J’avais faim, et je commençais à m’ennuyer sur mon lit, entré dans ces mauvaises heures du soir où il m’est impossible de rien faire de sérieux et où je tue le temps en dînant, le plus tôt possible, comme je l’avais toujours fait, en Limousin et ailleurs, puis en regardant un film pendant lequel je pense généralement à mes livres ; et pourtant je ne descendrais pas, ce soir-là. Je ne me montrerais pas : je ne savais comment faire mon apparition sans trop de ridicule. Je ne pouvais être absent, attendu, entré dans les supputations et les récits des deux femmes, et puis être là ; j’aurais effrayé la visiteuse, même en sortant discrètement de la maison pour faire semblant d’arriver par le portail du jardin. C’était à mon tour de faire preuve de patience, de me mettre en devoir de mériter cette jeune femme dont j’étais heureux qu’elle soit libanaise et qu’elle dîne là, avec ma sœur, sur la terrasse, à l’entrée de la longue allée de gravier menant à l’espèce de belvédère où Fargeas avait établi la gloriette où il pouvait prendre le café et les liqueurs en ayant, avait-il déclaré pour épater le monde, un point de vue inédit sur Siom, entre les hauts thuyas bordant un côté de l’allée d’une part et un rang de hauts buis, de l’autre, le gravier tendant à devenir, après la gloriette, une pelouse au bout de laquelle on s’attendait à trouver une Velléda de plâtre, ou une croix de granit, sous la muraille de houx que Fargeas avait fait pousser et qui séparait le jardin du cimetière ; une muraille noire, luisante, infranchissable, un peu inquiétante, comme tout ce qui ne se fane ni ne tombe, les feuillages persistants étant l’apanage du Démon, me disait autrefois ma grand-mère, à Villevaleix, en me menaçant d’une infusion de buis, de houx ou de baies de troènes, si je n’avalais pas les pommes de terre bouillies qui étaient notre pitance quotidienne, en alternance avec la salade cuite du soir, ou les nouilles au beurre, la viande consistant la plupart du temps en du jambon de Paris qu’elle achetait en boîte pour le revendre au détail, dans son épicerie, et qu’elle découpait avec une machine manuelle, maladroitement, en tranches si épaisses que tous les défauts de cette viande de médiocre qualité, nerfs et gras, y semblaient soulignés et que j’avalais sans la mâcher, avec des efforts qui me donnaient une nausée que Louise attribuait aux vers qui ne manquaient pas de me tourmenter et qu’elle prétendait tuer en me donnant, à la fin du repas, quelques gouttes d’alcool de fruit, non pas celui que j’avais déterré dans sa cave et que je gardais pour d’autres occasions, mais de la gnôle que certains paysans lui offraient, le mot de gnôle, vulgaire en soi, me choquant particulièrement, dans sa bouche, et m’incitant à toucher le moins possible à ce breuvage.

La nuit tombait. J’étais loin de ce temps ancien et difficile, et soudain rassuré qu’elle fût là, cette jeune visiteuse dont j’aimais la voix, la silhouette et plus encore la démarche, bien entendu flatté qu’elle veuille me consacrer une thèse, qui plus est sur un sujet tel que les femmes, dirais-je à ma sœur, plus tard, lorsqu’elle fut partie, ayant trop peu bu pour craindre de conduire dans l’obscurité, me répondait ma sœur qui lui avait proposé de dormir chez nous et qui souriait de voir que je me faisais du souci pour une inconnue, et plus encore que je sois flatté d’être l’objet d’un travail universitaire que je ne lirais probablement pas.

Je vieillissais.

« Elle est en tout cas d’assez bonne composition pour supporter ce que lui impose le grand homme ! » a-t-elle poursuivi, agacée comme seules peuvent l’être les femmes devant une injustice dont est victime une de leurs semblables, surtout de la part d’un homme.

« Je la recevrai demain. »