ne pouvait plus se perdre, de nos jours.

« "Perdre son âme, voulez-vous dire ? Car pour la réputation…

« — Oui, son âme, ce mot étrange, presque obscène, aujourd’hui", avait-il répondu sans bien comprendre ce qu’il entendait par là, quoiqu’il eût pu dire qu’il avait laissé une partie de son âme au Liban, comme le suggère la langue, à laquelle il ne s’abandonnait pas encore tout à fait, gardant envers elle une distance aussi respectueuse que celle qu’il maintenait entre Mathilde et lui.

« En vérité, il ne savait pas grand-chose, avait deviné Mathilde qui avait commencé son récit par le début : sa naissance, à Lille, dans une famille de brasseurs qui lui avaient donné une éducation bourgeoise, avec le goût de la musique, la bonhomie flamande n’atténuant pas l’âpreté commerciale, laquelle était mêlée à un sens de l’honneur qui reposait sur la vieille, la mythique ascendance espagnole de la mère, catholique, austère, dure. La médecine, Mathilde s’y était résolue pour être non pas libre ("On ne l’est jamais vraiment, mon petit Meaulnes, vous devez commencer à le savoir !") mais pour ne pas épouser un des hommes auxquels ses parents songeaient pour elle, devenue l’unique héritière depuis que son frère avait trouvé la mort dans ce qu’on a appelé la Drôle de Guerre et qui n’avait de drôle que l’ironie dont le sort frappe certains pays, surtout quand l’héritier mâle meurt non pas au combat mais dans la déroute de l’armée française, soit dans une forme de honte, et que la fille décide non pas de reprendre un jour l’affaire familiale mais d’entreprendre des études de médecine, et non pas à Paris, mais à l’autre bout de la France, à Montpellier, je crois, où elle fut arrêtée en 1944, puis déportée à Ravensbrück, à peine âgée de dix-neuf ans, et où elle resterait une année. Elle s’y était liée d’amitié avec la fille du parfumeur Helena Rubinstein, laquelle fille est morte là-bas et dont Mathilde avait identifié le cadavre à un reste de vernis rouge sur l’auriculaire. Sur Ravensbrück, mon frère la questionnait volontiers, sans oser lui demander si elle y avait connu Milena Jesenská, une des maîtresses de Kafka à laquelle l’auteur du Verdict avait adressé quelques-unes des plus étranges lettres qu’un homme a jamais écrites à une femme ; mais on était encore à une époque où les rescapés de l’univers concentrationnaire se taisaient et où les camps, comme on dirait plus tard, n’avaient pas pris une dimension théologique, voire sacrale, et qui paraîtra sans doute incompréhensible aux générations futures, qui rendront cet événement à l’Histoire, c’est-à-dire à cette forme d’oubli où le fera tomber l’excès de piété. Mathilde elle-même n’en parlait que sous forme d’anecdotes ; elle se rappelait par exemple que les femmes russes chantaient bien, qu’elles ne tenaient que grâce à ces chants, et que les Polonaises, nombreuses, étaient des salopes, des obsédées qui sentaient le sexe, tandis qu’elle, Mathilde, demeurait le plus loin possible d’elles, et ne survivait que parce qu’elle s’allongeait par terre, dès que possible, et qu’elle dormait, même pendant quelques minutes, la musique et les fleurs lui manquant autant que la nourriture et le soleil ; raison pour laquelle une fois rentrée en France, et passée par le Lutetia, comme tant d’autres déportés, elle retourne à Montpellier, où elle rencontre un étudiant en médecine, un Juif d’Afrique du Nord qu’elle épousera, malgré l’opposition de sa famille.

« "Une opposition bien futile quand on est passé par Ravensbrück, n’est-ce pas, mon petit Meaulnes ?" disait-elle à mon frère en ajoutant, d’une voix plus sèche, que ce qu’elle avait vécu au camp n’était rien en comparaison de ce qui l’attendait en Algérie, où elle avait suivi son mari, et non seulement à cause de la guerre d’indépendance mais surtout de la folie de l’époux, qui lui répétait, chaque matin, avec une cruauté qui, disait-elle, ne lui était pas seulement dictée par la jalousie mais par la haine du catholicisme auquel, pourtant, Mathilde ne sacrifiait jamais :

« "C’est aujourd’hui que je vais te balancer par la fenêtre !"

« Mathilde vivait donc dans la double terreur de la bataille d’Alger et de cette menace de mort quotidienne qui lui a fait prendre la fuite avec ses deux enfants, en 1962, dès la proclamation de l’indépendance, les ayant eus, ces enfants, non par désir ou amour, mais pour se conformer à une des lois fondamentales par lesquelles les sociétés humaines tentent de conjurer l’horreur de la mort, soit en se reproduisant, disait-elle en portant ses regards non seulement sur mon frère, dans la pénombre de la pièce dont les fenêtres donnaient sur un bois de bouleaux et de pins, mais aussi sur la nuit, en murmurant :

« "Par devoir, oui, je sais que je vous choque, ce qui ne m’empêche pas de les aimer, ces petits, autant que vous aimez la nuit, tant il est vrai qu’on aime ce dont on vient et vers quoi on s’en retourne !"

« Et elle levait son verre à la nuit, non pas tant celle qui était tombée sur les bois bordant trois côtés de l’école que la nuit qu’elle devinait en mon frère, ou plutôt celle dont ils étaient issus, en effet, elle et lui, et qui pouvait être qualifiée d’immémoriale, puisque la nuit est une forme primitive du temps, aurait-il pu répondre, s’il y avait eu lieu de dire quoi que ce soit à cette femme dont il sentait le désespoir si vif, si entier, si semblable au sien qu’il aurait pu se jeter dans ses bras, de la même façon qu’il l’y sentait prête, avec l’espoir d’une délivrance qu’on n’atteint que par le sexe, la parole ou l’alcool, le sexe étant souvent un préliminaire à la parole, et la parole une des formes les plus claires de la nuit sexuelle.

— Les fleurs et la musique, aussi, murmurait la visiteuse.

— Oui, et c’était ce qui lui avait le plus manqué, à Ravensbrück, disait-elle, avait répété ma sœur, sans lui répondre vraiment, et aussi en Algérie, où son mari n’aimait que les chansons de variété, les comédies musicales, le rock and roll, le Pernod, la pétanque, tout ce qui est vulgaire, et qui, au camp, l’aurait précipitée dans la nostalgie, la dépression ou les bras d’une Polonaise, affaiblie, soumise, abêtie, comme tant d’autres prisonnières devenues esclaves des esclaves, les nazis comptant sur cette insondable faculté des humains à tomber en esclavage, par terreur autant que par résignation ou sentimentalité sexuelle, ou même par goût, comprenez-vous, rien n’étant plus révélateur de l’âme que l’affaire sexuelle, qui est une chose si répugnante en soi qu’il importe de l’élever à tout prix au rang d’un art, comme le reste, d’ailleurs, ou de la garder secrète. C’est pourquoi le mariage est une chose nécessaire.

— C’est à peu près ce que Pascal Bugeaud écrit dans Le Mendiant amoureux…, a dit la visiteuse.

— Pas besoin d’être grand clerc pour le savoir. »