« La nuit est tombée sur les maisons et dans les bouches », ai-je murmuré à l’oreille de Sahar, comme si le silence me pesait, à moi aussi, la jeune femme se mettant à frissonner lorsque je lui ai montré, sur la gauche, les masses d’ombres du Rat et de ce qui avait été la première maison des Pyhtre, avant que le Grand Pythre n’y mette le feu pour traverser le lac dans les reflets gigantesques de l’incendie, comme Lucifer, avait-on murmuré, et de l’autre côté du lac, à gauche, presque au sommet de la colline, les tourelles des Geniettes, où avait vécu Céline Soudeils, tandis qu’on apercevait, à droite, du côté du cimetière, bien éclairée, la maison de Fargeas où ma sœur devait lire ou regarder un film, comme je l’ai dit à Sahar.
« Elle vous attend, a-t-elle dit en s’éclaircissant la voix. – Il y a longtemps qu’elle n’attend plus rien ni personne, qu’elle est parvenue à cette forme de sagesse – la seule qui vaille, probablement. » Nous nous sommes assis sur la souche d’un hêtre. Sahar avait aux lèvres un sourire que je ne lui avais jamais vu et qui me laissait penser qu’elle était capable de tout ; du moins avais-je besoin de le croire pour demeurer auprès d’elle et prendre la parole.
« Que me voulez-vous ? lui ai-je demandé.
— Parlez-moi encore.
— Des femmes ?
— De vous, si vous préférez.
— Des femmes, donc.
— De votre rapport aux femmes. C’est le sujet de ma thèse, n’est-ce pas ? Vous parlez bien des femmes. Chez vous, elles ont une voix, un corps, une histoire…»
Ce qu’elle me disait là, d’autres femmes me l’avaient dit. Des hommes aussi. Les voix de mes personnages féminins, je les avais empruntées à toutes les femmes, à celles, très vieilles, de Siom, comme à mes amantes, quelques-unes du moins, à qui je rendais en quelque sorte ce qu’elles m’avaient donné. Cela, Sahar ne l’ignorait pas ; elle en avait même fait le cœur de sa thèse. Elle voulait autre chose : la vérité sur mon rapport aux femmes ; une vérité que je ne possédais pas et qui s’éloignait à mesure que je parlais et que je vieillissais, avais-je fini par suggérer.
« Alors, laissez-les parler en vous…
— Je pourrais tenter de l’écrire. Ce sera même un de mes prochains livres, si tant est que je retrouve le goût de vivre. Je n’aime pas parler d’un livre qui n’est pas encore écrit : superstition d’écrivain, d’homme jamais tout à fait débarrassé lui-même, d’enfant terrifié par l’inconnu. »
Sahar souriait, trouvait que je ne disais rien. J’entendais être franc avec elle ; je n’avais rien à dire sur les femmes, rien d’original, nulle théorie, sinon que la différence, voire la guerre, entre les sexes est plus dramatique que jamais et que j’avais toujours vécu, moi, parmi les femmes, détestant les hommes, que j’ai toujours trouvés vulgaires, brutaux, narcissiques, vaniteux, sans courage ni grandeur ; sans noblesse, aussi bien, alors que tant de femmes m’ont donné le meilleur d’elles-mêmes.
« C’est là aussi un discours convenu », a murmuré Sahar que j’imaginais rougissante sous la lune et dont je n’ai regardé que les mains, qu’elle paraissait froisser l’une contre l’autre avec un bruit infime qui, ai-je eu envie de lui dire, ressemblait au frémissement de son sang.
« Mais elles se taisent, maintenant ; elles font silence en moi ; elles sont mon propre silence.
— Vous vous cachez derrière cette formule comme derrière Mathilde, Lidia, Marina Faurie, Laura Mendoza, Amélie Piale, Céline Soudeils, Anne-Marie Lauve, Suzanne Pythre, Anne Desmarets, Estelle Chastaing, Idil, et mes compatriotes, Roula, Siham, Racha, je ne sais qui d’autre…»
La liste n’était pas close ; elle aurait pu comporter ma mère et ma sœur, et elle, Sahar, qui devinait que mon histoire personnelle n’était en fin de compte que celle de mes personnages, au rang desquels Sahar, elle aussi, figurerait.
Je souriais. Je voulais reprendre la main, parler comme je ne l’avais encore jamais fait. C’était pourtant sa main que j’avais envie de prendre, dans le bruissement de la nuit siomoise. Il me fallait dire quelque chose, susciter devant la jeune femme de nouvelles figures, dont elle écrirait peut-être l’autre version, la légende lumineuse, les circonstances, le mouvement qui m’avait fait m’approcher de ces femmes pour les manquer, c’est-à-dire les rendre à leur monde tandis que je retournais non pas au mien mais à la solitude des hommes qui ont compris que les femmes sont le monde et qu’ils n’y sont que tolérés pour que les apparences soient sauves et, surtout, que l’espèce se perpétue.
« Une nouvelle femme, au moins, une dernière, a murmuré Sahar.
— Une très jeune femme, alors, presque une adolescente.
— Encore une, oui, puisque vous fuyez les femmes mûres…
— Je les fuis, c’est vrai, ne pouvant aimer leur peau qui se fane, leur corps dégradé, leurs espérances insensées, leurs histoires généralement trop lourdes pour qu’on y entre autrement qu’en ami ; une amitié que je recherche, néanmoins, étant là-dessus extrêmement fidèle, persuadé que c’est là la seule fidélité possible, outre celle qu’on se doit à soi-même et qui n’a peut-être lieu que dans la rupture avec ce qu’on est.
— Comme en amour, a murmuré Sahar.
— Vous attendez tout de l’amour…
— Comment parler avec quelqu’un comme vous, qui est revenu de tout, qui n’a peut-être jamais aimé ! »
À ce moment, elle avait dans la voix la détermination, la dureté de Judith s’approchant d’Holopherne.
« Vous fuyez l’amour, comme la plupart des hommes. »
Elle n’avait pas tout à fait tort. Et je ne fuyais pas que l’amour.
En vérité, je fuyais depuis que j’avais été chassé du pays de Siom, à seize ans, persuadé que la littérature était un pays qui se confondait avec le pays perdu, une sorte de paradis dont j’ignorais qu’il était le défaut de tout pays et que j’y serais perpétuellement absent ; et il me faudrait encore bien des années avant de comprendre qu’écrire c’est non seulement quitter tout territoire, mais ne plus être attendu nulle part, et entrer dans le refus du social, des honneurs, de toute carrière littéraire, comme je l’avais compris, quelques années plus tôt, lors d’un voyage à Stockholm.