LES VITANULS
par John Brunner
L'histoire qu'on vient de lire nous a appris une chose : l'immortalité, ça se gère, surtout quand ça concerne tout le monde. Une forme d'immortalité peut en remplacer une autre, et la déprécier sur le marché de l'occasion. Mais le même problème se pose parfois pour les vivants : une manière d'être au monde peut en remplacer une autre. Allons plus loin : il y a des cas où vous finissez par vous dire que la meilleure façon de sauver l'immortalité, c'est encore de mourir. Saluons ici l'apparition d'une denrée plutôt rare dans les nouvelles précédentes : la sagesse, puisqu'il faut l'appeler par son nom.
LA surveillante de la maternité s'arrêta devant la double fenêtre insonorisée et stérilisée de la salle d'accouchement. « Et voici… annonça-t-elle au jeune visiteur américain de haute stature qui représentait l'Organisation Mondiale de la Santé… voici notre saint patron. »
Barry Chance la regarda, les yeux mi-clos. Cette alerte quadragénaire du Cachemire semblait personnifier la conscience professionnelle. Ce n'était nullement le genre de femme que l'on puisse soupçonner de plaisanter avec les questions de travail. Effectivement, elle avait parlé sur un ton qui n'avait rien de facétieux. Mais dans ce monde immense et surpeuplé qu'est l'Inde, un étranger ne pouvait être sûr de rien.
« Je regrette, mentit le visiteur, en prenant un biais, je n'ai pas bien saisi… »
Il observa du coin de l'œil l'homme que la surveillante venait de lui désigner. Il était vieux et atteint de calvitie ; le peu de cheveux qui lui restait formait une sorte d'auréole blanche couronnant son visage aux traits durement burinés. L'Américain avait remarqué que la plupart des Indiens avaient tendance à engraisser en prenant de l'âge, mais le vieillard en question était décharné, comme Gandhi. Néanmoins, suffisait-il d'avoir une apparence ascétique et une auréole de cheveux blancs pour faire valoir des droits à la sainteté ? Sûrement pas !
« C'est notre saint patron, répéta la surveillante, affichant une superbe indifférence à l'égard de la stupeur de l'Américain.
« Le Dr Ananda Kotiwala. Vous avez beaucoup de chance d'assister à son travail. C'est son dernier jour ici, car il va prendre sa retraite. »
S'efforçant de la comprendre, Chance regarda sans se gêner le vieillard. Il trouvait une excuse à son impolitesse dans le fait que le couloir qui longeait la salle d'accouchement était une sorte de galerie publique. De chaque côté, il y avait des parents et amis des futures mères, y compris des enfants en bas âge, qui devaient se hisser sur la pointe des pieds pour regarder par la double fenêtre. Il n'existait aucune intimité aux Indes en pareille circonstance, sauf pour les riches. Dans tout pays surpeuplé, sous-développé, seule une infime minorité d'habitants pouvait bénéficier d'un tel luxe, que Chance avait considéré comme tout naturel dès son jeune âge.
Le fait que les marmots puissent assister, fascinés, à la venue de leurs nouveaux frères et sœurs était admis ici comme une étape de leur formation d'adultes. Chance se rappela gravement qu'il était un étranger et – ce qui plus est – un médecin, lui aussi, sortant d'une des rares facultés qui imposaient encore à leurs diplômés le serment intégral d'Hippocrate. Il fit abstraction des idées préconçues qui lui étaient personnelles pour réfléchir aux curieux propos de la surveillante et les tirer au clair.
La scène qui se passait devant lui ne lui suggérait rien. Ce qu'il voyait n'était que la salle d'accouchement typique d'un hôpital indien, où se trouvaient trente-six femmes en travail. Deux d'entre elles souffraient le martyre et criaient, à en juger du moins d'après leurs bouches grandes ouvertes, car l'insonorisation était excellente.
Il se demanda sans insister ce que pouvaient ressentir les Indiens en voyant venir au monde leurs enfants dans de telles conditions. Ce spectacle lui semblait un travail à la chaîne, les mères réduites à l'état de machines qui devaient fournir un rendement de nouveau-nés répondant aux normes d'un planning de production. Et le plus déplorable, c'est que tout cela se passait en public !
Mais, une fois de plus, il commettait l'erreur de raisonner comme un Américain moderne, avec l'esprit de clocher. Au cours d'innombrables générations, la plupart des hommes étaient nés au vu et au su du public. Et aujourd'hui, où la population du globe pouvait être considéré comme égale en nombre à tous les êtres humains ayant précédé le XXIe siècle, la majorité des peuples de la Terre continuait l'antique tradition et faisait de la naissance un événement social : dans les villages, c'était l'occasion d'une fête ou bien, c'était une sorte de visite en famille à l'hôpital.
Les aspects modernes de l'événement étaient faciles à cataloguer. Les attitudes des mères, par exemple : d'un coup d'œil on pouvait discerner celles qui avaient bénéficié d'instructions prénatales modernes, car elles avaient les yeux fermés et leurs visages arboraient une mine déterminée. Elles étaient au courant du miracle qui se produisait dans leurs corps et avaient la ferme intention d'y participer et non de résister. Bien. Chance approuva d'un hochement de tête. Mais il y avait des femmes qui criaient, aussi bien de terreur que de souffrance, probablement...
Il redoubla d'attention avec effort. Après tout, il était censé mener une enquête sur les méthodes mises en pratique ici.
Les plus récentes recommandations des experts semblaient convenablement suivies – il fallait s'y attendre dans une grande ville où la majeure partie du personnel médical avait bénéficié d'une formation à l'étranger. Prochainement, l'Américain serait appelé à visiter des villages, où il trouverait sans doute une situation différente, mais il y songerait au moment opportun.
Le vieux docteur qui avait été surnommé « notre saint patron » était justement en train de procéder à la venue au monde d'un garçon. Une main gantée brandit la nouvelle recrue de l'armée humaine. Il y eut une légère tape avec la paume de la main, suffisante pour provoquer un cri et la première respiration profonde, mais pas assez forte pour aggraver le traumatisme de l'accouchement. Puis il le tendit à l'infirmière qui se tenait à côté de lui et qui déposa le nouveau-né sur un petit banc placé au chevet de la mère, en contrebas, de façon que les quelques dernières gouttes du précieux sang maternel puissent s'écouler du placenta avant que le cordon ombilical soit coupé.
Parfait. Tout était conforme à la meilleure obstétrique moderne. Une réserve néanmoins – pourquoi le médecin devait-il donner d'aussi longues et patientes explications à la jeune fille qui tenait maladroitement l'enfant ?
La perplexité de Chance fut brève ; puis il se souvint. Évidemment. Il n'y avait pas assez d'infirmières expérimentées dans ce pays pour en assigner une à chaque femme enceinte. En conséquence, les assistantes qui se tenaient là, bien nettes, mais très intimidées avec leurs blouses en plastique et les résilles stérilisées nouant leurs cheveux noirs et lisses, devaient-elles être les jeunes sœurs ou les filles aînées des femmes en travail et faisaient-elles de leur mieux pour donner un coup de main à l'accoucheur.
Cependant, le vieillard, sur un dernier sourire rassurant à la jeune fille préoccupée, venait de la quitter pour aller tenir la main d'une des femmes qui criaient.
Chance vit avec satisfaction qu'il parvenait à l'apaiser et que, au bout de quelques instants, elle était complètement détendue. Enfin – pour autant qu'il en put juger avec le double obstacle des vitres insonorisées et d'une langue incompréhensible – le vieux médecin lui donna des conseils pour lui permettre de hâter dans les meilleures conditions la délivrance. Pourtant il n'y avait là rien de plus que ce que l'Américain avait déjà vu dans une centaine d'hôpitaux.
Il se tourna vers la surveillante et lui demanda de but en blanc : « Pourquoi l'appelez-vous un saint patron ?
— Le Dr Kotiwala, répondit la surveillante, est le plus… comment dire… capable de communiquer avec ses patientes. Avez-vous remarqué comment il a apaisé la femme qui criait ? »
Chance hocha lentement la tête en signe de compréhension. En effet, à y bien réfléchir, dans un pays tel que celui-là, on devait considérer comme un don particulier l'aptitude à vaincre les craintes superstitieuses d'une femme d'un niveau à peine supérieur à celui d'une paysanne et à lui inculquer sur-le-champ des notions que les autres femmes qui l'entouraient n'avaient comprises qu'au bout de neuf mois entiers de grossesse et de conseils avisés. Maintenant il ne restait plus qu'une seule femme qui criait, la bouche grande ouverte, et le docteur l'apaisait à son tour. Quant à celle qu'il venait de convaincre, elle faisait de grands efforts pour faciliter ses contractions.
« Le Dr Kotiwala est merveilleux, poursuivit la surveillante. Tout le monde l'adore. J'ai connu des parents qui ont consulté des astrologues non point pour déterminer la date de naissance la plus favorable pour leur enfant, mais uniquement pour s'assurer qu'il viendrait au monde quand le Dr Kotiwala fait équipe dans la salle d'accouchement. »
Faire équipe ? Oui, bien sûr, ils travaillaient par roulement. Une fois de plus, l'image d'un travail à la chaîne lui vint à l'esprit. Mais c'était là une idée beaucoup trop avancée pour aller de pair avec la consultation des astrologues. Quel drôle de pays ! Chance réprima un frisson et dut reconnaître qu'il serait heureux le jour où il pourrait rentrer chez lui.
Longtemps après il demeura silencieux, observant quelque chose qu'il n'avait pas remarqué au préalable : la façon dont les mères, quand les douleurs de l'enfantement leur laissaient un répit, ouvraient les yeux et suivaient du regard les déplacements du Dr Kotiwala dans la salle, comme si elles voulaient l'inviter à passer une minute ou deux encore à leur chevet.
Mais cette fois-ci leurs espoirs furent déçus. Il y avait un accouchement par le siège à l'autre extrémité de la salle, qui nécessiterait une délicate version par manœuvres internes. Vêtue de plastique, une belle brune d'une quinzaine d'années se penchait pour regarder opérer le docteur, tout en serrant dans sa main droite celle de la mère angoissée et tendue, afin de la réconforter.
D'après ses critères personnels, Chance ne trouvait rien d'extraordinaire à Kotiwala. Sa compétence ne faisait aucun doute et ses patientes raffolaient apparemment de lui, mais il était vieux et plutôt lent. D'autre part, on voyait bien avec quelle circonspection il se déplaçait, maintenant qu'approchait la fin de ses heures de service et qu'il se sentait fatigué.
Par contre, il était admirable de trouver un comportement si humain dans une usine à naissances comme celle-ci. À peine arrivé, Chance avait demandé à la surveillante quelle était la durée moyenne du séjour d'une parturiente à la maternité. « Oh ! vingt-quatre heures pour les cas faciles et trente-six peut-être lorsqu'il y a des complications », répondit-elle avec un sourire forcé.
En observant le Dr Kotiwala, on aurait pu supposer que le temps ne lui était pas compté.
Du point de vue d'un Américain, cela ne constituait pas un titre à la sainteté, mais sans doute n'en était-il pas de même aux yeux des Indiens. La surveillante l'avait prévenu qu'il arrivait à une époque très active, neuf mois après une grande fête religieuse que les gens considéraient comme de bon augure pour l'accroissement de leurs familles. Bien qu'il fût averti, la réalité dépassait toutes ses prévisions : l'hôpital était bondé !
Pourtant cela aurait pu être pire. Il eut un petit frisson. Le fond du problème avait été résolu, mais il y avait toujours quelque 180 000 nouvelles bouches à nourrir chaque jour. Au sommet de l'explosion démographique ; on avait atteint presque le quart de million quotidien ; puis, l'impulsion de la médecine moderne s'étant fait sentir, même les peuples de l'Inde, de la Chine et de l'Afrique avaient reconnu la nécessité d'instaurer un contrôle des naissances, en tenant compte du nombre d'enfants qu'ils avaient les moyens de nourrir, d'habiller et d'éduquer. Alors la situation s'était améliorée.
Néanmoins, il s'écoulerait encore des années avant que les enfants nés pendant cette période de pointe deviennent des professeurs, des ouvriers ou des médecins pouvant tenir tête à cette formidable poussée démographique. Ces réflexions amenèrent Chance à un sujet qui avait beaucoup retenu son attention récemment et il exprima tout haut sa pensée sans le vouloir :
« Des hommes comme lui, surtout dans un tel métier… c'est ceux-là que l'on devrait choisir !
— Je vous demande pardon ? » fit la surveillante avec un formalisme typiquement britannique. Les Anglais avaient laissé des traces indélébiles dans les couches cultivées de ce pays.
« Ce n'est rien, murmura Chance.
— Mais n'avez-vous pas dit que quelqu'un devrait choisir le Dr Kotiwala pour faire quelque chose ? »
Mécontent de lui-même et néanmoins – compte tenu du dilemme qui allait se poser bientôt à l'improviste pour le monde – incapable de se taire, Chance dut céder du terrain.
« Vous m'avez bien dit que le Dr Kotiwala terminait aujourd'hui son travail chez vous, n'est-ce pas ?
— Mais oui. Il prend sa retraite demain.
— Avez-vous quelqu'un en vue pour le remplacer ? » La surveillante secoua la tête. « Oh ! non. Physiquement parlant, bien sûr, nous avons un autre médecin qui assure sa relève, mais des hommes de la trempe du Dr Kotiwala ont été rares de tout temps et le sont particulièrement à notre époque. Nous sommes terriblement navrés de le perdre.
— A-t-il… euh… dépassé un âge de retraite plus ou moins arbitraire ? »
La surveillante eut un sourire sans gaieté. « C'est exclu, en Inde ! Nous n'avons pas les moyens de nous offrir le luxe auquel vous autres Américains êtes habitués et qui implique la mise au rebut du matériel de travail – humain ou autre – avant qu'il soit complètement usé. »
Les yeux fixés sur le vieux docteur, qui venait de mener à bien la présentation par le siège et s'apprêtait à donner des soins à la femme du lit suivant, Chance déclara : « Donc, c'est volontairement qu'il prend sa retraite.
— Oui.
— Pourquoi ? Ne s'intéresse-t-il plus à son travail ? »
La surveillante fut scandalisée. « Mais pas du tout ! Pourtant je ne suis pas certaine de pouvoir définir nettement ses raisons. » Elle se mordit la lèvre. « Ma foi, il est très vieux maintenant et il craint qu'un de ces jours un enfant ne meure par manque d'attention de sa part. Un tel événement le ferait reculer d'un grand nombre de pas sur la voie de la lumière. »
Chance sentit lui-même une brusque illumination. Croyant avoir bien compris ce que voulait dire la surveillante, il répondit : « Dans ce cas, il mérite bigrement… »
Et il s'arrêta net, car il ne devait strictement pas penser à ce sujet ni en parler.
« Comment ? » fit la surveillante. Chance ayant fait un signe de dénégation, elle poursuivit : « Voyez-vous, dans sa jeunesse le Dr Kotiwala fut très influencé par l'enseignement des Djaïns, qui répugnent à toute suppression de la vie, quelle qu'elle soit. Quand son désir de veiller sur la vie l'amena à faire des études de médecine, il dut admettre qu'une certaine destruction – de bactéries, par exemple – était inévitable pour assurer la survie humaine. Sa bonté se base sur des principes religieux. Et il lui serait insupportable de penser que la prétention de vouloir continuer à travailler, sans avoir la même sûreté de main, pourrait coûter la vie d'un innocent bébé.
— Il lui serait difficile d'être un Djaïn de nos jours », prononça Chance, faute de trouver un autre commentaire. Mais dans son for intérieur il se dit que, si les assertions de la surveillante étaient véridiques, il y avait quelques vieux fossiles dans son pays qui feraient bien d'avoir un peu d'humilité à la façon de Kotiwala, au lieu de se cramponner à leur poste jusqu'à devenir à peu près gâteux.
« C'est un hindouiste, comme le sont beaucoup de nos compatriotes, expliqua la surveillante. Encore qu'il me dise que sa pensée a subi une grande influence des enseignements du bouddhisme – qui fut, somme toute, à l'origine, une hérésie de la religion hindouiste. » Elle ne semblait pas très intéressée par ce qu'elle venait de dire. « Je crains toutefois de n'avoir toujours pas compris à quoi vous faisiez allusion il y a un moment », ajouta-t-elle.
Chance évoqua les usines géantes dirigées par Du Pont, Bayer, Glaxo et bien d'autres encore, qui produisaient nuit et jour avec plus de dépense d'énergie qu'un million de femmes mettant au monde de quelconques êtres humains, et il décida que, le secret étant sur le point d'être révélé publiquement, il pouvait risquer de soulever un coin du rideau. Cela le déprimait de garder tout le temps bouche cousue.
« Eh bien, déclara-t-il, ce que j'ai voulu dire, c'est que, si j'avais voix au chapitre, des hommes tels que lui auraient la priorité quand il s'agirait… euh… d'appliquer certaines méthodes les plus avancées de traitements médicaux. Il semble préférable de conserver tel être que tout le monde aime et admire, plutôt que de sauver tel autre qui n'inspire que de la crainte. »
Il y eut un silence.
« Je crois que je vous suis, dit la surveillante avec sagacité. La pilule de longue vie est un succès, si je vous comprends bien ? »
Chance tressaillit. Elle lui décocha un de ses sourires figés.
« Oh ! bien sûr, il nous est difficile d'être à la page, débordés de travail comme nous le sommes, mais il y a eu quand même des fuites. Vous qui habitez des pays riches comme l'Amérique et la Russie, vous recherchez depuis longtemps un remède spécifique contre la sénescence. Or, je crois – connaissant vos pays par ouï-dire – qu'il a dû y avoir de longues et âpres discussions pour savoir qui devait en bénéficier d'abord. »
Chance capitula, en baissant piteusement la tête. « Oui, il existe maintenant un remède contre la sénescence. Il n'est point parfait, mais la pression exercée sur les laboratoires pour entreprendre sa production commerciale est devenue si forte que, juste avant mon départ du Q.G. de l'Organisation Mondiale de la Santé, des contrats ont déjà été établis. Un traitement complet coûtera de cinq à six cents dollars et sera valable pendant huit à dix ans. Je n'ai pas besoin de vous dire ce que cela signifie. Mais si cela dépendait de moi, je choisirais quelqu'un de la valeur de votre Dr Kotiwala pour profiter de cette cure, avant tous les vieillards stupides, riches et puissants qui, par ce moyen, feront irruption dans l'avenir avec leur fatras d'idées désuètes ! »
Il s'arrêta net, effrayé lui-même de sa véhémence et souhaitant que nul, parmi les spectateurs curieux qui les entouraient, ne connût l'anglais.
« Votre attitude vous fait honneur, dit la surveillante. Néanmoins, dans un sens, il est inexact de dire que le Dr Kotiwala prend sa retraite. Il aimerait mieux dire, peut-être, qu'il change de carrière. Et si vous lui proposiez un traitement contre la sénescence, je présume qu'il refuserait avec un sourire.
— Mais pourquoi diable...
— C'est difficile de l'expliquer. » La surveillante fronça les sourcils. « Vous savez ce qu'est un sunnyasi, peut-être ? »
Pris au dépourvu, Chance répondit : « Un de ces saints personnages que j'ai vus aux alentours, vêtus d'un simple pagne et portant une sébile.
— Ainsi qu'un bâton de pèlerin, d'habitude.
— Une sorte de fakir ?
Pas du tout. Un sunnyasi est un homme parvenu au dernier stade de sa vie active. Il peut avoir été n'importe qui auparavant – un homme d'affaires, généralement, ou bien un fonctionnaire, un avocat, voire un médecin.
— Vous voulez dire que votre Dr Kotiwala va renoncer à son talent médical, alors qu'il pourrait rendre encore tant de services dans ce pays surpeuplé, même en risquant un jour la vie d'un bébé, pour s'en aller, vêtu d'un pagne, mendier son pain ?
— C'est pour cela que nous l'appelons notre saint patron, dit la surveillante, en contemplant, avec un affectueux sourire, le Dr Kotiwala. Quand il sera parti d'ici et aura acquis une telle vertu, il restera un ami pour nous, qui restons en arrière. »
Chance était épouvanté. Quelques instants plus tôt, la surveillante lui avait dit que l'Inde ne pouvait se permettre de rejeter des gens capables de faire encore du bon travail ; maintenant elle semblait approuver un projet qui le choquait parce qu'il comportait des parts égales d'égoïsme et de superstition.
« Prétendez-vous qu'il croit à cette ineptie qui consiste à vouloir faire provision de vertu pour une vie future ? »
La surveillante lui jeta un regard glacial. « Voilà, me semble-t-il, qui est discourtois de votre part. L'hindouisme enseigne que l'âme renaît, au cours d'un cycle éternel, jusqu'à ce qu'elle réussisse à s'unir avec le grand Tout. Vous ne vous rendez pas compte que le travail de toute une vie parmi les nouveau-nés nous permet de comprendre cette réalité ?
— Vous y croyez aussi ?
— C'est hors de propos. Mais… j'assiste à des miracles chaque fois que je laisse entrer une femme dans cette maternité. Je suis témoin d'un acte animal, d'un processus où un ensemble visqueux, souillé, sanglant, produit la croissance d'un être raisonnable. Quand nous sommes nés, vous et moi, nous n'étions que des bébés piaillants et faibles. Or, nous voilà ici en train de philosopher. Peut-être s'agit-il uniquement d'une fonction à complexité chimique ; je ne sais pas. Je vous le répète, il m'est difficile d'être à la page. »
La mine sombre et perplexe, Chance fixa les yeux sur la fenêtre de la salle d'accouchement. Il se sentait plutôt déçu – et même dupé – après avoir failli partager l'admiration que la surveillante avait exprimée à l'égard du Dr Kotiwala. Il finit par murmurer : « Je crois qu'il est temps que nous visitions un autre service. »
Ce que ressentait surtout le Dr Kotiwala, c'était de la lassitude. Elle envahissait son corps, pénétrant jusqu'à la moelle des os.
Il n'y avait aucun signe extérieur dans son comportement, aucun indice, permettant de croire qu'il opérait d'une façon machinale. Les mères qui se confiaient à ses soins avec leur progéniture auraient décelé la moindre défaillance de ce genre, avec une intuition plus profonde qu'à l'ordinaire, et lui-même en aurait été conscient et aurait senti qu'il trahissait leur confiance.
Mais il était indiciblement, incroyablement fatigué.
Plus de soixante ans s'étaient écoulés depuis qu'il avait été diplômé à la faculté de médecine. Il n'y avait pas eu de changement dans la manière de procréer des êtres humains. Certes, des processus nouveaux intervenaient à mesure que la médecine évoluait ; il se rappelait les désastres causés par des drogues telles que la thalidomide, ainsi que les bienfaits saugrenus des antibiotiques, qui encombraient des pays comme le sien de plus de bouches qu'il n'était possible de nourrir. Mais, à présent, les techniques avec lesquelles il travaillait lui garantissaient que, sur dix enfants nés sous sa surveillance, neuf étaient désirés, aimés par leurs parents, au lieu d'être une charge indésirable ou d'être condamnés à l'illégitimité.
Parfois les choses tournaient bien et parfois mal. Au cours de sa longue carrière, le Dr Kotiwala avait été amené à ne placer sa confiance sur aucun autre principe.
Demain...
Ses pensées risquaient de s'égarer loin de ce qu'il était en train de faire : donner une vie indépendante au dernier de tous ceux qu'il avait délivrés. Combien de milliers de mères avaient-elles gémi devant lui sur un lit ? Il n'osait les compter. Et combien de vies nouvelles avait-il fait éclore ? Celles-là, il osait encore moins les compter. Peut-être avait-il fait naître un voleur, un ingrat, un meurtrier, un fratricide...
Peu importe. Demain… tout à l'heure même, car son service tirait à sa fin et ce bébé qu'il soulevait maintenant par les pieds serait le dernier qu'il délivrerait dans un hôpital – encore que, s'il était appelé dans quelque misérable village, il ne refuserait sûrement pas son concours… Demain, il n'aurait plus d'attaches avec le monde. Il se consacrerait à la vie spirituelle et...
Il fut ramené au présent. La femme au chevet de la mère, sa belle-sœur, très agitée à cause des choses qu'elle avait eu à faire, comme d'aseptiser ses mains avec un désinfectant et troquer son plus beau sari contre une blouse en plastique, lui posa timidement une question.
Il hésita à lui répondre. À première vue, il n'y avait rien d'anormal chez le bébé. C'était un garçon, physiquement normal, avec la rougeur postnatale habituelle, qui faisait entendre un cri acceptable pour saluer son entrée dans le monde. Tout se présentait comme il se devait. Et pourtant...
Il coucha le bébé dans son bras gauche replié, tandis qu'il soulevait habilement, l'une après l'autre, ses paupières. Soixante ans de pratique l'avaient habitué à la douceur. Il plongea son regard dans les pâles prunelles inexpressives, contrastant de manière presque effrayant, avec la peau qui les entourait.
Au fond des yeux, il y avait… il y avait...
Mais que pouvait-on dire d'un petit être aussi neuf que celui-là ? Il poussa un soupir et le remit entre les mains de la belle-sœur. Puis la pendule murale égrena les dernières secondes de son temps de service.
Néanmoins son esprit resta sous l'indéfinissable impression qui l'avait contraint à réexaminer l'enfant. Quand le docteur qui devait prendre sa suite arriva, le Dr Kotiwala termina sa brève passation de consigne en disant : « Et il y a quelque chose d'anormal chez le nouveau-né du lit 32. Je n'arrive pas à savoir quoi. Mais si vous y réussissez, examinez-le à fond, voulez-vous ?
— Ce sera fait », dit le médecin qui le relevait, un jeune homme gras de Bénarès, au luisant visage brun et aux douces mains luisantes.
Bien qu'il l'eût signalée, la question continua à préoccuper le Dr Kotiwala. Ayant pris une douche et s'étant changé, prêt à partir, il s'attarda néanmoins dans le couloir observant son collègue qui examinait le bébé à sa demande, avec soin, de la tête aux pieds. Le collègue ne trouva rien d'anormal et, s'étant détourné, son regard croisa celui du Dr Kotiwala. Il écarta les mains et haussa les épaules, sa mimique signifiant : « À mon avis, c'est se compliquer la vie pour rien ! »
Pourtant, lorsque j'ai scruté ces yeux, quelque chose qui s'y trouvait au fond m'a frappé...
Non, c'était absurde. Que pouvait espérer lire un adulte dans les yeux d'un nouveau-né ? N'était-ce pas prétention de sa part de supposer qu'une chose d'une importance vitale avait échappé à son collègue ? Enfermé dans un dilemme, il décida de revenir dans la salle d'accouchement pour réexaminer le bébé.
« N'est-ce pas votre saint patron qui se trouve devant nous ? murmura Chance d'un ton cynique à la surveillante.
— Mais oui. Quel heureux hasard ! Vous allez pouvoir faire sa connaissance… si vous le désirez.
— Vous me l'avez dépeint sous des couleurs si brillantes, fit Chance, pince-sans-rire, que j'aurais l'impression de manquer une occasion unique si je ne le contactais pas avant qu'il ôte ses vêtements pour retourner à l'état primitif. »
Son ironie échappa à la surveillante. Elle se précipita au-devant du vieux médecin avec de joyeuses exclamations, mais se tut subitement à la vue de l'expression morose de Kotiwala.
« Docteur ! Qu'est-ce qui ne va pas ?
— Je l'ignore », fit Kotiwala en soupirant. Il parlait bien l'anglais, mais avec un fort accent, monotone et chantant, que les anciens dirigeants britanniques des Indes avaient surnommé le gallois de Bombay. « Cela concerne le nouveau-né du lit 32. Je suis persuadé qu'il a quelque chose d'anormal, mais je ne sais absolument pas quoi.
— Dans ce cas, nous devons nous occuper de lui », répondit la surveillante avec vivacité. Il était évident qu'elle avait une foi aveugle en l'opinion de Kotiwala.
« Le Dr Banerji vient de l'examiner à son tour et il n'est pas d'accord avec moi », objecta le vieil homme.
Pour la surveillante, Kotiwala était quelqu'un et Banerji… personne ; voilà ce qu'exprima plus nettement que des mots le visage de cette femme. Il vint à l'idée de Chance qu'il y avait là une occasion pour lui de vérifier si la confiance de la surveillante avait une base solide.
« Écoutez, dit-il, plutôt que de faire perdre son temps au Dr Banerji – qui est si occupé dans cette salle – pourquoi n'amèneriez-vous pas l'enfant ici, afin que nous l'examinions ?
— Le Dr Chance, de l'Organisation Mondiale de la Santé, présenta la surveillante.
— Oui, c'est une bonne idée, fit Kotiwala, en lui serrant distraitement la main. Un contre-examen, en somme. »
Chance avait une arrière-pensée. Il croyait que sa formation, encore d'assez fraîche date, lui permettrait d'appliquer certains tests dont Kotiwala n'avait pas l'habitude. En fait, ce fut le contraire qui se produisit : la lente et minutieuse auscultation du corps et des membres de l'enfant, par laquelle débuta le vieil Indien, n'était pas du tout familière à Chance. Évidemment, elle avait ses avantages, à condition que l'on connût l'emplacement normal de chaque os et de chaque muscle important de la charpente infantile. De toute façon, elle ne révéla rien.
Cœur normal, pression sanguine courante, toutes les apparences extérieures de la santé, réflexes vigoureux, fontanelle un peu grande, mais dans les limites de tolérance habituelles...
Au bout d'environ trois quarts d'heure, Chance fut convaincu que le vieil homme avait voulu l'impressionner et il en conçut une irritation grandissante. Il remarqua que Kotiwala ne cessait de soulever les paupières du garçon et de scruter ses yeux, comme s'il pouvait lire à travers eux dans son cerveau. À la fin, perdant patience, il maugréa : « Dites-moi, docteur ! Que voyez-vous donc dans ses yeux ?
— Et vous, qu'y voyez-vous ? riposta Kotiwala en faisant signe à Chance de regarder, lui aussi.
— Rien, grommela Chance. On avait déjà vérifié les yeux en même temps que tout le reste, n'est-ce pas ?
— C'est comme moi, répondit Kotiwala. Je n'y vois rien. »
Ah ! pour l'amour du Ciel ! Chance tourna les talons et se dirigea vers un côté de la pièce, en ôtant ses gants pour les jeter dans une cuvette. Il laissa tomber ces mots par-dessus son épaule : « Franchement, je ne vois rien d'anormal chez ce bébé. À quoi pensez-vous ? À l'âme d'un ver de terre logée par erreur dans son corps ou à quelque chose de ce genre ? »
Le mépris avec lequel ces paroles venaient d'être prononcées n'avait pu échapper à Kotiwala, néanmoins sa réponse fut parfaitement calme et polie.
« Non, Dr Chance, je ne crois pas que ce soit possible. Après avoir longtemps médité là-dessus, je suis arrivé à la conclusion que les idées traditionnelles de notre religion sur la transmigration des âmes sont inexactes. La condition humaine, c'est quelque chose d'humain. Elle englobe le débile mental et le génie mais n'empiète pas sur d'autres espèces. Qui pourrait prétendre que l'âme d'un singe ou d'un chien est inférieure à ce qui apparaît dans les yeux troublés d'un crétin ?
— Certainement pas moi », fit Chance d'un ton sarcastique en défaisant sa blouse. Kotiwala soupira, haussa les épaules et garda le silence.
Quelque temps après...
Le sunnyasi Ananda Bhagat ne portait qu'un pagne, ne possédait rien d'autre au monde qu'une sébile de mendiant et un bâton. Autour de lui – car il faisait froid dans cette région de collines battues par le vent de décembre – les villageois frissonnaient dans leurs hardes grossières, passant le plus clair de leur temps agglutinés autour de leurs maigres feux. Ils brûlaient des copeaux, rarement du charbon de bois, à présent même une grande quantité de bouses de vache. Les experts étrangers leur avaient conseillé d'utiliser celles-ci comme engrais, mais la chaleur d'un feu leur était plus précieuse dans le présent que le mystère de la fixation de l'azote et les récoltes de l'an prochain.
Ignorant le froid, ignorant la fumée épaisse qui se dégageait du feu et remplissait la sombre hutte, Ananda Bhagat adressait des paroles d'apaisement à une fille craintive d'environ dix-sept ans, dont le bébé se cramponnait à son sein. Il avait regardé dans les yeux du petit – et il n'y avait rien vu.
Ce n'était pas le premier cas dans ce village ; ce n'était pas non plus le premier village où il eût trouvé de tels cas. En abandonnant le nom de Kotiwala, il avait laissé derrière lui les idées préconçues du docteur en médecine sorti du Trinity College, à Dublin, qui avait suivi les préceptes de l'intellectualisme dans les services ingrats de l'hôpital d'une grande ville. Au bout de ses quatre-vingt-cinq ans, il avait senti qu'une réalité plus vaste le dominait et il avait finalement décidé de s'y soumettre.
Or, tandis qu'il contemplait d'un air perplexe le visage inexpressif de l'enfant, il entendit du bruit. La jeune mère l'entendit aussi et se mit à trembler, car c'était un grand bruit qui ne cessait de s'amplifier. Ananda Bhagat s'était tellement éloigné de son ancien monde que, pour identifier ce bruit, il dut faire un effort de mémoire. Un vrombissement dans le ciel. Un hélicoptère, un oiseau rare ici. Pourquoi un hélicoptère viendrait-il dans un village particulier parmi les soixante-dix mille villages de l'Inde ?
La jeune mère pleurnichait. « Du calme, ma fille, dit le sunnyasi. Je vais aller voir ce que c'est. »
Il laissa retomber sa main avec une dernière petite tape de réconfort et sortit par l'ouverture informe qui servait de porte pour se retrouver dans la froide rue balayée par le vent. C'était la seule rue du village. Mettant sa main décharnée en visière, il leva les yeux vers le ciel.
Oui, un hélicoptère décrivait en effet des cercles, en étincelant à la pâle lueur du soleil hivernal. Il descendait mais n'était pas encore parfaitement visible.
Le vieil homme attendit.
Bientôt les villageois sortirent en jacassant de leurs huttes, se demandant pourquoi ils avaient attiré l'attention du monde extérieur, qui se manifestait sous la forme de cette curieuse et bruyante machine. Voyant que leur merveilleux visiteur, le saint homme, le sunnyasi – ses pareils étaient rares à présent et devaient être vénérés – se tenait impassible, ils prirent exemple sur lui et attendirent hardiment.
L'hélicoptère se posa dans un tourbillon de poussière, un peu à l'écart du sentier battu qu'était la rue du village, et un homme sauta à terre : un grand étranger à la peau claire. Il explora les lieux du regard et, repérant le sunnyasi, poussa une exclamation. Ayant jeté quelques mots à ses compagnons, il se mit à arpenter la rue à grands pas. Deux autres personnes descendirent et se tinrent près de l'appareil en conversant à voix basse : une fille d'une vingtaine d'années, portant un sari bleu et vert, et un jeune homme en combinaison de vol, le pilote.
Serrant contre elle son bébé, la jeune maman sortit à son tour pour voir ce qui se passait, son aîné – un enfant en bas âge – la suivant d'une démarche chancelante, en tendant la main pour s'accrocher à son sari au cas où il perdrait l'équilibre.
« Dr Kotiwala ! s'écria le jeune homme de l'hélicoptère.
— C'était moi », reconnut le sunnyasi d'une voix éraillée. Son esprit s'était dépouillé de tout son vocabulaire anglais comme d'une peau de serpent trop serrée.
« Je vous en prie ! » La voix du jeune homme était âpre. « Nous avons eu assez d'ennuis pour vous trouver sans que vous deviez jouer sur les mots maintenant que nous sommes là ! C'est dans treize villages que nous avons dû nous arrêter en route, pour chercher votre trace et nous entendre dire que vous étiez là la veille et veniez de repartir… »
Il s'épongea le visage avec le dos de la main. « Mon nom est Barry Chance, pour le cas où vous l'auriez oublié. Nous nous sommes rencontrés à l'hôpital de...
— Merci, je me le rappelle très bien, coupa le sunnyasi. Mais qu'ai-je donc fait pour que vous ayez dépensé tant d'énergie à essayer de me retrouver ?
— Pour autant que nous puissions l'affirmer, vous êtes la première personne à avoir reconnu un Vitanul. »
Il y eut un silence, à la faveur duquel Chance put presque voir se fondre l'image du sunnyasi et celle du Dr Kotiwala la remplacer. Le changement se refléta dans la voix, qui reprit l'accent gallois de Bombay dans les paroles qui suivirent.
« Mon latin est négligeable, car je n'en ai appris que le strict nécessaire pour la médecine, mais je pense que ce terme vient de vita, la vie, et de nullus… Vous voulez dire : comme celui qui est là ? » Il fit signe à la jeune maman qui était près de lui d'avancer d'un pas et posa légèrement sa main sur le dos du bébé.
Chance parcourut l'enfant du regard et finit par hausser les épaules. « Du moment que vous le dites, murmura-t-il. Il n'a que deux mois environ, n'est-ce pas ? Alors, sans tests… » Il n'acheva point sa phrase.
« Oui, sans tests ! explosa-t-il soudain. Voilà le hic ! Savez-vous ce qu'il est advenu du garçon qui, selon vos dires, avait quelque chose d'anormal, le tout dernier que vous ayez délivré avant… euh… votre retraite ? » Il y avait beaucoup de violence dans sa voix, mais elle n'était pas dirigée contre le vieil homme. C'était simplement le signe extérieur prouvant qu'il était arrivé au bout de son rouleau.
« J'en ai vu beaucoup d'autres depuis », répondit Kotiwala. Ce n'était plus, assurément, le sunnyasi qui parlait, mais le savant praticien qui avait derrière lui l'expérience de toute une vie. « Je me doute de ce que vous allez me dire, mais racontez-moi quand même. »
Chance lui jeta un regard qui reflétait une sorte de crainte. Poussés par la curiosité, les villageois qui s'étaient attroupés alentour comprirent son expression et déduisirent que l'étranger venu du ciel était impressionné par l'aura de leur saint homme. Ils parurent nettement plus détendus.
« Eh bien, déclara Chance, votre amie la surveillante a répété avec insistance que, puisque selon vous ce bébé n'était pas normal, c'est qu'il devait ne pas être normal, bien que j'aie dit le contraire et le Dr Banerji également. Elle a tant insisté que j'ai pris le mors aux dents et expédié le gosse à Delhi, où se trouve un centre de notre Organisation, et où je lui ai fait passer toute la gamme des tests possibles. Devinez ce qu'ils ont trouvé ? » Kotiwala se frotta le front avec lassitude. « Complète suppression des rythmes alpha et thêta ? suggéra-t-il.
— Vous le saviez ! » Le ton accusateur de Chance fut suffisant pour ébranler la barrière du langage et être compris des villageois attentifs, dont quelques-uns se rapprochèrent de façon menaçante du sunnyasi, prêts à le défendre en cas de besoin.
Kotiwala les écarta d'un geste rassurant. « Non, je ne le savais pas, répondit-il. Ce n'est qu'à l'instant qu'il m'est venu à l'idée ce que vous aviez dû trouver.
— Mais alors, au nom du Ciel, comment avez-vous… ?
— Comment j'ai deviné que le garçon était anormal ? Je ne puis vous l'expliquer, Dr Chance. Il vous faudrait soixante ans de travail dans une maternité, en assistant à la naissance d'un tas de bébés chaque jour, pour arriver à voir ce que j'ai vu ! »
Chance refréna une verte réplique et courba les épaules. « Il faut que j'avale ça. Mais le fait demeure : vous vous êtes rendu compte, quelques minutes après la naissance du gosse, même en dépit de sa bonne santé apparente et bien que nos tests n'aient révélé aucune déformation organique, que son cerveau était… était vide et ne contenait aucun esprit ! Mon Dieu, quel travail ai-je eu pour les convaincre, à l'Organisation, que vous l'aviez réellement découvert, et que de semaines de discussions avant qu'ils m'aient permis de revenir en Inde pour essayer de vous retrouver !
— Vos tests, dit Kotiwala, comme si la dernière phrase n'avait pas été prononcée. Y en a-t-il eu beaucoup ? »
Chance leva les bras en l'air. « Docteur, où diable étiez-vous ces deux dernières années ?
— J'ai marché pieds nus d'un petit village à l'autre, répondit Kotiwala. Je n'ai pas été au courant des nouvelles du monde extérieur. Ceci est tout un monde pour les gens que vous voyez. » Il désigna la rue primitive, les pauvres cabanes, les champs labourés et les cultures, et les montagnes bleues qui cernaient le tout.
Chance prit une profonde inspiration. « Donc vous n'êtes pas au courant et cela vous indiffère. Laissez-moi vous renseigner. Quelques semaines seulement après notre rencontre arriva une information qui provoqua mon rappel de l'Inde : il y avait des rapports sur une subite et terrifiante augmentation d'imbécillité congénitale. Un enfant normal commence à réagir dans un semblant de comportement humain dès le plus jeune âge. Les bébés précoces sourient vite et n'importe quel gosse est à même de percevoir un mouvement et de tendre les mains pour saisir des objets...
— Excepté ceux que vous avez nommés des Vitanuls ?
— Exactement. » Chance serra les poings comme s'il tentait d'attraper quelque chose dans l'air. « Aucune vie ! Aucune réaction normale ! Absence d'ondes cérébrales au cours des électroencéphalogrammes. On eût dit que tout ce qui caractérise une personne humaine avait été… exclu ! »
Il pointa un index menaçant vers la poitrine de Kotiwala. « Et c'est vous qui avez reconnu le premier de tous ! Dites-moi comment !
— Patience. » Courbé par le poids des ans, Kotiwala se tenait encore avec beaucoup de dignité. « Cet accroissement du taux d'imbécillité… vous a-t-il frappé dès que j'eus quitté l'hôpital ?
— Non, bien sûr que non.
— Pourquoi bien sûr ?
— Nous étions trop absorbés par… Oh ! vous n'étiez déjà plus dans la course, n'est-ce pas ? » fit Chance avec une ironie amère. « Un modeste triomphe de la médecine était au premier plan de l'actualité, ce qui donnait à notre Organisation assez de préoccupations pour qu'on ne s'occupe pas d'autre chose. Le traitement anti-sénescence venait d'être rendu public. C'était peu de jours après que je vous aie vu. Les foules ne tardèrent pas à faire la queue en réclamant à grands cris la cure-miracle !
— Je vois, dit Kotiwala, et ses vieilles épaules se courbèrent dans une attitude de désespoir.
— Vous voyez ? Qu'entendez-vous par là ?
— Pardonnez mon interruption. Continuez, je vous prie. »
Chance frissonna, tant à cause de ses souvenirs déplaisants, sans doute, que de l'air froid de décembre. « Nous avions fait de notre mieux et différé la nouvelle jusqu'à ce qu'il y eût assez de stocks pour pouvoir satisfaire des millions de postulants, mais le résultat fut aussi catastrophique que si nous avions fait l'annonce prématurément, car chacun semblait avoir une grand-mère morte la veille et les gens s'égosillaient en nous reprochant d'avoir tué par négligence. Vous voyez d'ici le tableau !
« Et puis, pour nous enfoncer encore plus dans le pétrin, il y a eu ce nouveau coup dur. L'imbécillité congénitale a atteint dix pour cent des naissances, puis vingt, puis trente ! Chacun tourne en rond en bourdonnant comme une guêpe affolée, car, juste au moment où nous nous félicitions d'être arrivés à calmer le vacarme soulevé par le traitement anti-sénescence, voilà que survient la crise la plus fantastique de l'histoire. Et qui n'est pas près de finir, puisqu'elle ne fait que croître et empirer de plus en plus… Au cours des deux dernières semaines, le taux a culminé à quatre-vingts pour cent. Vous en rendez-vous compte ou bien êtes-vous si plongé dans vos superstitions que cela ne vous touche plus ? Sur chaque dizaine d'enfants nés la semaine dernière, dans quel pays ou dans quel continent que ce soit, huit sont des animaux inintelligents !
— Et vous croyez que celui que nous avons examiné ensemble était le tout premier ? » Kotiwala n'attachait pas d'importance à l'âpreté des propos du jeune homme ; il contemplait, le regard vague, les lointains bleus par-delà les montagnes.
« Du moins dans la limite de nos moyens d'information, reprit Chance en écartant les mains. En tout cas, lorsque nous sommes remontés en arrière, nous avons constaté que les premiers enfants anormaux que l'on nous avait signalés étaient nés ce fameux jour, et j'ai pu me rappeler que, pour le premier cas enregistré, la naissance s'était produite environ une heure après notre rencontre.
— Que s'est-il passé ce jour-là ?
— Rien dont on puisse faire cas. Toutes les ressources des Nations Unies furent mises en œuvre ; nous avons passé au crible tous les rapports médicaux du monde sans exception, non seulement pour cette journée particulière mais en remontant à neuf mois plus tôt, à l'époque où ces enfants avaient dû être conçus – mais cela ne cadre pas non plus, car certains étaient nés avant terme, avec parfois six semaines d'écart, et de toute manière ils sont tous pareils, la tête vide, creuse… Si nous n'étions pas à bout de ressources, je n'aurais jamais fait la folie de partir à votre recherche. Car, après tout, j'imagine qu'il n'y a rien que vous puissiez faire pour nous dépanner, n'est-ce pas ? »
Plein de vivacité à son arrivée, Chance était maintenant complètement éteint et semblait n'avoir plus rien à dire. Kotiwala resta pensif quelques instants et les villageois, s'impatientant, se mirent à bavarder entre eux.
« La… la drogue contre la sénescence, prononça enfin le vieil homme, est-ce une réussite ?
— Oh ! oui, Dieu merci. Heureusement que nous avons eu cette consolation, sinon je crois bien qu'une telle situation nous aurait rendus fous. Nous avons réduit la mortalité dans des proportions fantastiques et, grâce à des dispositions judicieuses, nous espérons être en mesure de nourrir les bouches en surplus et...
— Je crois, interrompit Kotiwala, pouvoir vous expliquer ce qui s'est passé le jour de notre rencontre. »
Sidéré, Chance le dévisagea. « Alors parlez, pour l'amour du Ciel ! Vous êtes notre dernier espoir...
— Je ne puis vous donner d'espoir, mon ami. » Malgré leur doux accent, ces paroles semblaient sonner le glas du destin. « Mais je puis faire ce que nous appellerons une conjecture. Il me semble avoir pris connaissance un jour d'une statistique établissant que le chiffre de la population mondiale vivant en ce XXIe siècle égalait celui de tous les individus ayant vécu depuis l'évolution de la race humaine.
— Ma foi, oui… j'ai lu cela moi-même, il y a longtemps.
— Alors je vais vous dire ce qui s'est passé le jour où nous nous sommes rencontrés : pour la première fois, le nombre exact de tous les êtres humains ayant existé venait d'être dépassé. »
Chance secoua la tête avec effarement. « Je… je ne comprends pas.
— Et le hasard a voulu, poursuivit Kotiwala, que dans le même temps ou peu après, vous découvriez et mettiez à la disposition du monde entier une drogue annulant la vieillesse. Dr Chance, vous n'admettrez pas ma thèse, car je me rappelle que vous aviez fait une plaisanterie au sujet d'un ver de terre, mais moi je la tiens pour seule valable. Je dis que vous m'avez fait comprendre ce que j'ai vu lorsque j'ai regardé dans les yeux de ce nouveau-né, ainsi que dans les yeux du bébé que voici. » Ce disant, il toucha le bras de la jeune maman à son côté, qui lui sourit timidement. « Ce n'est pas une intelligence qui leur fait défauts comme vous l'avez dit ; c'est une âme. »
Pendant quelques secondes, Chance crut entendre un rire sardonique de démons dans le murmure du vent d'hiver. Il fit un violent effort pour se débarrasser de cette hallucination.
« Non, c'est absurde ! Vous allez peut-être prétendre que nous sommes arrivés à court d'âmes humaines, comme si elles étaient emmagasinées dans quelque entrepôt cosmique et sortaient d'une étagère à chaque naissance ! Allons donc, docteur… vous êtes un homme instruit, c'est absurde.
— Comme vous voudrez, consentit poliment Kotiwala. C'est une question dont je ne tiens pas à discuter avec vous. Mais, de toute façon, je vous dois des remerciements. Vous m'avez montré ce que je dois faire.
— Ça, c'est un peu fort, dit Chance. Je suis venu de l'autre bout du monde en espérant que vous alliez me dire quoi faire, et c'est vous qui me déclarez que je vous ai montré… quoi au fait ? Que devez-vous faire ? » Une dernière lueur d'espoir éclaira son visage.
« Je dois mourir », dit le sunnyasi. Alors, prenant son bâton, sa sébile, sans un mot à personne, pas même à la jeune maman qu'il réconfortait lorsque Chance était arrivé, il se mit en route, du pas lent d'un vieillard, vers les hautes montagnes bleues et les neiges éternelles sous les auspices desquelles il lui serait permis de libérer son âme.
Traduit par PAUL ALPÉRINE.
The Vitanuls.
© Brunner Fact & Fiction Ltd, 1972. Reproduit de « From this day forward », avec l'autorisation de l'auteur et de ses agents américains, Paul R. Reynolds Inc. et de l'Agence Hoffman.
© Éditions Opta, pour la traduction.