NOUS FERONS ROUTE ENSEMBLE
par Mack Reynolds
Ici l'immortalité est acquise, et l'on n'a plus de droit d'entrée à payer. Le problème est désormais la survie de l'immortel dans un monde où – quelle qu'en soit la cause – il est seul de son espèce. Car on peut être biologiquement immortel et historiquement vulnérable aux mêmes calamités que les autres. On peut aussi avoir une stratégie, et s'assigner à soi-même une mission historique ; celle, par exemple, d'utiliser ce pouvoir pour en maîtriser d'autres. Dans ce cas, il faut être prudent. Très, très prudent. Le jeu des forts, c'est de ne pas montrer leur force.
MARTIN Wendle laissa sa conduite intérieure Jaguar au bas de la colline et poursuivit le chemin à pied jusqu'au cottage de la crête. À mi-côte, il s'immobilisa pour réfléchir. Ce n'était qu'une mince affaire pour un homme hanté de tels rêves, de tels horizons. Ou se trompait-il ? Pourquoi avait-il dépensé autant de temps ? Son haussement d'épaules était fort humain et son sourire un peu forcé. Il reprit son ascension.
Son léger coup à la porte obtint une réponse presque immédiate.
« Le professeur est ici ? » s'enquit-il.
Le domestique hésita. « Avez-vous rendez-vous, monsieur ? »
Martin Wendle se contenta de le regarder. « Veuillez répondre à ma question. »
Le serviteur céda. « Le Professeur Dreistein est dans son bureau, monsieur. »
Wendle lui remit son chapeau et sa canne. « Merci », dit-il.
Il s'arrêta à l'entrée de la retraite du mathématicien et examina la pièce avant de faire connaître sa présence. C'était bien le repaire d'un savant, et d'un homme. Le mobilier confortable invitait à s'étaler dessus ; il devait bien supporter le frottement des chaussures et les brûlures de cigarettes. Un petit bar roulant dans un coin, plusieurs pots à tabac, quelques râteliers de pipes. Des tableaux aux murs Wendle reconnut un Rivera, un Grand Wood, un Bellows, un Marin.
Près du feu, dans un lourd fauteuil, Hans Dreistein se tenait affalé, et au-dessus de son livre ne se distinguaient que sa célèbre crinière blanche et le sommet de son front, d'une hauteur anormale. Devant lui, sur le tapis, la tête reposant sur les pattes, un chien noir monstrueux, unique spécimen de sa race, restait vautré.
Le chien ouvrit les yeux et émit une faible protestation.
Martin Wendle prit la parole : « Professeur Dreistein ? »
Le savant jeta un coup d'œil par-dessus le volume et regarda l'homme debout devant lui… la haute silhouette, le visage à la Lincoln, les vêtements immaculés, un air d'autorité presque arrogante.
Hans Dreistein marqua sa page d'un doigt, redressa le torse et fronça les sourcils. Il commença : « J'avais pourtant donné ordre à Wilson… »
Martin Wendle l'interrompit : « Ce qui m'amène est trop important pour y mêler une personne insignifiante. Il est indispensable que je passe une demi-heure en votre compagnie. »
Le chien gronda de nouveau.
Hans Dreistein lui lança : « Assez, garçon. Tais-toi, garçon. » Il s'adressa ensuite à son visiteur : « J'ai un emploi du temps extrêmement chargé, monsieur. Cette retraite est ma seule possibilité d'évasion et de détente, étant donné les maux de l'âge qui me tourmentent, et me permet également de me livrer à de longues études et recherches. »
Le visiteur occupa un fauteuil en face du vieillard. « Mon temps est tout aussi précieux que le vôtre. Je n'ai nullement l'intention de le gaspiller. » Il regarda le chien. Puis il hocha la tête et reporta son attention sur son hôte involontaire. « Vous connaissez bien la vie du philosophe et moine anglais, Roger Bacon ? »
Le mathématicien poussa un soupir, corna une page dans son livre et le déposa sur la table basse près de lui. Il ferma les yeux et dit : « Né en 1215, mort à près de quatre-vingts ans. Formé à Oxford et à Paris, docteur ès lettres, il entra dans l'ordre des franciscains, puis s'établit à Oxford où il se spécialisa en alchimie et en optique. Jugé pour crime de sorcellerie en 1277, il passa en prison quinze ans d'une vie par ailleurs bien remplie. »
L'âge avait rendu frêle la voix de. Hans Dreistein, mais elle avait conservé sa fameuse pointe d'humour. « Un individu des plus intéressants, acheva-t-il. Mais quel rapport peut avoir cet ancien philosophe avec cette intrusion, monsieur… ? »
Le visiteur répondit : « Martin Wendle. Il vous intéressera sans doute d'apprendre que Bacon était un mutant… un Homo Superior. Un des premiers dont nous ayons trouvé trace. »
Les sourcils blancs en broussaille se haussèrent. « Quel malheur qu'il ait prononcé ses vœux. »
La voix de Wendle se fit distante mais cinglante. « Un grand malheur, Professeur. Je ne m'occupe pas d'imbécillités, monsieur, comme vous allez le voir. »
Le mathématicien l'examina pendant un long moment, finit par se lever et se dirigea vers le petit bar. « Un verre, M. Wendle ?
— Non, merci. »
Tout en se servant, le savant reprit : « J'ai découvert que, contrairement à la croyance populaire, l'alcool… euh… correctement dosé… peut être d'un grand secours à l'homme épris de science.
— Ce n'est pas mon sentiment.
— Vraiment ? » Le Professeur Dreistein regagna son fauteuil. Le chien l'avait suivi des yeux pendant ses déplacements. « Et maintenant, monsieur ? Cette demi-heure de mon temps que vous réclamez ? »
Le professeur avala une gorgée. « J'ai toujours apprécié l'histoire de Bacon, sa légende… et le mythe.
— L'histoire ne commence qu'avec Bacon. Vous savez naturellement qu'il a consacré une part considérable de sa vie à rechercher la pierre philosophale et l'élixir de longue vie.
— Il partageait les erreurs des autres alchimistes de son temps. »
Martin Wendle secoua la tête. « Vous commentez vous-même une erreur d'interprétation. Roger ne s'occupait nullement de feux follets. »
Le professeur but encore un peu. Ses yeux pétillaient. « J'oubliais que vous m'avez affirmé que c'était un Homo Superior. En conséquence, disons qu'il a découvert son élixir de longue vie et sa pierre philosophale. »
Wendle adopta un ton tranchant : « Professeur, vous ne nieriez pas aujourd'hui la possibilité d'atteindre ces deux buts des alchimistes d'hier… la vie éternelle et la transmutation des métaux. »
Le professeur sourit aussitôt. « Touché ! dit-il. Toutefois, cela se passait il y a sept cents ans, mon ami.
— Et Bacon était un Homo Superior, et si vous continuez à m'interrompre, il me faudra vous prendre plus d'une demi-heure de votre précieux temps. » Sur quoi le professeur resta silencieux, sans cependant cesser de sourire, et Wendle reprit : « À ma connaissance, Bacon n'a jamais réalisé la transmutation des métaux, et, à la vérité, ne s'est peut-être jamais rendu compte qu'il avait réussi à vaincre la mort… Comprenez… il a été emprisonné avant d'avoir mené ses expériences jusqu'à leur fin. Lorsqu'il a été libéré, on lui avait torturé l'esprit au point qu'il n'a jamais pu remonter à sa puissance antérieure. »
En dépit de lui-même, le professeur se sentait intéressé. Au moins était-ce là du nouveau et si la chair du professeur avait vieilli, son cerveau était resté jeune.
Martin Wendle poursuivit : « Maintenant, je dois faire une digression. Professeur, vous êtes-vous déjà demandé ce qu'il arriverait si un chimpanzé était doté de la longévité de l'homme ?
— Je crains de ne plus bien vous suivre ?
— Considérez que l'homme n'est pas mûr, n'est pas en mesure de se débrouiller tout seul avant l'âge d'environ quatorze ans. À cet âge, la plupart de nos mammifères ont eu le temps de mûrir, de devenir séniles et de mourir. Mais avez-vous remarqué combien le chimpanzé est plus développé que l'humain entre deux et quatre ans ?
— C'est un fait bien connu », admit le professeur. Il ne voyait pas le rapport de ces observations avec le sujet essentiel.
« Longtemps avant que l'enfant humain ait laissé de côté ses jouets, le chimpanzé a terminé son cycle complet de vie. Mais supposons qu'on lui donne la longévité humaine ! Imaginons que nous lui conférions une période de croissance intellectuelle de quarante à cinquante ans !
— Je vois, dit le savant. Vous prétendez que Bacon a injecté son élixir à un chimpanzé et… »
Wendle secouait négativement sa tête longue et anguleuse. « Non, ce n'est qu'un exemple pratique, parce que l'on reconnaît universellement les capacités du chimpanzé. Bacon s'est servi de son chien, Diable – un animal qui était lui-même le produit d'expériences de mutation – pour ses expérimentations. »
Le professeur retrouvait son intérêt. « Et il en a prolongé la vie à la durée de celle d'un humain ? »
L'autre répondit à voix basse : « Beaucoup plus que cela, Professeur. Bacon a fait don à son favori de la vie éternelle. »
Les sourcils broussailleux se haussèrent de nouveau.
Wendle ne tint nullement compte de ce scepticisme, cette fois, et continua son discours : « Nous devons encore prendre une tangente. Considérez l'homme et le chien, Professeur. À travers les âges, depuis les temps les plus reculés. Depuis l'époque des cavernes il y a toujours eu l'homme et le chien, Professeur. En termes d'espèces, c'est ce que l'on peut qualifier de relations symbiotiques. »
Le Professeur Dreistein laissa pendre la main pour caresser la tête de la noire et laide brute sur le tapis devant lui.
Wendle reprit : « Mais admettons que cet ami de l'homme de toujours ait été en mesure de développer son intelligence au point de pouvoir analyser, puis – naturellement – juger son partenaire à travers les millénaires. Comment croyez-vous que l'homme apparaîtrait sous l'analyse d'un tel chien ? »
Le sourire forcé du professeur revint sur son visage. « Vous savez, déclara-t-il, je suis heureux de votre visite. C'est très agréable. Je crois que je vais me resservir un verre. C'est à la fois reposant et stimulant. »
Il se leva et alla jusqu'au bar. « Vous ne voulez pas vous joindre à moi ? Certain ?
— Tout à fait certain. » L'autre suivait son sujet.
« Un tel chien trouverait vite son maître insuffisant.
Imaginez l'animal. Peut-être son quotient d'intelligence ne serait-il pas égal à celui de l'humanité – je n'en suis pas sûr – mais au cours de sept siècles, ses connaissances cumulatives dépasseraient celles de tout homme qui ait jamais vécu. »
Hans Dreistein retourna dans son fauteuil avec un verre qu'il venait de remplir. « Et vous avez le sentiment que cet hypothétique… euh… Canis Superior, dirons-nous, estimerait l'homme insuffisant, hein ?
— Comment pourrait-on en douter un seul instant ? Ne pouvez-vous concevoir son développement au cours des siècles ? D'abord la surprise et la peine ; puis le dégoût, le mépris. Et alors ? Alors l'idée qu'il est nécessaire de renverser cette créature, la plus arrogante, la plus cruellement destructrice de toutes celles de la Terre. »
Le professeur manqua s'étouffer sur son verre.
« Une révolution ! crachota-t-il tout en riant.
— Exactement ! dit Wendle, qui ne riait pas.
— Alors pourquoi ce fameux chien de Bacon ne l'a-t-il pas accomplie… comment s'appelait-il, déjà ?
— Diable.
— Pourquoi Diable n'a-t-il pas fait sa révolution ? » Le laid visage de Martin Wendle était pensif, son regard lointain. « Je n'en ai pas la certitude, mais je suis d'avis qu'il a deux buts à atteindre d'abord.
— Qui sont ?
— Pour commencer, il lui faut redécouvrir certaines des réussites de Bacon en matière de mutation voulue, ainsi que la formule de l'élixir, de façon à pouvoir l'inoculer à d'autres animaux, ou au moins à d'autres chiens. Sinon, après la révolution, comme vous dites, la vie animale retournerait à la jungle pour attendre un nouveau maître, sans plus. »
Le professeur s'amusait tant qu'il en devenait enthousiasmé. « Et le second but ? » demanda-t-il.
Wendle répondit : « La révolution doit attendre que l'autre don suprême de la nature à l'homme soit périmé. » Il se pencha en avant, pour donner de l'emphase à ses paroles : « La main est un instrument sans prix aux débuts du développement d'une société. Mais quand nous en serons venus au point où même une simple patte pourra presser le bouton où pousser le commutateur nécessaire pour mettre en marche la machine la plus compliquée, alors et vraiment, l'homme ne sera plus nécessaire. »
L'alcool et l'amusement intellectuel faisaient étinceler les yeux du Professeur Dreistein. « Sensationnel ! s'écria-t-il. Nous voici donc avec ce Diable immortel de Roger Bacon, qui s'efforce de redécouvrir l'élixir de vie et qui attend l'instant où la machinerie industrielle de l'homme sera si perfectionnée électroniquement que la simple patte pourra remplacer la main. »
Martin Wendle observa gravement : « Il ne se contente pas d'attendre, Professeur, il stimule les progrès de l'homme pour hâter la venue du jour. Je vous ai déjà dit que j'ai consacré bien des années à cette étude. Léonard et Galilée, entre autres dans le passé ; plus récemment, Newton, Priestley, Faraday, Marconi… et même Edison. J'ai trouvé les preuves qu'il avait vécu chez chacun d'eux à tour de rôle.
— Oh, voyons donc ! Ceci tourne à la grosse farce. J'imagine votre fameux Diable murmurant ses conseils à l'oreille de… »
Martin Wendle le coupa d'une voix très lente : « Il semblerait qu'il y ait des indices de pouvoirs télépathiques. Peut-être que, tout à fait à l'insu de ses… euh… maîtres, Diable était capable de guider leurs intérêts, leurs études. »
Le professeur reposa brusquement son verre. Il cligna les paupières en examinant son interlocuteur, et tout amusement avait disparu de ses yeux. Il finit par dire : « Les fondements de mes plus grandes découvertes ont toujours été des éclairs d'inspiration… » Ses yeux se portèrent du visiteur sur le chien noir étalé sur le tapis. « Mais tout cela est absolument insensé ! »
Le chien se dressa, les poils du dos hérissés. Dans l'esprit des deux hommes apparut la pensée : Je vais devoir vous tuer. Vous en rendez-vous compte ?
Le professeur sombra dans un silence de stupeur, bouche bée.
Martin Wendle secoua la tête. Pour la première fois, Dreistein saisit la beauté et la dignité infinies de la triste laideur du visage à la Lincoln. « Non, Diable », dit-il. Puis, après un temps : « Il y a longtemps que je te cherche, tu sais. »
Le chien gronda sourdement et la pensée vint : Je suis forcé de te tuer. Comment as-tu appris ?
« Tu te souviens de ton premier maître, Diable ? Tu te souviens de Roger Bacon ? »
Je n'oublierai jamais le maître. Il n'était pas comme les autres hommes.
« Ce n'était pas un homme, Diable. Regarde-moi dans les yeux. »
Les poils se rabattirent. La tête perdit trois centimètres de sa hauteur agressive. Les yeux s'adoucirent, interrogateurs. Le bout de la queue s'agita.
Martin Wendle reprit : « Je t'ai cherché longtemps, Diable. C'est une piste longue et pénible et solitaire… celle qui mène à un monde meilleur. L'Homo Sapiens avait besoin de son chien pour l'aider à parvenir aussi loin qu'il est arrivé ; et la route sera plus facile pour l'Homo Superior s'il marche côte à côte avec le Canis Superior. Allons, viens, Diable.
Oui, maître. Nous ferons route ensemble.
Quand ils furent sur le seuil, Diable tourna la tête pour regarder par-dessus sa puissante épaule le professeur.
Ne t'en soucie pas, lui transmit Martin Wendle en télépathie. Ni lui ni son serviteur ne se souviendront de nous demain matin.
Diable poussa un profond soupir de satisfaction et le suivit en trottinant, la queue battante, droite, gauche, droite, gauche.
Traduit par BRUNO MARTIN.
And thou beside me.
© Mercury Press for the Magazine of Fantasy and Science Fiction, 1953.
© Librairie Générale Française, 1983, pour la traduction.