LA DERNIÈRE FOIS

par Arthur Sellings

 

La belle et nostalgique nouvelle de Gene Wolfe nous a fait entrer dans un registre ouvertement tragique. Nous avons des chances d'y rester quelque temps. Le prix de l'immortalité est lourd aussi pour les immortels. Certains le savent, contrairement au héros de La Substitution. Quelquefois, ils sont prêts à le payer. Les conséquences à long terme ? Ils ne les verront pas. C'est l'immortel qui, tôt ou tard, recevra le choc en retour. Il aura eu l'impression d'échapper aux servitudes communes, mais il retombera dans des servitudes bien pires : entre la quatrième et la cinquième fois, c'est l'amour fou ; entre la cinquième et la sixième, l'amour fantôme ; entre la sixième et la septième, trois dépressions nerveuses ; et pendant la septième, une autre forme de mort, à vrai dire prévisible : la mort d'une lignée. Un immortel peut-il raisonnablement avoir des enfants ? On sait bien que ceux-ci payent toujours la violence de leurs ancêtres. Et les fils de Dieu ne supportent pas facilement le silence du ciel.

1

IL avait signalé son retour douze années-lumière auparavant, au moment où il avait atteint sa vitesse de pointe. Les ordinateurs des stations terrestres – lorsqu'ils recevraient enfin son message – allaient perforer sur des cartes l'heure de son arrivée à plus ou moins un jour de précision. Ils en feraient l'intégrale à partir de la forme du signal avec une espèce de parallaxe. Le brouillage du continuum métrique d'un vaisseau voyageant à peu près à la vitesse de la lumière donnait une image double de ce dernier.

Il fallait une semaine aux ordinateurs pour vérifier et contre-vérifier. Ensuite, les résultats enregistrés allaient aux contrôles des trafics pour commencer une transformation des horaires habituels des vols locaux, six mois à l'avance, de manière que le champ – et l'espace – soit libre pour son arrivée. Sa nef réapparaîtrait bien au-delà de l'écliptique ; toujours la même chose un vaisseau spatial en PCD (propulsion en continuum direct) exigeait beaucoup de place. Et on la lui donnait.

De la nuit permanente, il arriva dans la nuit transitoire de sa planète. Mais l'astroport Sheppard était plus illuminé qu'en plein jour. Les lumières faiblirent au moment de l'atterrissage. C'est ce qu'elles faisaient toujours. C'était devenu une espèce de salut. En fait, cela répondait plutôt à une intention publicitaire de la compagnie, pour permettre de voir en leur splendeur les feux étranges qui jouaient autour d'une nef de haut-espace quand elle se posait.

Les feux disparaissaient. Une fois la procédure au sol achevée, lorsqu'il ouvrit et descendit, les batteries reprirent leur pleine force. Les visages ne faisaient plus qu'une tache blanche par-delà les barrières. Le faible et lointain bruit pouvait être celui des applaudissements. Sans doute même.

Les reporters se formaient en grappes. Des gardiens en uniforme les retenaient pour laisser le passage à une silhouette martiale qui s'approchait de la nef à grandes enjambées de petit homme déterminé à montrer qu'il pouvait marcher aussi vite qu'un homme plus grand – et, implicitement, aussi faire tout autre chose de même. Il fit un signe vif de la main. Les appareils photos crépitèrent et les caméras ronronnèrent.

« Grant ?

Grant sourit intérieurement à l'appel de cette voix. Mais après tout, ils ne se connaissaient pas, lui et cet homme en costume mauve.

« Je suis Bassick. Le chef de programmation des vols. Vous avez fait bon voyage ?

— Bon ? dit Grant en se permettant de sourire cette fois. Cela dépendra de ce que vos analystes feront du matériel que je rapporte. La quantité y est, au moins. Il ne restait plus beaucoup de place dans les cales quand j'ai eu fini. »

Bassick hocha la tête, satisfait.

« Il y a aussi quelques spécimens physiques que vous trouverez peut-être intéressants.

— Des artefacts ? »

Les coins de la bouche de Bassick s'abaissèrent légèrement alors que Grant secouait la, tête.

« Des minéraux surtout. Peu de vie. Étonnamment peu. La planète était pourtant agréable. Tout semblait s'y prêter à une riche écologie. Mais il n'y avait rien. Enfin, j'ai fait un rapport complet à ce sujet.

— Bon ! Même des éléments négatifs peuvent être utiles à quelqu'un, dit le petit homme en se tournant vers les journalistes. Très bien, messieurs, vous l'avez vu. Et la compagnie vous a donné toutes les informations utiles. Laissez donc notre voyageur se reposer. Il lui a fallu quatorze ans pour nous revenir. »

Tous rirent. La plaisanterie ne leur était pas aussi familière à eux, nouvelle génération, qu'à Grant.

« Conférence de presse demain comme convenu, à quinze heures précises ! » lança encore Bassick.

Ils se dispersèrent d'assez bonne humeur ; des photographes prirent encore quelques photos tandis que Bassick guidait Grant vers la section réservée au personnel.

« On avait fait venir une voiture, dit-il. Mais j'ai pensé que vous aimeriez vous remettre en jambes. »

Il s'expliquait avec l'onctuosité de quelqu'un qui n'a jamais quitté sa planète. Grant décida qu'il n'aimait pas trop Bassick et que d'ailleurs ce fait même le laissait indifférent.

« Qu'est-il arrivé à Goodman ? »

L'autre le regarda avec le simple masque de regret qu'exige la courtoisie des affaires.

« Il est mort il y a onze ans. Le cœur. On l'a conduit d'urgence au service des greffes, bien sûr, mais aucune n'a pris. J'étais à ses côtés. De quelque manière, j'ai l'impression qu'il souhaitait qu'il en fût ainsi. »

Cela semblait plus que probable, pensa Grant. Goodman avait toujours été particulièrement fier de sa parfaite condition physique. Un homme indépendant dans un monde qui dépendait de plus en plus d'éléments artificiels. Trahi par un corps, il n'avait sans doute pu en tolérer un autre.

« Je pensais que son fils attendait de prendre sa succession. Euh… Paul, n'est-ce pas ?

— Exact. Mais j'avais de meilleures notes que lui dans la compagnie. Il nous a quittés, je crois qu'il travaille maintenant pour une société terrestre.

— Et mes… collègues ? » demanda Grant d'un ton ironique.

Il y en avait un qu'il n'avait jamais rencontré ; l'autre, il ne l'avait pas vu depuis leur entraînement deux cents ans auparavant (en temps terrestre).

Kroll va bien. Hazlitt a été muté dans le personnel au sol après son dernier voyage. Son remplaçant est un jeune qui s'appelle Ebsen. Dommage pour Hazlitt. Il n'avait plus qu'un voyage à faire. Enfin, il se défend bien quand même. Il s'est acheté une ferme au Brésil. Est-ce que vous avez des projets ? demanda Bassick.

— Comment… ? Au cas où je ne passe pas aux examens médicaux ?

— C'est votre dernier voyage aussi. Mais ce n'est pas ce que je voulais dire. Vous avez l'air en bonne forme. Je pensais : après votre dernière mission.

— J'ai encore tout le temps de m'inquiéter de ça. Mais je ne me vois pas en train de faire de l'agriculture au Brésil ni nulle part ailleurs, dit Grant tandis que son visage se plissait d'un sourire sardonique. Je m'achèterai peut-être une petite compagnie aérospatiale pour faire mon petit numéro d'embauche-débauche moi-même. »

Malgré sa plaisanterie, il ressentit un pincement de crainte stupide alors qu'ils pénétraient dans la section du personnel. Un temps de service tronqué causait une énorme différence dans les finances d'un homme. C'était quelque chose contre quoi il n'y avait pas de police d'assurance. Avec les vastes investissements que la compagnie plaçait dans les nefs PCD et les pilotes – et avec tout le temps entre l'investissement et les possibles bénéfices – la structure des paiements était assez logique avec ses clauses de pénalité en cas d'impossibilité de remplir le contrat.

Inévitablement, cela faisait de ce genre de vie un jeu de hasard. Ironiquement, pas là-haut mais ici-bas, quand un homme revenait. Lorsqu'il était parti, il circulait encore pas mal de plaisanteries sur le fait de savoir s'il y aurait encore une Terre à son retour. Les voyages interstellaires avaient commencé au moment où les possibilités technologiques de l'homme pouvaient assurer la destruction de sa planète. Mais les choses s'étaient arrangées en deux siècles. À chacun de ses retours, le monde semblait plus fou en apparence mais plus sain en profondeur, et c'était bien le plus important.

Ça l'ennuyait de penser à cet aspect pécuniaire. Ce n'était pas l'argent qui l'avait attiré. Il fallait des raisons plus complexes pour conduire un homme à choisir une carrière de cet ordre. Il avait renoncé aux années centrales de son existence pour mener une vie sans continuité, isolé de tous – par le temps plus que par l'espace. Les psychiatres de la compagnie avaient dû chercher loin les raisons de telles motivations chez un homme. Leur objectif était une sorte d'idéaliste, une espèce particulière de solitaire. Une espèce particulière dont il existait pas mal de représentants. Le besoin d'une forme physique parfaite avait été à la base des critères de sélection. Un doctorat ès sciences obtenu suffisamment tôt pour permettre de terminer un entraînement spécialisé et astreignant à vingt-cinq ans, était une qualification qui réduisait les candidats à un nombre à peine supérieur à ceux dont la compagnie avait besoin. C'est-à-dire deux au moment où tout avait commencé.

Même maintenant, il n'y avait que trois vaisseaux. Cela revenait cher. Et cela pouvait coûter cher à un homme qui venait d'un monde fini et allait vers un avenir inconnu.

Quelques Terriens en tenue de soirée étaient éparpillés dans la salle de réception. Ils détournèrent les yeux de leur verre pour observer l'arrivée de Grant dans son uniforme vert ; quelques-uns esquissèrent de vagues saluts de la main. Il y avait dans leur regard le mélange habituel – cela ne changeait pas avec les générations – de… c'était difficile à analyser… un peu d'envie, un peu de Bienvenue à bord, mec, un peu de ressentiment – et beaucoup de soulagement du travail fini ; ils pourraient maintenant retourner à leur petit lopin d'espace.

Grant leur rendit un bref salut – il y avait entre ces hommes une camaraderie qu'il ne pourrait jamais partager – et s'avança vers la section médicale. On l'y attendait en haie d'honneur.

 

Il en sortit deux heures plus tard avec un certificat de bonne santé, sans aucune envie d'ailleurs, de demander une contre-expertise, ce qui, en tout cas, eût été son droit. Bassik l'attendait dehors.

« Je vous ai fait réserver un appartement au Vénus.

— Qu'est-ce que c'est que ça ? Un lupanar de luxe ? L'Univers n'est plus assez bien ?

— Il a été rasé il y a vingt ans pour permettre la construction d'un terrain pour engins à chute libre, dit Bassick en passant la main sur ses cheveux en brosse. L'autre service que vous avez… euh… sous-entendu… euh… peut être obtenu aussi. C'est en principe ce qu'il y a de mieux en ville. »

Grant fit une grimace. Goodman avait été bien plus plaisamment direct et avait toujours apporté à l'astroport, un assortiment varié en tailles et en couleurs.

« Ça, c'est quelque chose dont l'habitude doit revenir. Tout ce que je veux pour l'instant, c'est un vrai repas de vraie nourriture, une bonne bouteille et un vrai lit. Pour moi seul ! »

2

Une heure avant la conférence de presse, il y avait eu un véritable défilé dans son appartement ; la succession habituelle de faits et de chiffres, de films stéréo, de commentaires coupés dans des centaines de spots d'information, et des documentaires suivis de mannequins qui montraient les nouvelles tendances de la mode.

La régénération du Sahara était maintenant achevée. Le monorail transaustralien avait été inauguré. Une troisième génération était née à Cousteaupolis, sous la Méditerranée, une génération qui comptait un enfant chez qui certains hommes de science excités prétendaient voir un embryon d'ouïes là où d'autres ne voyaient qu'un accident. Un homme était descendu dans la Tache Rouge de Jupiter et en était ressorti vivant.

L'intérêt pour les greffes d'organes semblait inébranlé depuis son dernier retour, bien que les greffes n'aient permis qu'un bref accroissement de la durée de vie. On n'avait fait que les mettre à la portée de la plupart des hommes. Le summum en la matière semblait avoir été atteint avec l'opération d'un milliardaire indonésien ; son incapacité à survivre plus de six mois avait été imputée plus à la surexcitation qu'à un, rejet organique.

Les robots humanoïdes avaient été commercialisés au niveau des grands magasins. On les y trouvait depuis plus de trente ans.

Les jupes, si on pouvait appeler cela ainsi, avaient repris la longueur – ou la brièveté – des années 2150, portées avec des jarretières, qui semblaient horribles aux yeux de Grant et dont l'effet ne fut pas amélioré lorsqu'il découvrit qu'une radio miniature y était insérée.

Mais il fit de son mieux pour être poli envers les journalistes qui arrivèrent sur les lieux à quinze heures précises. C'était une routine qui lui semblait avoir perdu sa signification, mais la compagnie appelait cela avoir de bonnes relations publiques.

Oui, il pensait que la mode était très féminine. Oui, il aimait le style des costumes mauves pour les hommes, mais il n'avait pas l'intention d'en acheter pendant ce séjour sur Terre. Il avait assez de vêtements. Certains devaient avoir, pour le moins, l'air antique, mais il pourrait toujours trouver dans sa garde-robe quelque chose comme ça (il montrait son costume sombre) qui lui irait suffisamment bien.

Oui, il pensait que l'ère des robots allait peut-être commencer. Pensait-il qu'ils remplaceraient l'homme sur les nefs spatiales ? Peut-être, mais lui-même ne le voyait pas ainsi. Une nef spatiale était déjà un robot à 99 pour 100, même si ce robot n'était pas humanoïde. Mais la nécessité d'un homme persisterait pour commander, initier, improviser.

Il ne put éviter un commentaire sur les ouïes : ce n'était pas sa spécialité. Une race primitive qu'il avait rencontrée sur Proxima Centauri II semblait être sur le point d'abandonner la lutte pour la vie terrestre pour s'en retourner à l'existence aquatique. Mais cela se passait deux cents ans auparavant. Toujours la même grosse plaisanterie, toujours le même bon gros rire en réponse.

C'était un peu comme si – cette pensée ne lui venait pas pour la première fois – il était un visiteur en pays étranger.

C'était votre septième voyage, capitaine. Le prochain sera le dernier, n'est-ce pas ?

Eh bien oui. Mais ce sera le dernier parce que le temps de mon contrat sera écoulé : vingt ans. Les voyages se font de plus en plus longs à mesure que nous reculons les frontières de l'espace. Mes successeurs feront moins de voyages et signeront un contrat plus long. (Il se tourna vers Bassick qui se retrancha derrière un geste d'irresponsabilité.)

Y aurait-il jamais de limite, là-haut, à la colonisation de l'homme ? Il répondit par un « jamais » bien franc tel que le souhaitait la compagnie, bien qu'il eût parfois des doutes à ce sujet… Mais probablement, ce ne serait pas de leur vivant. Ni même du sien, d'ailleurs. Les mêmes rires, un peu plus féroces cette fois, accompagnèrent le même ressentiment contre cette étrange élite qui pouvait passer outre les siècles, de la part de ceux qui ne pouvaient échapper au sablier terrestre. Mais combien d'entre eux, s'ils en avaient la possibilité, auraient pris la même décision que lui deux siècles auparavant ?

Non, je ne connais pas encore ma prochaine mission. Après ma retraite ? Je n'ai encore rien décidé.

Un service planétaire ? J'en doute. Mes projets pour cette visite sur Terre ? La famille ? Non je n'ai pas de famille. (Ce n'était pas tout à fait exact, se dit-il, en lui-même, mais suffisamment vrai pour l'importance qu'il y accordait.) Ni de foyer en ville. Non, je vais seulement me balader, essayer de rattraper mon retard sur le monde. D'autres questions ?

Il n'y en avait plus.

 

Comme il se levait, une silhouette familière, reconnaissable même dans un costume violet sombre, entra. Aucune autre manœuvre ne grevait plus le budget de la firme Vandeleer & Vandeleer que celle de l'exploitation du haut-espace. L'homme et Grant se serrèrent la main.

« Vandeleer VIII ? demanda-t-il poliment.

— IX !

— La mémoire doit me faire défaut, dit Grant en guise d'excuse.

— Pas du tout ! Père est mort. Tragiquement. Il n'avait que vingt-huit ans. Son transplanétaire est entré en collision avec un cargo au-dessus du Caucase.

— Je suis navré. Navré aussi de ne l'avoir jamais rencontré. J'aurais dû me rendre compte. On voit que vous êtes assez jeune.

— J'essaie de ne pas trop le paraître, dit Richard Vandeleer IX en riant. La gérance de vos biens m'a donnée quelques cheveux blancs prématurés pendant ces trois dernières années. »

La salle était maintenant vide ; Bassick avait été le dernier à sortir, en emmenant le chariot à liqueurs.

« Mais pourquoi ?

— Eh bien, il y a d'abord eu la dévaluation...

— La dévaluation ? Par rapport à quoi ? Je pensais qu'il n'y avait plus qu'une seule monnaie au monde maintenant.

— Par rapport à l'or ! L'intégration monétaire a posé ses problèmes aussi. Il fallait bien qu'il y ait des normes.

— Cela me semble assez primitif pour notre époque. Est-ce que j'ai beaucoup perdu ?

— Je me suis peut-être trouvé impliqué dans tout cela à un âge assez tendre, mais j'ai le sang des Vandeleer, dit-il en souriant. J'avais eu vent de l'affaire et j'avais acheté de l'or en Eurasie trois mois avant la chute. Vous y avez de l'argent. Cela n'a pas été très facile avec les révisions d'impôts planétaires. Certains ont dû faire face à une double imposition. Ça s'est écrasé avec un cas fumant : quelqu'un avait reçu une quadruple demande et devait payer cinquante pour cent de plus que ce qu'il gagnait. Enfin, je ne vais pas m'éterniser sur ces aspects techniques, mais la révision aurait signifié que vous perdiez vos exonérations d'impôts, sans rien y gagner nulle part. Je ne veux pas trop faire valoir mes efforts, mais la partie a été difficile. Quand la machine fixe des règles pour une minorité de cinquante mille personnes, elle ne veut même pas entendre parler d'une petite minorité de trois.

— Particulièrement si cette minorité est rarement là au moment des élections.

— Exactement. Cela a nécessité des pressions politiques et un certain degré de dit Vandeleer avec un geste équivoque de la main.

— Corruption ?

— Appelons cela de la programmation. Une programmation plutôt coûteuse. S'assurer que la bonne question soit posée au bon moment et au bon endroit. J'étais prêt à aller jusqu'à la Cour suprême du Monde, si nécessaire ; mais cela aurait pris encore plus de temps et d'argent. Alors je me suis arrangé pour que tout aille comme je l'entendais et juste à temps pour votre retour. »

Il sortit une chemise de son porte-documents.

« Malgré ces frais, vous avez atteint le demi-million de dollars voici déjà plus de trente ans. En fait, étant donné l'augmentation du coût de la vie, votre avoir n'a été investi qu'à 17,5 %. Ce n'est pas énorme, vu le temps de l'investissement mais pour que...

— Vous avez très bien agi, dit Grant pour couper court aux excuses. Je suis satisfait. »

L'autre était assez jeune pour montrer son soulagement.

« Voici quelques papiers que vous devez signer. »

Il lui tendit un stylo. Grant signa sans même lire. Il avait confiance en la firme Vandeleer. Il attendit que le dernier papier lui soit tendu. Richard le gardait.

« Et celui-ci… j'aurais dû vous en parler plus tôt, dit-il avec un regard gêné. Si je m'en sors en ce qui concerne les problèmes financiers, je suis encore mal à l'aise quant aux détails personnels. Ceci est un reçu de l'héritage de votre petit-fils. Il… il est mort voici quatre ans, sans descendance.

— Je n'avais jamais espéré qu'il ait un jour des enfants, dit Grant avec un rire profond. Si d'ailleurs le pronom exact est il. Héritage, avez-vous dit ?

— Quelques centaines de dollars une fois les droits payés.

— C'est toujours ça de gagné, après tout ! »

Il sentit l'embarras du jeune homme qui, lui, faisait partie d'une dynastie aux chaînons serrés pour laquelle les affaires de famille étaient taboues.

« Je suis désolé, reprit-il. Je n'ai pas le droit d'être amer : c'est de ma faute. Mais n'ayez aucune crainte, je ne répéterai pas mon erreur. »

 

Une erreur ? C'était un doux euphémisme. C'était arrivé entre son quatrième et son cinquième voyage, et il ne comprenait pas encore quel démon l'avait poussé. Il y avait toujours eu assez de femmes. Il ne se faisait pas d'illusion sur son apparence physique : il savait que pour la plupart des femmes, il n'était qu'une expérience de plus. Un être étrange et énigmatique : la pupille brûlée, noire dans un œil clair, les cheveux décolorés, presque blancs autour d'un visage tanné par les radiations du haut-espace ; une attraction étonnante, voyante. Il le savait et pensait que c'était mieux ainsi. L'expérience conclue, la plupart des femmes disparaissaient sans demander des comptes.

Il y avait aussi les croqueuses de diamants, bien sûr, attirées par le compte en banque d'un astronaute du PCD. Mais ces chercheuses d'or employaient des avocats qui découvraient très vite que la richesse était plus potentielle que réelle. Les clauses restrictives rendaient cela très clair puisque la compagnie gardait la part du lion jusqu'au dernier jour du contrat et jusqu'à ce que la lettre de séparation fût signée. Plus que tout cela, aucune machination ne pouvait soutirer tout l'argent d'un homme qui allait vivre plus longtemps qu'aucune de ces dames.

Hélène n'avait appartenu à aucune de ces catégories. Oui, elle n'avait pas été exigeante. Dans son esprit, pourtant, elle avait été féroce parce qu'elle avait été désespérément amoureuse de lui. Elle avait soulevé en lui la chose la plus difficile qu'il eût été possible pour un homme dans sa position : un sentiment de responsabilité envers quelqu'un d'autre. En y résistant, il avait essayé de se convaincre qu'il l'aimait de retour. Ils s'étaient mariés dans un village des Catskills.

Une semaine plus tard, il recevait un câble de la compagnie qui lui assignait sa prochaine mission.

Un voyage plus long que ceux qu'il avait faits jusqu'alors, et même depuis ce temps-là. Une décision du conseil d'administration, née des balances de paiement et du facteur temps, l'avait envoyé au loin pendant plus de quarante ans.

Il avait retrouvé une Hélène de soixante-sept ans, un fils qu'elle avait pitoyablement essayé de modeler à l'image de son père, le poussant à se qualifier pour le même emploi ; un fils qui avait eu trois dépressions nerveuses. À quarante ans, c'était un homme triste, plus vieux en fait que son père, peignant des toiles de dixième ordre pour essayer de justifier son existence sur l'allocation que Grant avait prévue pour sa femme.

Ç'aurait pu être acceptable. Personne ne pouvait être certain de sa descendance. Ç'avait été pire pour ce qui fut d'Hélène.

Il s'était préparé à la retrouver vieillie, loyalement préparé à faire tout ce qu'il pouvait pour la rendre heureuse, pour compenser cette existence si peu naturelle à laquelle il l'avait condamnée. Mais il ne s'était pas préparé à retrouver une Hélène absurdement déterminée à prétendre que le temps n'avait pas passé, Hélène qui avait utilisé tous les artifices de la chirurgie esthétique du XXIIe siècle, qui paradait face à lui pour le séduire, dans les négligés les plus grotesques d'un monde qui lui était étranger.

C'était cela : la contradiction latente en cette envie désespérée de tourner les aiguilles du temps à l'envers, et qui encore nécessitait le soutien de la dernière mode pour garder ce sentiment de jeunesse, c'était cela qui avait édifié cette barrière insurmontable entre eux. Cela plus encore que ce vieux corps caché derrière des tonnes de maquillage, et les gestes implorants qui l'avaient fait fuir loin d'elle.

La longue erreur était passée maintenant. Mais ce souvenir lui amenait des relents douloureux et il se fit l'impression d'être un bourreau en signant le document.

Il soupira.

« Bien, si les affaires sérieuses sont terminées, descendons boire un verre. Vous êtes assez âgé pour qu'on vous accepte au bar, non ?

— Essayons toujours ! » répondit Richard Vandeleer IX en fermant sa serviette.

 

Deux grands verres plus tard, Grant ne se sentait pas beaucoup mieux. Le décor environnant ne l'y aidait pas : des formes fluorescentes qui changeaient et tournaient sur les murs du grand bar. C'était peut-être le dernier cri de la décoration mais ce n'était pas très reposant pour des yeux qui n'avaient pas eu plusieurs décennies pour s'y habituer.

Mais ce n'était pas le présent qui le dérangeait – et il n'était pas sûr non plus que ce fût le passé ou l'avenir. Dans trente ou quarante ans de temps terrestre – deux ou trois ans de ses propres années – il serait de retour sur Terre pour de bon. La comparaison qui lui était passée par la tête au moment de la conférence de presse – cette sensation d'être un visiteur en pays étranger – lui revint. On peut passer des vacances de plusieurs mois dans un pays étranger et s'amuser de ses habitudes différentes, de son langage. Mais s'y installer ?

Il vida son verre. Il y avait une solution à ce sentiment, peut-être même à tout le problème : la vieille solution de l'inoculation du mal par petites doses. Il fit signe au barman qui accourut.

« Un atlas, s'il vous plaît.

— Je suis désolé, monsieur. Si c'est un nouveau cocktail… ou un ancien, je crains que… ooh, un atlas ? dit le barman en se frottant le front.

— Un atlas de la Terre, précisa Grant.

— Je ne suis pas sûr que l'hôtel en possède.

— Trouvez-m'en un », dit Grant en lui tendant un billet de cent dollars.

Le livre arriva cinq minutes plus tard, tout frais sorti des rayons d'une librairie. Grant l'ouvrit au hasard et planta un doigt aveugle sur la page.

« Biarritz, département des Basses-Pyrénées. Station balnéaire historique mise à la mode par les Anglais au XIXe siècle. Population… »

Il leva les yeux vers Vandeleer qui l'observait depuis un long moment, avec une compréhension dépassant son jeune âge.

« Je vais arranger ça : réservations du vol et d'un hôtel là-bas, dit-il en finissant son verre. Aux frais de la compagnie, bien sûr.

— Vous êtes un vrai Vandeleer, dit Grant doucement. Une seule requête : que ce soit un petit hôtel. »

3

Deux semaines dans cette ville française lui avaient permis de remettre ses esprits en bon ordre. Dieu seul savait comment Richard lui avait trouvé cet hôtel : L'Auberge Basque. C'était sûrement trop petit pour être sur aucun guide de voyage : une petite affaire de famille d'une douzaine de chambres, le bar au zinc traditionnel et un petit restaurant. M. Vidal, le propriétaire, était un homme svelte qui fumait des cigarettes brunes avec un fume-cigarette qu'il portait toujours à un angle altier. Il s'en séparait à intervalles pour servir les repas qui démentaient son apparence ascétique.

L'auberge avait gardé son style local. Dans un monde international, elle avait conservé sa vieille saveur française. Cet endroit avait sans doute été une des premières stations balnéaires internationales – certains vieux bâtiments portaient encore des noms anglais – mais l'eau avait passé sous les ponts sans que peu ne changent. Les gratte-ciel avaient poussé là en nombre restreint.

C'était en septembre, mais cela semblait moins évident là, car tout le monde était bronzé. Les habits d'été semblaient être toujours les mêmes : ils ne froissaient pas la vue comme ces accoutrements bizarres que l'on rencontrait à New York.

Il passait ses journées à arpenter le sable doré de la plage, à regarder les vagues s'y briser, et, quand l'envie l'en prenait, il y faisait un peu de surfing. Il passait ses soirées à déguster toutes sortes de boissons, d'une terrasse à l'autre, et à y écouter de jeunes Français en pantalons de velours qui chantaient de vieilles ballades populaires en s'accompagnant de guitares. Il sentit son goût s'adapter à ces cigarettes âcres et à la saveur des pastis : leurs parfums faisaient partie de l'air du temps.

C'était une vie paisible dont l'ultime folie consistait en quelques occasionnelles passes à la roulette du casino. La véritable roulette russe qu'était sa vie, son avenir, disparaissait chaque jour un peu plus de son esprit. Jusqu'à ce que...

Il revenait à l'auberge pour dîner et il lui fallait passer près de la table de cette jeune femme, afin de pouvoir rejoindre la sienne. Et les tables étaient très proches les unes des autres dans ce petit restaurant.

« Pardonnez-moi, madame », dit-il en son français hésitant.

Puis, telle était son incertitude dans ce langage et son usage qu'il ajouta le suffixe -oiselle, rendant ainsi la tournure grotesque.

Un visage entouré de cheveux blonds se tourna vers lui, des yeux d'ambre le regardèrent. Des lèvres rouges s'épanouirent en un chaud sourire.

« Je vous en prie », dit-elle.

Au bar, après le dîner, un seul tabouret était libre et c'était à côté d'elle.

« C'est libre ? demanda-t-il.

— Bien sûr », répondit-elle en anglais avec un pur accent britannique.

Ce fut aussi simple que cela.

Et aussi fatal.

Elle s'appelait Etta : Etta Warring. Un de ses ancêtres parlait de cet endroit dans son journal intime. Il était venu là avant la Première Guerre mondiale.

Elle revenait d'un congrès international à Barcelone, elle voyageait en voiture. Elle était docteur en anthropologie.

Il lui dit qu'il était docteur lui aussi, en physique.

« Ça me rappelle une histoire… de Thurber, je crois : un des humoristes du XXe siècle américain… ou de Leacock, peut-être. Il était docteur ès lettres. Sur un bateau, une jolie blonde se tordit, un jour, la cheville, et on demanda un docteur par haut-parleur. Leacock se précipita vers la cabine de la jeune personne pour s'y trouver battu d'une courte tête par un docteur en théologie. »

Ils rirent ensemble et le moment le plus dangereux – discuter de sa profession – était passé sans qu'il ait eu à révéler ni à cacher la véritable nature de sa profession d'astronaute.

Ils firent du surfing ensemble, se promenèrent en avion au-dessus des eaux calmes de Saint-Jean-de-Luz, le long de la côte, ou simplement flânèrent dans le vieux port de Bayonne en regardant les pêcheurs qui déchargeaient leurs cargaisons comme de tout temps on l'avait fait ici. Les journées s'illuminaient de plaisirs simples.

Un jour, ils prirent la voiture copiée de la vieille Jaguar type E, avec laquelle elle était venue et ensemble parcoururent les chemins de montagne à travers les cascades glacées et les villages ancestraux des Pyrénées. Ils s'arrêtèrent sur la route et s'installèrent dans une auberge encore plus petite que L'Auberge Basque, dans une chambre toute de lambris.

Il sut alors avec une horrible certitude qu'il avait de nouveau refermé le cercle : sa mémoire revenait à des souvenirs amers, à des montagnes moins belles que celles-ci, à un village moins ancien, une auberge...

Mais l'expérience cette fois menaçait d'être encore plus amère car, à ce moment précis, il la savait douce à s'en briser le cœur, et cette fois le don de soi était réciproque. Au déjeuner, il sut qu'il fallait tout lui dire. À un moment qui aurait dû être fait de calme intimité, de quelques mots accompagnés de croissants, de gelée de groseille et de café fumant, il devait lui parler de ce sujet incongru : son travail.

 

Il poussa son assiette de côté et, malgré l'heure, commanda un cognac. Les sourcils d'Etta se soulevèrent mais elle ne dit rien. Il essaya de s'installer confortablement mais les mots venaient avec une maladresse désespérante.

« Tu sais… qui je suis ? Enfin, quel est mon travail, je veux dire… ! Tu ne...

— Quoi… Lire les journaux à scandales ? dit-elle avec un gentil sourire. Non, pas du tout ! Je ne savais pas qui tu étais. Maintenant, je le sais. J'ai écrit à mes parents et je leur ai parlé de toi dans ma lettre. Ça ne te dérange pas, j'espère ? Ils t'ont reconnu à la description que je leur ai faite et à ton nom aussi.

— Et ils désapprouvent ?

— Désapprouvent ? Et pourquoi donc ? dit-elle avec un autre sourire. Je suis une grande fille, maintenant. J'ai trente-trois ans.

— Trente-trois ans, répéta-t-il, le regard étrange. Oui, tu me l'as dit. Mais tu ne sais pas tout, évidemment, ou tu ne parlerais pas de tout cela aussi calmement.

— Quoi… ? le problème du temps relatif ? Oui, je sais.

— Mais tu n'as pas saisi tout ce que cela implique… Pour nous… À moins que tu ne ressentes pas la même chose que moi ?

— Est-ce que tu as besoin de, me poser la question ?

— Il me semble que c'est la seule chose que nous sachions faire pour le moment : poser des questions. Il n'y a pas de réponse à celle-là, tu le sais.

— Chaque question a sa réponse !

— Toi, adepte des sciences exactes, tu oses dire cela ?

— Justement à cause de cela, je le peux… Ce n'est qu'un problème de temps.

— Ne prononce jamais ce mot en face de moi, dit-il en essayant de sourire.

— Est-ce que je ne pourrais pas t'accompagner pour ce dernier voyage ? Avec mon bagage scientifique, je...

— Tu serais une surcharge. De plus, l'anthropologie est la dernière discipline dont nous ayons besoin… La loi de la moindre perte...

— Perte ? Je pensais que c'était un projet gouvernemental. Tu veux dire que c'est une affaire commerciale ?

— Jusqu'à présent, oui ! Il n'y a eu aucun bénéfice pour aucun gouvernement pour le moment. Le trafic planétaire appartient au secteur semi-public. Il y a là quelques restes de la volonté de suprématie militaire, d'hégémonie nationale. C'est faux, bien sûr, mais les blocs y sont encore attachés. Chaque assemblée du Monde a de puissants courants de pressions politiques et économiques qui sont contre le programme spatial. Aucun gouvernement avide de survivre ne prendrait le risque d'un programme de haut-espace. »

C'était une espèce de soulagement de parler de ces choses impersonnelles pendant un moment.

« Pour la société qui m'emploie, c'est un investissement à très long terme. De si longs termes et un si gros investissement que c'est la seule firme qui ait fait ce genre de chose jusqu'à présent... et cela depuis deux cents ans. Ils vendent le savoir que nous leur rapportons à des sociétés de recherches, à d'autres compagnies, mais cela ne les fait rentrer qu'à moitié dans leurs frais. Ils jouent sur le fait qu'ils sont les premiers dans ce domaine, qu'ils perfectionnent leurs techniques et qu'ils seront prêts le jour où l'espace s'ouvrira en grand... S'il s'ouvre jamais d'ailleurs. C'est un vrai jeu de roulette. Nous ne faisons qu'élargir nos techniques et nos connaissances en ce qui concerne le haut-espace, système après système. Si l'un de nous trouvait une civilisation comparable à la nôtre, les choses avanceraient avec une accélération croissante. Chacun admet maintenant que c'était la principale motivation de ce désir d'explorer les planètes : trouver une race sœur, un point de référence. Même si ce ne sont que les restes de cette race que nous trouvons... Mais nous n'avons rien trouvé. Même près des plus proches étoiles. Rien que quelques espèces primitives. Intéressantes pour les biologistes, mais rien qui puisse justifier l'intérêt de ta science... »

Il revenait aux choses personnelles, maintenant. Elles ne pouvaient être différées plus longtemps.

« Même moi, je suis un passager payant. Chaque chose est cotée à son prix de revient exact, au centime près. Le coût n'est pas grand en temps objectif. Cela ne s'accumule que dans le temps relatif. Et même si je le voulais, je ne pourrais pas me permettre de prendre un passager : pas même toi.

— Est-ce que tu ne pourrais pas décrocher ?

— Je pourrais, lui dit-il en lui faisant un bref exposé des clauses de pénalité de son contrat. Cela signifierait que je me retrouverais avec quelques milliers de dollars et tout à recommencer.

— L'argent n'est pas ce qu'il y a de plus important. J'en ai, de toute façon.

— Non, l'argent n'est pas le plus important. Et ce n'est pas le principal facteur, non plus. Terminer ma mission, c'est ça qui compte. Je ne pense pas être un lèche-bottes de ma compagnie – les compagnies sont de toutes petites choses, vues de là-haut – mais je me suis voué à mon travail, entièrement. Il me faut l'achever.

— Je comprends, dit-elle avec douceur. Moi non plus, je ne pourrais pas abandonner mon travail... même pour nous.

— Dans ton cas, tu n'aurais même pas une alternative aussi tranchée. Il pourrait y avoir un compromis. Pour moi, il n'y en a pas, dit-il en frappant du poing la paume de sa main. Pourquoi fallait-il que cela arrive maintenant... À ce dernier voyage ?...

— C'est difficile, terriblement difficile, dit-elle en lui tendant la main. Je savais que cela créerait des difficultés. Mais cela n'a rien gâché.

— Tu ne connaissais pas tous les aspects de la chose.

— J'en savais assez. Et cela ne doit rien gâcher.

— Alors tu dois accepter cela comme quelque chose de passager.

— Ce n'est pas nécessaire. Tu vas être parti pour combien de temps ? Vingt, trente ans... Je suis prête...

— Non, j'ai déjà essayé. Ça n'a pas marché. Cela ne pouvait pas marcher. »

Il se leva et tourna en rond dans la petite chambre. Le soleil qui glissait entre les pics lança soudain un rayon à travers la fenêtre et inonda la pièce de sa lumière.

Elle se leva à son tour et alla à côté de lui, entourée de la fine brume blonde de ses cheveux.

« Alors, il faut l'accepter, dit-elle calmement.

— Facile à dire !

— Je sais : facile et inadéquat. Mais que pouvons-nous dire d'autre, mon amour ? Ou faire ? Nous chérirons nos souvenirs. Bon sang, pourquoi faut-il toujours que les choses les plus simples et les plus vraies tournent en mauvais mélodrame. Et nous pouvons... » Elle s'arrêta brusquement. « Combien de temps nous reste-t-il ?

— Quatre à cinq semaines ; du moins, c'est ce qui me reste, à moi.

 À moi aussi. L'année universitaire commence bientôt, mais la faculté peut bien survivre sans moi pendant ce temps... et moi sans la faculté. »

Le ton de sa voix était vibrant, mais son regard, tandis qu'elle l'observait, était chargé de la plus douce tendresse. Il la prit dans ses bras et elle était toute tremblante.

« J'ai toujours été content de retourner dans l'espace. À chaque retour, je me suis senti un peu plus étranger à cette Terre. Cette fois je vais me sentir bien seul là-haut, dit-il en riant tristement. Inversons le poème : Vous serez sous la terre et fantôme sans os...

— La citation n'est pas exacte...

— Je sais, mais le poète parle de la mort et c'est le seul espace où le temps est égal pour tout le monde. Le seul !

— Ne devenons pas morbides », l'interrompit-elle. Ils échangèrent un long baiser. « Nous avons encore toute une vie devant nous. Retournons en ville. »

Mais elle parut absente, tout le temps du retour, ne parlant plus que lorsqu'il l'y forçait et ne répondant que par monosyllabes. Elle conduisait comme un automate.

Un télégramme l'attendait à leur arrivée. Il était certain qu'elle l'avait remarqué – certain aussi qu'elle en devinait le contenu – mais elle resta totalement silencieuse à ce propos. Il l'ouvrit quand il fut seul dans sa chambre. Il lui suffisait d'un simple calcul, facilité encore par l'habitude : il serait parti pendant trente-quatre ans de temps terrestre. Deux ans et demi de son propre temps. Quand il reviendrait enfin pour de bon, il aurait quarante-cinq ans. Etta en aurait soixante-sept. Exactement l'âge auquel il avait retrouvé Hélène.

Le matin suivant, il se leva avant huit heures. Il alla frapper à la porte d'Etta. Il n'obtint pas de réponse. Il haussa les épaules : il était encore trop tôt, mais elle devait sans doute déjà être en bas, devant son petit déjeuner. Il descendit et se dirigea vers la table qu'ils avaient partagée depuis le premier soir de leur rencontre. Elle n'était pas là non plus. Il vit une enveloppe qui portait son nom.

Il ressentit un vide soudain. Il souleva le rideau. Sa voiture n'était plus dans le petit parking couvert de gravier. Il se força à ouvrir l'enveloppe.

 

Mon amour,

Je viens de prendre l'avion de Londres. Je ne sais pas combien de temps je serai partie. Pas plus de quinze jours, j'espère. Je suis affreusement désolée de devoir prendre ainsi sur notre temps – encore ce mot atroce qui revient – mais j'agis au mieux de nos intérêts. Fais-moi confiance. Je ne puis rien te dire de plus jusqu'à mon retour. Même peut-être alors, je ne te dirai rien si cela n'a pas marché comme je le souhaite.

Si tu vois une jolie anthropologue anglaise et blonde, pendant mon absence : éloigne-t'en ! Même si elle n'est ni blonde ni anthropologue, ni anglaise. S'il te plaît, attends mon retour.

Etta.

 

Les tristes jours de solitude passèrent avec une exaspérante lenteur. Il se mit à boire plus de Pernod que d'habitude, passa plus de temps au casino, et sentit qu'il ne pouvait plus regarder la mer en face. Cette sensation de vide qu'il avait en lui était trop à l'image du vide de son existence.

Douze jours plus tard, elle réapparut de manière aussi inattendue qu'elle était partie. Sa voiture était à nouveau dans le parking, et elle l'attendait à leur table quand il arriva au dîner.

Ils se regardèrent un moment. Puis elle se jeta dans ses bras, en lui disant : « Mon amour, mon amour. » Les Français de la salle à manger sourirent comme les Français ont toujours souri aux amoureux, avec tolérance et complicité, les plus âgés avec nostalgie.

« Nous ne pouvons pas discuter ici, lui dit-il. As-tu mangé ?

— Non. » Elle secoua la tête. « Je ne pouvais pas.

— Je ne le pourrai pas non plus. »

Il la conduisit jusqu'à la terrasse. Quelqu'un apporta des verres et une bouteille de Pernod. Grant remplit les verres. Il leva enfin les yeux vers elle.

« J'ai décidé que… non, je ne peux pas m'y résoudre... je suis prêt à accepter ta décision. Si tu le veux, je romprai mon contrat. La compagnie n'y perdra pas tellement. Ils ont un pilote de réserve qui est prêt... J'ai eu tout le temps d'y penser pendant ton absence. Je... »

Elle secoua lentement la tête et le fit taire.

« Je ne veux même pas entendre parler de cela. Je ne le désirais pas avant mon départ : à plus forte raison maintenant. D'ailleurs, mon chéri, c'est trop tard.

— Trop tard ? Que t'est-il arrivé ? Pourquoi es-tu partie si rapidement pour Londres ?

— Pour être l'objet d'une opération illégale, dit-elle avec désinvolture.

— Quoi ?...

— Enfin, illégale n'est peut-être pas le mot exact. Disons : pas-encore-admise-par-la-société. C'est une nouvelle technique qui remet en cause nos valeurs sociales. Et tu sais à quel point les Anglais se soucient des problèmes sociaux. Le tout n'a pris que cinq jours, depuis le tout début jusqu'au dernier test pour s'assurer que ç'avait bien pris. Mais il m'a bien fallu une semaine pour persuader les spécialistes de me faire cette opération.

— Je t'en prie... Arrête de tourner autour du pot. Quelle opération ? Qu'as-tu fait ?

— Tu donnes à tout cela des allures de drame, dit-elle en souriant. Ce n'en est pas un. Peut-être que sans mes motivations, ça avait bien pris. Mais il m'a bien fallu une semaine pour perpétuer l'intelligence. C'est bien ironique en vérité qu'on s'en soit servi pour aider la cause de deux amoureux.

— Que Dieu maudisse le flegme anglais... Vas-tu...

— Ce n'est pas facile à dire. En bref... je me suis arrangée pour que tu me retrouves à ton retour sans que le temps m'ait touchée. »

L'esprit de Grant sombra dans le noir et redécouvrit l'image d'Hélène et de son pitoyable essai de vaincre le temps.

« C'est impossible : je vais être absent pendant trente-quatre ans... »

Le sourire d'Etta devint énigmatique alors qu'elle faisait semblant de compter sur ses doigts.

« C'est parfait : ce sera une Etta un peu plus jeune qui t'attendra. Enfin, plus jeune de quelques mois seulement.

— Que t'est-il arrivé ? Je pensais te connaître ? Depuis quand t'adonnes-tu à ce genre de sadisme ? demanda-t-il d'une voix plus déconcertée qu'amère.

— Je suis désolée, mon amour. Vraiment désolée. Je ne veux pas faire de sadisme... Je suis seulement un peu timide. Enfin, il faut bien que je te le dise : je vais avoir un enfant.

— Tu vas...

— Ne t'étonne de rien. Écoute avec attention. Je vais avoir un enfant.

— Mais...

Je t'ai dit que c'était une nouvelle technique. Faut-il que je te donne les détails ? demanda-t-elle en soupirant. Ce serait peut-être mieux ! Eh bien, ce n'est pas vraiment une nouvelle technique : c'est assez nouveau pour son application aux humains. La première expérience a été réussie par Jean Rostand aux environs des années 1950, sur des grenouilles, puisqu'il faut tout te dire. Il avait découvert que si l'on transplantait le noyau d'une cellule ordinaire dans un œuf tué par radiation, l'œuf se développe alors, comme s'il avait été fécondé. La cellule et l'œuf d'une même créature. Ce n'est que récemment qu'on a pu transposer l'expérience avec succès sur un être humain. Est-ce que tu comprends maintenant ? »

Son esprit se refusait à admettre cela. Il écoutait avec étonnement, c'est tout.

« Je t'ai dit que tu me trouverais à ton retour. C'est vrai. Ce sera moi : exactement moi. Même mon nom, puisque je lui donnerai le mien. Et ne crains rien quant à une éventuelle différence. Ce sera une fille à ma parfaite ressemblance. »

Ce qu'il commençait à comprendre l'étourdissait.

« Mais ce ne sera pas toi... pour moi ce sera toi… mais...

— Il n'y a que cela qui compte. Nous ne pouvons être deux à nous revoir. Mais comme cela l'un de nous retrouvera l'autre. »

Elle se mit à rire, mais elle était proche des larmes, il le savait.

« Tu me comprends ? continua-t-elle. L'un de nous sera là.

— Je ne trouve pas de mots...

— Ne cherche pas, mon amour.

— Il le faut. Je me sens si égoïste... plus égoïste que j'aurais jamais cru pouvoir l'être. Tu es partie et tu as... fait tout ça… et pendant tout ce temps, je ne suis même pas arrivé à prendre de décision... autre que celle de t'en laisser la responsabilité. Je suis le pire des… »

Elle lui mit un doigt sur la bouche.

« Non, mon chéri, tu n'es pas pire que n'importe qui. Au contraire, tu es ce qu'il y a de mieux, et dans une catégorie très spéciale. Tu n'es pas égoïste. C'est la société qui est égoïste de te demander ce qu'elle te demande, sans même d'ailleurs reconnaître la portée de ton sacrifice. Excepté...

— Non, dit-il. Tu ne peux pas utiliser ce mot après ce que tu viens de faire. C'est toi qui as fait un sacrifice énorme. Je ne...

— S'il te plaît… laisse-moi terminer… j'insiste ! La seule reconnaissance de la société est de te traiter comme une espèce d'original. J'ai eu assez de temps quand j'étais à l'hôpital pour lire les journaux de la presse populaire. Assez de temps pour comprendre quelle a été ta vie. Et tout cela ne faisait qu'affermir ma décision. Je suis contente d'avoir fait cela… contente de tout mon cœur. Alors, je t'en prie, ne proteste plus. C'était le seul moyen… et sois heureux qu'il ait existé et que je l'aie su et que j'aie pu en obtenir le bénéfice.

— Mais comment – non, je ne proteste pas – comment peux-tu savoir qu'elle m'aimera ? C'est assez d'un sacrifice. Tu ne peux pas condamner une enfant à grandir dans un carcan aussi étroit que celui que tu lui proposes… C'est atroce d'imposer cela à un être humain. »

Elle sourit mais ses lèvres tremblaient.

« Ce ne sera pas une obligation, mon amour, mais un rêve à réaliser : un but. Elle aura un avantage que je n'aurais pas eu : je n'ai jamais su tout au cours de ma vie ce que j'en attendais exactement. Elle le saura. Et elle découvrira l'amour avec toi comme je l'ai découvert. Parce qu'elle sera moi, et non pas n'importe quelle enfant qui présente les complications génétiques d'une double parenté. Elle sera mon image. »

Il la regardait, fasciné.

« Mais elle n'aura pas nos souvenirs, ceux de maintenant...

— Comment crois-tu que mes jours passeront en ton absence ? Je ferai vivre les souvenirs et je les transmettrai à ma fille. Ma fille ! Quel dommage que ce ne puisse être notre fille. Peut-être cela sera-t-il possible la prochaine fois. »

Elle tourna la tête pour la cacher, soudain, dans l'ombre fraîche de la terrasse. Mais, après de longues minutes, quand elle lui refit face, elle avait, à force de volonté, repris son sourire.

« Et qui sait ? Les savants n'en sont pas encore certains, mais la mémoire est peut-être transmissible dans ce genre de reproduction directe. Des parcelles de moi t'attendront aussi. Alors, cessons de parler de sacrifice. Et il nous reste encore un peu de temps pour nous fabriquer d'autres souvenirs. Nous n'avons même pas commencé nos apéritifs. Regarde, les glaçons sont presque tout fondus. »

Elle leva son verre et attendit.

 

Traduit par ROBERT BERGHE.

The Last Time Around.

© Galaxy Publishing Corp., 1970.

© Éditions Opta, pour la traduction.