LE DERNIER TRAIN POUR KANKAKEE
par Robin Scott
Faisons les comptes. Kuttner et Brunner ne sont nullement spiritualistes, quoiqu'il y paraisse ; ils ont joué avec une idée, c'est tout ; et dans la nouvelle de Kuttner, on a vu que la religion se ramène à une tentative de guérison par l'oubli, qui ne guérit rien du tout. Goldin par contre, ou ce vieux gredin de Lafferty… Mais la question n'est pas là. Le chemin de croix des siècles a posé le problème : un immortel connu comme tel finit par jouer bon gré mal gré le rôle d'un dieu devant les hommes. On peut aller plus loin, et se demander si dans certains cas il ne pourrait pas devenir Dieu en personne. Quel que soit son passé...
SIDNEY Becket commença à courir un réel risque de damnation éternelle alors qu'il était encore très jeune. Lorsque, à l'âge de quatorze ans, il eut dévalisé trois confiseries, violé une petite fille de douze ans et tué son père avec le Springfield calibre 30 que celui-ci gardait en souvenir de guerre, sa damnation était à peu près assurée. Mais à cela Sidney n'accorda jamais la moindre pensée ; il était trop occupé à apprendre.
Et ce qu'il apprit à Chicago sud, il l'appliqua avec une admirable diligence pendant tout le reste de sa vie :
… le claquement sec de la boule de billard… le gros richard dans ce coin sombre… l'entaille dans la poche de côté… les billets verts sur la feutrine verte, comme des feuilles au printemps dans Grand Park après un orage de grêle...
Dans l'armée, en 1945, ça lui avait bien rapporté : « Haben Sie den Pennicilium mitgebracht ? – Jawohl. » Je l'ai. 500 millions d'unités. 500 dollars. »… Et les billets verts, comme des tuiles vertes empilées et interfoliées d'efficacité allemande...
Après la guerre, avec le butin amassé à l'armée, ç'avait été les voitures volées :
… le bloc moteur volant en éclats sous le marteau pneumatique la douce puanteur de la peinture laquée à base d'acétone… les jeunes hommes, costauds et crâneurs, qui, par une nuit faste, pouvaient livrer trois ou quatre voitures chacun à la boulangerie abandonnée de Cicero Avenue… et les billets de cent dollars étalés et mis en liasses comme les numéros du Chicago Tribune au coin des rues avant l'aube du dimanche matin...
Puis il y avait eu le piratage des postes de télévision, puis toute une chaîne de bordels à Calumet City, puis il avait fait passer de l'héroïne brute venue de Matamoros, au Mexique, puis ç'avait été Leavenworth, au Kansas, où il avait servi cinq ans, puis Sidney avait été épinglé à nouveau et ç'avait fait cinq de mieux à Leavenworth (l'un des mômes qu'il avait traînés de force dans la pièce au fond du magasin des fournitures avait trouvé à objecter au traitement que lui réservaient les condamnés plus âgés, et il avait pas mal saigné et il était mort d'une aiguille à coudre les sacs dans l'œil.)
… Ô filles de Calumet City… ô étendues chaudes et poussiéreuses du King Ranch… ô murs gris, joyeux gaillards, mains déchirées par les sacs de jute… et les billets voltigeaient, survolant les aires de stationnement pour poids lourds désertes et les rues chaudes des nuits d'été, et les fourrés, et les bars...
Ensuite il avait triché au jeu à Los Angeles, il y avait eu cette chaîne de solidarité à San Francisco et une secte d'adorateurs de l'acide à Berkeley, et Mary Louise Allenby. (« Je te sauverai, Sidney. Crois, Sidney, et je te sauverai. ») Et il fit semblant de croire, et il épousa Mary Louise Allenby, fit passer les cotisations à cinquante dollars le trimestre et fit monter les prix à cinq dollars la dose, et quand Mary Louise s'enticha de ces histoires de conservation cryogénique et investit tout son argent dans une usine de surgélation, Sidney vendit des casiers fermant à clef et des soins à perpétuité pour vingt mille dollars l'unité, et mon Dieu, qu'est-ce que l'argent pouvait rentrer ! et même Mary Louise devenait supportable pour autant qu'il pouvait se tirer à Las Vegas ou Tijuana une semaine sur deux ; les leçons de Chicago sud payaient pour de bon et c'était vraiment le paradis, ou aussi près du paradis qu'un homme comme Sidney Becket pouvait raisonnablement espérer approcher, lorsqu'une nuit, vers trois heures du matin, alors qu'il était au lit avec une Mexicaine, le jeune et souple souteneur de ladite Mexicaine et un couple entre deux âges de Ligonier, en Pennsylvanie, un petit fragment de tissu vasculaire, usé et boursouflé, s'arracha à la veine cave de Sidney, dériva gracieusement sur une distance de 27 millimètres avant de venir fourrer une de ses aspérités calleuses dans son canal, obstruant ainsi la circulation du sang dans l'oreillette droite de Sidney.
… ô onde amère, profonde et mystérieuse… ô voile sans vent… ô danse diastolique… ô oreillette meurtrie...
Les dernières paroles de Sidney, alors qu'il gisait au pied du lit, inerte et pantelant, furent : « Enterrez-moi dans un trou, ne laissez pas Mary Louise me fourrer dans un de ces satanés casiers ! »
Avec des haussements d'épaules, il fut renvoyé dans un état comateux à Bakersfield ; et, aussitôt que le docteur eut réenroulé son stéthoscope et secoué la tête, Mary Louise demanda à deux de ses garçons de transporter Sidney dans la chambre froide et de le glisser dans l'un des compartiments.
Et comme Mary Louise avait été incapable de sauver Sidney de son vivant, elle résolut au plus fort de son amour et de son fanatisme de le sauver pour une autre vie à venir, où elle pourrait de nouveau tenter sa chance avec lui. Au fond d'elle-même, elle doutait de l'efficacité de l'usine de surgélation, bien qu'elle sentît que sa propre harmonie psychique avec les vibrations célestes appropriées faisaient de l'usine le meilleur pari pour ses clients. En conséquence, elle fit transporter deux casiers, celui de Sidney et un autre, vide, dans une chambre forte profondément enfouie sous les montagnes de San Pedro.
… ô amour du sauveur pour le pécheur… ô passion du peintre pour la toile… ô amour, ô amour, ô amour inconsidéré… et les billets verts dansaient dans les coffres de la Compagnie d'Électricité du Pacifique comme des électrons en phase...
En 1976, cinq années avant la mort de Mary Louise, quand la cellule à fluorure de césium sortit des laboratoires, elle fut l'une des premières acheteuses de cette source d'énergie à la vie remarquablement longue. » Mais à sa mort, en 1981, ses propres héritiers ne furent pas aussi soucieux de sa préservation corporelle qu'elle l'avait été de celle de Sidney, de sorte que la cellule au fluorure de césium et la crypte profonde permirent à Sidney de survivre à l'holocauste de la guerre sino-soviétique, à deux tremblements de terre majeurs le long de la faille de San Andreas et à plus de quelque quatre siècles de Sturm und Drang mortel, mais quand il reprit conscience, il avait encore sur la rétine les images latentes de Marie, de Juan et du couple entre deux âges de Ligonier, en Pennsylvanie, et pourtant il s'éveilla seul. Mary Louise n'était plus là pour le sauver.
« Zévus Chrift ! » s'exclama Sidney, alors qu'une dose de conscience s'insinuait en lui. La partie visible de la machine était si complexe qu'il comprit aussitôt qu'il ne se trouvait plus à Tijuana mais dans un lieu bien au-delà des limites imaginables ; cette machine avait reconstitué ses tissus presque cellule par cellule. Toutefois, aussi merveilleuse qu'ait pu être la reconstitution, son cerveau comportait quelques petites anomalies : Sidney était à cinquante pour cent sourd d'une oreille ; sa main gauche était agitée d'un tremblement incontrôlable. Et il zézéyait.
… ô merveille des merveilles !... ô avenir parfait !... ô meilleur de tous les mondes possibles !... ô d'un jour à l'autre maintenant...
La voix de Sidney attira un être vivant, une très grande femme aux cheveux blancs coupés ras, qui avait des lignes rouges et bleues tracées sur le visage et tenait dans la main gauche un genre d'instrument qu'elle braqua sur Sidney. Pour tout vêtement, elle portait une étroite ceinture à laquelle se balançaient un certain nombre d'instruments étincelants.
Sidney se recroquevilla dans le nid de tubes et de fils qui l'entouraient.
« Neuh craigneh rien, fit la femme avec un accent d'une terrifiante étrangeté. Vous avez longtemps dormih. »
Elle fit quelque chose avec l'instrument qu'elle tenait dans la main. Sidney entendit comme un gémissement et éprouva sur tout le corps une drôle de sensation, comme si on le plumait, tandis que les tubes et les fils s'arrachaient à lui et réintégraient le monstre placé au pied du lit. Il restait un tube et, lorsque Sidney s'efforça de s'asseoir sur le lit et fit mine de mettre les pieds par terre, la grande femme fabriqua autre chose avec son instrument, le tube restant palpita une fois, une sensation de picotement dans le bras gauche de Sidney s'étendit soudain vers le haut et se répandit par tout son corps, après quoi il retomba en arrière. « Zévus Chrift… »
Il s'éveilla de nouveau dans une chambre à peine éclairée. Il n'y avait personne, et il n'y avait pas non plus de monstre insolite. Un plateau de nourriture apparut et il mangea. Un écran surgit devant lui et deux personnages vêtus comme l'infirmière lui parlèrent avec des accents étranges. Ils lui parlèrent de son retour à la vie, de l'importance qu'il revêtait pour eux en tant qu'unique survivant de son époque, de l'intérêt qu'il présentait pour les historiens et les physiologistes. Ils lui parlèrent des événements survenus au cours des siècles écoulés. On lui donna une nouvelle fois à manger, il dormit de nouveau et il regarda encore l'écran, et ils lui parlèrent de la civilisation qu'il rejoindrait bientôt ainsi que du rôle qu'on attendait qu'il y jouât. Il mangea et dormit, regarda l'écran, apprit ce qu'il avait besoin de savoir et puis, un jour, l'écran resta tout noir et une porte s'ouvrit dans la pièce ; la grande femme aux cheveux blancs apparut et lui donna une ceinture étroite, une carte de la ville et une clef d'une forme curieuse donnant accès aux appartements qui lui avaient été assignés pour y vivre.
… Édifice surmonté d'une coupole et peuple heureux… peuple heureux, heureux… renaissance de Sidney, retour à la vie de Buckminster Fuller, de Townsend, Californie… et les fausses feuilles du parc artificiel voltigeaient dans le vent factice, comme de faux dollars jetés mécaniquement sur le ventre blanc d'une putain novice...
La première année que Sidney passa sous le dôme de San Fernando s'écoula rapidement. C'était un homme à l'esprit obtus, mais tous ses désirs, même les plus ésotériques, étaient exaucés, dans la chair comme dans la plus complète illusion, et en raison de sa nouveauté il avait la cote, et ne manquait pas de compagnie humaine.
Au cours de la seconde année, cependant, la nouveauté passa. Sidney était incapable d'établir une relation stable avec quiconque, et il découvrit, à son infinie surprise, que Mary Louise lui manquait.
Personne ne se souciait de sauver Sidney. Personne ne se souciait de sauver qui que ce fût. Il n'y avait pas de travail pour lui, il n'avait aucun besoin ni aucune occasion de voler ou de duper. Même le plaisir, infiniment exquis, infiniment réalisable, devient infiniment fastidieux.
Au cours de la troisième année, crevant d'ennui, Sidney tenta d'agresser ses hôtes ; mais on ne pouvait pas attaquer à mains nues des types de plus de deux mètres de haut, et ils étaient à l'épreuve de toutes les armes mises à la disposition de Sidney.
Il n'y avait plus qu'un seul être vulnérable à l'agression, un seul recours à un ennui assez pénétrant et désespéré pour rendre la vie insupportable. En mars de sa quatrième année sous le dôme, Sidney sauta de son voltigeur et retomba sept cents mètres plus bas, dans le sable vitrifié de ce qui avait été autrefois le désert Mojave. Il leur fallut près d'un mois pour le rafistoler. En juin, dès qu'il se sentit assez bien pour aller et venir, il fit le grand plongeon dans l'unité de désintégration des eaux usées du dôme, fut réduit à ses molécules constitutives et largement dispersé par le Kouro Sivo dans les eaux du Pacifique Nord.
… ô effluent resplendissant, rayonnement du phosphore… ô distribution infinie et fuite finale… et les particules browniennes dansaient comme des balles de ping-pong au jeu de loto d'une kermesse campagnarde...
Sidney reprit conscience encore une fois et il se retrouva – lui ou cette accumulation inconsistante d'impressions, de sensations, de désirs, de haines et de ratiocinations qui constitue le moi lorsque la distraction de la chair a temporairement disparu – debout (de quelque étrange façon) dans un endroit, près d'une chose qu'il décida d'identifier comme la station de la 63e rue de la gare de l'Illinois Central. Il n'était pas seul, et lorsqu'une chose qu'il choisit de voir comme un train entra en gare, il fut pris dans une bousculade d'autres agrégats amorphes, nuages scintillants d'énergies nerveuses qui cherchaient à monter dans le train. Les voitures du train étaient constituées de compartiments individuels, chacun pourvu d'une porte donnant sur l'extérieur. Les agrégats amorphes possédaient tous une clef (qu'ils tenaient de quelque étrange façon), et chaque clef correspondait à une porte. Sidney avait aussi une clef, mais la sienne n'entrait dans aucune serrure. Après un petit moment, tous les compartiments furent pleins, le train émit une sorte de plainte d'allure très professionnelle et s'ébranla sur la voie dans la direction de Kankakee, et Sidney se retrouva de nouveau tout seul, sa clef inutile toujours (de quelque étrange façon) dans ce qu'il décidait de voir comme sa main.
Une nouvelle foule arriva, et un autre train, et Sidney essaya encore. Et puis un autre train, et encore un autre, et un autre. Sidney renonça. Il regarda sa clef (de quelque étrange façon). Il y avait des chiffres dessus : 22/5/1970.
« Voyons, se dit Sidney (de quelque étrange façon), je suis allé à Tijuana le 20 mai, et c'est cette nuit-là que j'ai rencontré Marie, et Juan, et c'est la seconde nuit avec Marie et Juan que ce vieux type de Pennsylvanie et sa femme nous ont rejoints… »
… ô convoitise du boulanger pour la pâte informe… ô amour du sauveur pour le pécheur… ô amour, ô amour inconsidéré… et les particules maintenant sans but, libérées de la chair dans le temps, errèrent et encerclèrent le dispositif Collecteur et Réinserteur comme du gibier d'eau épuisé au bord d'un lac depuis longtemps asséché...
« Zévus Chrift », cria (de quelque étrange façon) à grand bruit Sidney, alors que son assemblage temporaire d'impressions, de sensations, de désirs, de haines et de ratiocinations, unique et non rassemblable et par là même tout simplement incapable de réinsertion dans une chair nouvelle, commençait à se disperser, commençait à rejoindre les molécules éparpillées de son ancienne chair, « Mary Louive ne m'a pas fauvé. Elle m'a fait rater le train ! »
Et Sidney était en vérité condamné à la damnation éternelle. La dissémination suivit le cours lent et majestueux de ces choses. Tout l'été et tout l'automne, les courants de l'océan répandirent des molécules de Sidney parmi les larges mers ; des particules hygroscopiques de Sidney furent aspirées dans les nuages d'orage et encore dispersées par-delà de vastes contrées ; et tout ce qui avait été Sidney en vint à imprégner le tissu même du monde.
Et ce ne fut pas tout. Les vents solaires s'emparèrent de fragments infiniment ténus de Sidney et les emportèrent plus loin, et encore plus loin. Le temps, qui n'a aucune importance pour un individu dans la situation de Sidney, suivait son cours, régulier, vide de sens, et la dispersion de Sidney continua – jusqu'aux étoiles, jusqu'aux limites même de l'univers. Et, alors qu'il s'approchait de ces limites, Sidney prit lentement conscience du fait que quelque chose – ou quelqu'un – se retirait. Et comme le volume d'espace qu'il informait se dilatait, la puissance et le désespoir de Sidney augmentaient aussi, de même que la joie et la paix de quelque chose – de quelqu'un – dont il était, réalisa Sidney, en train de prendre la place.
… ô Grand Être Enchaîné… ô nouveau corrupteur dans le courant du temps… ô répartition et régression infinies… ô panthéisme et panméisme éternel… Et la Montre d'Or du Temps est astiquée pour servir de cadeau de départ en retraite au Vieux Président du Conseil d'Administration...
Et la damnation de Sidney fut complète lorsque, son expansion achevée, sa taille et son pouvoir devenus infinis, sa domination totale sur un cosmos où en vérité il n'y avait maintenant plus rien qui vaille la peine qu'il le vole, il réalisa – de quelque étrange façon – qu'il était maintenant Dieu, et que même sa réincarnation dans un corps de chair, chose désormais en son pouvoir, et même facile, ne changerait pas grand-chose. Après tout, cela avait été tenté par son plus immédiat prédécesseur, et sans succès notable.
Traduit par DOMINIQUE HAAS.
Last Train to Kankakee.
Tous droits réservés.
© Librairie Générale Française, 1983, pour la traduction.