DESCENTE AU PAYS DES MORTS
par William Tenn
La transmigration des âmes, qui vient d'être sur la sellette, n'est pas le seul moyen de descendre au pays des morts. Il s'en faut de beaucoup. D'une certaine façon, nous allons rester dans le même problème que Brunner ; disons : un problème de gestion de stocks. Quelquefois, ce ne sont pas les âmes qui manquent, mais les corps ; et il faut bien arbitrer. Une civilisation technologique avancée en a les moyens...
Ah ! Un mot en passant : vous allez lire ici le seul récit à la première personne de tout le recueil. A priori, nous nous serions attendus à en trouver davantage. Le thème de l'immortalité serait-il trop éprouvant pour être traité de la sorte ? Les auteurs seraient-ils plus ou moins en danger de devenir fous ? Le péril, bien sûr, est moins grave quand on s'appelle William Tenn, et qu'on a un contrôle de l'écriture assez rare en science-fiction.
1
JE me trouvais devant la porte d'entrée du Dépotoir, et je sentis mon estomac se soulever péniblement. Cette impression, je l'avais déjà ressentie, il y a de cela plus de onze ans, en voyant une flotte terrestre tout entière – près de 20 000 hommes – littéralement pulvérisée sous mes yeux, au cours de la seconde Bataille de Saturne. Mais à cette époque, j'avais pu distinguer les fragments des vaisseaux dispersés aux quatre coins du ciel, et je croyais entendre les hurlements des hommes projetés dans l'espace. Puis les appareils des Éotiens, assez semblables à des boîtes avaient surgi dans mon champ de vision, parmi les débris de l'effroyable cataclysme qu'ils avaient déclenché, et ce tableau d'apocalypse suffisait à expliquer la présence du serpent de transpiration glaciale qui s'enroulait autour de mon front et de mon cou.
À présent, je n'avais devant moi qu'un vaste bâtiment banal, semblable aux centaines d'usines peuplant les banlieues industrielles du vieux Chicago : une manufacture entourée d'une clôture, dont l'entrée était fermée par une grille cadenassée, et un vaste terrain d'essais – le Dépotoir. Et pourtant, je sentais sur ma peau une transpiration encore plus glaciale, mon estomac se contractait dans un spasme plus violent que je n'en avais jamais expérimenté dans aucune des innombrables et ruineuses batailles qui avaient déterminé la création de cet établissement.
C'était d'ailleurs fort compréhensible, pensai-je. Ce que je ressentais, c'était la vieille terreur ancestrale, génératrice de toutes les terreurs passées, présentes et à venir, le spectre né de la nuit des temps, qui faisait frissonner ma chair d'une invincible répugnance. Oui, c'était compréhensible – mais cela n'avançait guère les choses. Je n'arrivais pas à me résoudre à franchir cette grille, à passer devant cette sentinelle.
J'étais demeuré à peu près calme avant d'avoir aperçu l'énorme coffre cubique disposé contre la clôture, ce coffre d'où émanait une légère puanteur et qui était surmonté d'un vaste écriteau coloré :
NE GASPILLEZ PAS LES DÉTRITUS, DÉPOSEZ-LES ICI.
SOUVENEZ-VOUS :
TOUT CE QUI EST USAGÉ PEUT ÊTRE RÉPARÉ.
TOUT CE QUI EST ENDOMMAGÉ PEUT ÊTRE RÉCUPÉRÉ.
TOUT CE QUI À DÉJÀ SERVI PEUT ENCORE RESSERVIR.
DÉPOSEZ ICI TOUS VOS DÉCHETS.
Service de la Récupération.
J'avais pu voir ces coffres cubiques et compartimentés et ces écriteaux dans tous les cantonnements, les hôpitaux, les camps de détente dispersés depuis la Terre jusqu'aux astéroïdes. Mais de les retrouver, précisément à cet endroit, leur conférait une signification nouvelle. Reverrais-je, à l'intérieur, les placards au texte plus succinct ? Vous devinez de quoi je veux parler.
Il nous faut faire appel à nos ultimes ressources pour vaincre l'ennemi et...
LES DÉCHETS CONSTITUENT NOTRE PLUS GRAND RÉSERVOIR DE MATIÈRES PREMIÈRES.
Ç'aurait été pousser l'ingéniosité jusqu'à ses limites extrêmes que de tapisser les murs de ces affiches.
Tout ce qui est endommagé peut être récupéré...
Je fléchis mon bras droit sous la manche de mon blouson bleu. Il semblait faire partie intégrante de ma personne et le ferait toujours. Et dans deux ans, si j'étais encore vivant à cette époque, la fine cicatrice blanche qui entourait mon coude serait devenue complètement invisible. Bien sûr, tout ce qui est endommagé peut être récupéré. Tout, sauf une chose – la plus importante.
Moins que jamais, j'éprouvais l'envie de franchir la grille.
C'est alors que j'aperçus ce jeune homme. Celui qui venait de la base d'Arizona.
Il était planté devant la guérite de la sentinelle, aussi paralysé que moi-même. Au centre de sa casquette d'uniforme, on apercevait un Y flambant neuf, avec un point au centre, l'insigne de commandant de chasseur d'interception. À la séance d'instruction de la veille, il ne le portait pas encore. Cela signifiait qu'il venait de recevoir sa nomination. Il paraissait tout jeune et très ému.
Je me souvenais de l'avoir remarqué à la conférence. C'était lui qui avait levé une main timide lorsque était venu le moment de poser des questions ; c'était lui qui s'était levé à demi et avait nerveusement remué les lèvres avant de bafouiller : « Excusez-moi, mais ils… ils ne sentent pas vraiment mauvais, je suppose ? »
La question avait déclenché une tempête de rires, de ces rires frénétiques d'hommes qui ont frisé l'hystérie collective pendant un après-midi entier et ne sont que trop heureux de profiter d'un moment de détente, tout prêts à découvrir de la drôlerie dans la phrase naïve d'un jeune homme.
Et l'officier aux cheveux blancs, qui n'avait même pas souri, attendit la fin de la tempête avant de répondre gravement : « Non, ils ne sentent absolument pas mauvais. Du moins s'ils se baignent régulièrement. Exactement comme vous, messieurs. »
Cette réponse jeta une douche sur notre gaieté. Même le jeune officier, qui se rasseyait tout rougissant, serra les mâchoires sous l'ironie. Vingt minutes plus tard, à l'issue de la réunion, les muscles de mon visage étaient encore crispés et douloureux, tant la tension avait été grande.
« Exactement comme vous, messieurs… »
Je me secouai énergiquement et me dirigeai vers le jeune homme. « Bonjour, commandant, dis-je. Vous êtes ici depuis longtemps ? »
Il parvint à sourire. « Un peu plus d'une heure, commandant. J'ai pris le 8 heures 15 à la base. La plupart des camarades dormaient encore, car la soirée s'est prolongée fort tard. J'étais allé me coucher de bonne heure – je voulais disposer du maximum de temps pour m'imprégner de l'atmosphère de l'endroit. Mais il semble que je n'en aie pas tiré grand bénéfice.
— Je sais. Il est des choses auxquelles il est impossible de se faire. Des choses auxquelles on ne doit pas se faire. »
Il jeta un coup d'œil sur ma vareuse. « Vous n'en êtes sans doute pas à votre premier commandement de chasseur d'interception ? »
Mon premier ? Plutôt mon vingt et unième, fiston ! Je me souvins alors que chacun me trouvait jeune pour le nombre de décorations que je portais. « Non, pas précisément mon premier commandement. Mais je n'ai jamais eu sous mes ordres un équipage de Récupérés. L'expérience est aussi nouvelle pour moi que pour vous. Écoutez, commandant, l'épreuve est rude pour moi aussi. Si nous franchissions la grille de compagnie ? Après cela, le plus dur sera fait. »
Le garçon approuva énergiquement. Bras dessus, bras dessous, nous nous dirigeâmes vers la sentinelle. Celle-ci nous ouvrit la grille en disant : « C'est tout droit… vous prendrez le premier ascenseur sur la gauche et vous monterez au quinzième étage. »
Nous franchîmes la porte principale du bâtiment et escaladâmes un long escalier jusqu'à un écriteau en lettres rouges et noires :
CENTRE DE RÉCUPÉRATION
DE PROTOPLASME HUMAIN
ATELIER DE FINITION DU TROISIÈME DISTRICT
On voyait passer dans le hall principal des hommes d'aspect âgé mais fort droits, et quelques jolies filles en uniforme. Je remarquai avec satisfaction que la plupart d'entre elles étaient enceintes. C'était le premier spectacle agréable qu'il m'eût été donné de contempler depuis une semaine.
Nous pénétrâmes dans un ascenseur en indiquant à la préposée que nous nous rendions au quinzième. Elle pressa un bouton et attendit que tous les passagers fussent entrés. La jeune fille ne paraissait pas enceinte. Je me demandai pour quelle raison.
En regardant de près les pattes d'épaules de mes voisins, je réussis à maîtriser les écarts de mon imagination. Cette vue me rendit à peu près au sens des réalités.
C'était un écusson circulaire rouge avec les lettres F.A.T. en noir surimprimées sur un G-4 en blanc. F.A.T., Forces Armées Terrestres, naturellement – ces lettres constituaient l'insigne général de toutes les unités de l'arrière. Mais pourquoi n'employait-on pas les lettres G-1 qui représentaient la division du Personnel ? G-4 signifiait Approvisionnement. Approvisionnement !
On peut toujours faire confiance aux F.A.T. Des milliers de spécialistes psychologiques pouvaient se creuser le cerveau pour imaginer les moyens de préserver le moral de la troupe dans les zones de combat, mais chaque fois, le bon vieux F.A.T. ne manquait jamais de choisir le nom le plus laid, celui dont le goût était le plus détestable.
Bien sûr, me disais-je, on ne peut mener une guerre interstellaire, dévastatrice, sans quartier, pendant vingt-cinq ans et conserver la même délicatesse de sentiments qu'au premier jour. Mais pas Approvisionnement, messieurs ! Pas en cet endroit – pas dans le Dépotoir. Efforcez-vous au moins de sauver les apparences.
Puis l'ascenseur démarra et, tandis que la préposée annonçait les étages, bien d'autres pensées accaparaient mon esprit.
« Troisième étage : réception et classification des cadavres », récitait l'opératrice.
« Cinquième étage : conditionnement préliminaire des organes.
« Septième étage : reconstitution du cerveau et ajustement neural.
« Neuvième étage : réflexes élémentaires et contrôle musculaire. »
À ce moment, je me contraignis à ne plus écouter, comme à bord d'un croiseur lourd, par exemple, quand la chambre des machines de poupe reçoit un coup au but lancé par un voltigeur éotien. Lorsque la chose vous est arrivée deux ou trois fois, vous apprenez à vous boucher, les oreilles et à vous dire : « Je ne connais personne dans cette satanée chambre des machines, absolument personne, et dans quelques minutes tout ira bien de nouveau. »
En quelques minutes, en effet, le calme est rétabli. Le seul ennui, c'est qu'alors vous avez des chances d'être désigné pour faire partie de l'équipe chargée de nettoyer les cloisons et de remettre les moteurs en route.
Même chose maintenant. À peine avais-je banni de mes oreilles la voix de l'opératrice que nous nous trouvions au quinzième étage – « Derniers examens et expédition » – et nous dûmes, le garçon et moi, sortir de l'ascenseur.
Il était vert, les genoux fléchis, les épaules courbées en avant. J'éprouvais pour lui de la reconnaissance. Rien de tel que d'avoir à s'occuper d'autrui.
« Venez, commandant, soufflai-je. Du cran, allons-y. Regardons les choses en face. Pour des gens de notre espèce, il s'agit pratiquement d'une réunion de famille. »
C'était la dernière chose à dire. Il me regarda comme si je venais de lui lancer un coup de poing en pleine figure.
« Je ne vous remercie pas de ce rappel, mon cher », dit-il. Puis il se dirigea d'un pas raide vers la préposée à la réception.
Je m'en serais mordu la langue de dépit. Je me précipitai derrière lui. « Désolé, mon vieux. J'ai encore été trop bavard. Mais ne me gardez pas rancune. Il a bien fallu que je m'entende moi-même prononcer ces paroles. »
Il réfléchit un instant à ce que je venais de lui dire et hocha la tête. Puis il eut un sourire. « Entendu… sans rancune. C'est une guerre sans merci, n'est-ce pas ? »
Je lui rendis son sourire. « Sans merci ? Je me suis laissé dire que, si l'on n'y prenait pas garde, on pouvait fort bien se faire tuer. »
2
La préposée à la réception était une petite blonde, d'aspect doux, qui portait deux alliances sur une main et une troisième sur l'autre. D'où je conclus, selon l'usage en vigueur dans les planètes, qu'elle avait été veuve deux fois.
Elle prit nos ordres de mission et lut avec affectation devant son micro d'interphone : « Attention, Conditionnement Final, Attention, Conditionnement Final. Préparez-vous à l'expédition immédiate des numéros suivants : 70623152, 70623109, 70623166 et 70623123. Également 70538966, 70538923, 70538980 et 70538937. Veuillez mettre en route les sections ci-dessus désignées et vérifier tous les renseignements sur les états F.A.T. A.G.O. 362, selon les instructions F.A.T. de la circulaire 7896 du 15 juin 2154. Prévenez lorsque les intéressés seront prêts pour les examens de sortie. »
J'étais impressionné. C'était la même procédure lorsqu'on se rendait au magasin pour obtenir le remplacement des tuyères de poupe.
Elle leva la tête et nous gratifia d'un sourire enjôleur. « Vos équipages seront prêts dans un instant. Voulez-vous vous asseoir, messieurs ? »
Elle se leva pour prendre un dossier dans un classeur disposé contre le mur. À son retour vers son bureau, je remarquai qu'elle était enceinte – environ quatre mois – et comme de bien entendu, je fis un petit hochement de tête satisfait. Du coin de l’œil je vis que le garçon en avait fait autant.
Nous nous regardâmes mutuellement en éclatant de rire. « Oui, dit-il, c'est une terrible guerre.
— D'où êtes-vous ? Vous n'avez pas l'accent du troisième district, apparemment.
— En effet. Je suis né en Scandinavie, onzième région militaire. Ma ville natale est Göteborg, en Suède. Mais, après ma promotion, je ne voulais naturellement plus voir les parents. C'est pourquoi j'ai demandé mon transfert à la troisième et, dorénavant, jusqu'au moment où je rencontrerai un voltigeur, c'est là que je passerai mes permissions et me ferai, le cas échéant, hospitaliser. »
J'avais entendu dire que beaucoup de jeunes chasseurs pensaient ainsi. Personnellement, je n'avais pas eu l'occasion de savoir quels seraient mes sentiments s'il m'était donné d'aller voir mes parents à la maison. Mon père avait péri au cours de la tentative désespérée pour reprendre Neptune ; à l'époque, je me trouvais encore à l'école et j'étudiais les notions élémentaires de combat spatial. Quant à ma mère, elle était secrétaire de l'amiral Raguzzi lorsque le vaisseau Thermopylæ avait reçu un coup direct au cours de la célèbre défense de Ganymède. Cela se passait avant la publication des Décrets sur la Repopulation, naturellement, lorsque les femmes pouvaient encore occuper des emplois administratifs dans les zones de combat.
D'autre part, il se pouvait que deux de mes frères, au moins, fussent encore vivants. Mais je n'avais fait aucun effort pour les revoir depuis que j'avais obtenu mon Y frappé d'un point. C'est pourquoi mes sentiments étaient fort proches de celui du garçon, ce qui n'avait rien d'étonnant.
« Vous êtes Suédois ? demandait la blonde jeune fille. Mon second mari était né en Suède. Vous le connaissiez peut-être : Sven Nossen. Je crois qu'il avait beaucoup de parents à Oslo. »
Le garçon fronçait les sourcils, donnant l'impression de fouiller ses souvenirs. Enfin il secoua la tête. « Non, je ne vois pas. Mais je me rendais rarement à Göteborg avant mon départ. »
Elle claqua la langue avec l'air de dire : « Quel provincial ! » La classique petite blonde au visage d'enfant. Une vraie sotte. Et pourtant, il ne manquait pas de jolies filles intelligentes, dans les planètes, qui devaient se contenter d'un cinquième de part dans l'intérêt d'un crétin abyssal, pourvu qu'il pût se prévaloir d'un minimum de virilité ou d'un certificat de la banque locale de semence spermatique. La blondinette qui se trouvait devant nous en était à son troisième époux complet.
Peut-être bien, pensai-je, si j'étais moi-même en quête d'une femme, est-ce le genre que je choisirais pour me faire oublier la puanteur des rayons des voltigeurs et les pétarades des obusiers nucléoniques. Peut-être qu'au, retour des échauffourées compliquées avec les Éotiens, au cours desquelles on s'était cassé la tête à deviner le rythme de bataille que les maudits insectes allaient adopter, il serait doux de retrouver une petite bonne femme jolie et simple auprès de laquelle on pourrait goûter une détente dans le calme.
Je m'aperçus qu'elle me parlait. « Vous n'avez jamais eu sous vos ordres un équipage de ce genre, n'est-ce pas, commandant ?
— De zombies, voulez-vous dire ? Non, c'est la première fois, je suis heureux de le dire. »
Elle fit une moue de désapprobation, tout aussi séduisante que ses moues d'approbation. « Nous n'aimons pas ce mot.
— Des Récupérés, si vous préférez.
— Nous n'aimons pas non plus ce terme. Vous parlez d'êtres humains comme vous-même, commandant. Tout à fait comme vous-même. »
Je sentais la moutarde me monter au nez. Puis je m'aperçus qu'elle n'y avait pas mis de mauvaises intentions. Elle ne savait pas. Après tout, ce détail ne se trouvait pas inscrit sur nos ordres de mission.
Je me calmai.
« Eh bien, dites-moi comment on les appelle ici. »
La blonde se redressa avec raideur. « Nous les appelons subrogés soldats. L'épithète "zombie" désignait le modèle périmé n° 21 dont la construction a été abandonnée depuis cinq ans. On vous fournira des individus basés sur les modèles 705 et 706, qui sont pratiquement parfaits. À vrai dire, ils sont, à bien des points de vue...
— Ils n'ont pas la peau bleuâtre ? Pas de crises de somnambulisme au ralenti ? »
Elle secoua énergiquement la tête. Ses yeux s'éclairèrent. Elle avait évidemment ingéré toute la prose publicitaire. Après tout, elle n'était pas tellement sotte – pas un grand cerveau bien sûr, mais elle avait pu converser de temps en temps avec ses époux successifs. Elle poursuivit avec enthousiasme :
« La cyanose résultait d'une mauvaise oxygénation du sang – c'est lui qui nous a posé les problèmes de reconstitution les plus difficiles après le système nerveux. Lorsque les cadavres nous parviennent, les cellules sanguines se trouvent dans un état déficient, mais nous parvenons néanmoins à reconstruire un cœur très valable. Mais que subsiste le plus petit dommage au cerveau ou à la moelle épinière et il faut tout reprendre de zéro.
« D'autre part, il y a les erreurs de connexion !
« Ma cousine Lorna travaille au département de Conditionnement neural et elle me dit qu'il suffit d'une seule inversion pour que tout soit fichu – vous savez ce que c'est, commandant. À la fin de la journée, vous avez les yeux fatigués, vous commencez à lorgner la pendule du coin de l'œil – alors, une seule inversion et les réflexes de l'individu terminé deviennent si aberrants qu'il faut le ramener au troisième étage et tout reprendre de bout en bout. Mais vous n'avez à craindre aucun incident de ce genre. Depuis l'adoption du modèle 663, nous employons le système d'inspection à deux équipes dans le service du Conditionnement neural. Et les séries 700 ont été absolument merveilleuses !
— Vraiment ? Supérieures au vieux procédé mère-fils, peut-être ?
— Mon Dieu… réfléchit-elle. Vous seriez étonné, commandant, si vous pouviez voir les dernières fiches de performances. Naturellement, il reste la grande déficience, à laquelle on n'a jamais pu remédier.
— Il est une chose que je ne comprends pas », intervint le garçon. Pourquoi utilise-t-on nécessairement des cadavres ? Un corps qui a vécu sa vie, mené ses batailles, pourquoi ne pas lui laisser la paix ? Je sais que les Éotiens peuvent toujours nous vaincre sur le terrain de la reproduction en augmentant le nombre des reines dans leurs vaisseaux, je sais que la question des effectifs est le plus grand problème qui se pose aux F.A.T., mais il y a longtemps que nous faisons la synthèse du protoplasme. Pourquoi n'en ferions-nous pas autant pour le corps tout entier, depuis les orteils jusqu'aux lobes frontaux ? De cette façon, nous produirions des androïdes présentables, qui n'empesteraient pas vos narines de l'odeur de la mort chaque fois que vous les rencontrez sur votre chemin. »
La blonde se fâcha pour de bon. « Nos produits n'ont aucune odeur. Grâce à nos récents travaux, nous pouvons garantir que nos derniers modèles ne dégagent pas plus d'odeur corporelle que vous, jeune homme, et peut-être moins. D'ailleurs, nous ne réanimons pas les cadavres. Nous nous contentons de prélever sur eux le protoplasme humain. Nous récupérons les matériaux cellulaires endommagés dans les secteurs où la pénurie se fait le plus durement sentir dans le personnel militaire. Vous ne parleriez pas de cadavres si vous pouviez voir dans quel état nous parviennent quelques-uns de ces corps. Parfois, dans un ballot entier – chaque ballot contient vingt victimes – nous ne trouvons pas suffisamment de matière pour reconstituer un seul rein. Il nous faut alors prendre un fragment de tissu intestinal par-ci, un morceau de rate par-là, les traiter, les réunir avec soin...
— C'est bien ce que je veux dire. Au lieu de vous donner toute cette peine, pourquoi ne pas travailler sur de véritables matières premières fraîches ?
— Comme par exemple… » interrogea-t-elle. Mon voisin agita dans l'espace ses mains gantées de noir.
« Les éléments de base : le carbone, l'hydrogène, l'oxygène et ainsi de suite.
— Ces éléments de base, il faut encore pouvoir en disposer, fis-je remarquer doucement. Vous pourriez prélever l'oxygène et l'hydrogène dans l'air et dans l'eau. Mais où prendriez-vous le carbone ?
— Là où s'approvisionnent les autres fabricants de produits synthétiques – charbon, huile, cellulose. »
La préposée à la réception s'adossa à sa chaise. « Ce sont là des substances organiques, lui rappela-t-elle. Si vous utilisez des matières premières qui ont été vivantes autrefois, pourquoi ne pas adopter celles qui se rapprochent le plus possible du produit fini que vous voulez obtenir ? C'est une simple question d'économie industrielle. Croyez-moi, commandant. Le meilleur matériau et le moins cher pour la fabrication des subrogés soldats, c'est encore les cadavres de soldats morts à l'ennemi.
— Naturellement, dit le garçon, cela se comprend. On ne peut faire d'autre usage des corps des soldats usés et vieillis par mille combats. Cela vaut mieux que de les enfouir dans la terre où ils seraient perdus pour tout le monde. »
La petite blonde esquissa un sourire d'acquiescement, puis lui jeta un regard scrutateur et changea d'avis. Un certain trouble semblait s'être emparé d'elle. Aussi répondit-elle avec empressement à l'appel de l'interphone.
Je l'observais d'un air approbateur. Non, ce n'était pas une écervelée. Elle était très féminine, voilà tout. Je soupirai. Je me trompe facilement sur les gens, mais lorsqu'il s'agit de femmes, cela devient une sorte d'infaillibilité à rebours.
« Commandant, dit-elle en s'adressant au garçon, voudriez-vous vous rendre à la chambre 1591 ? Votre équipage vous y rejoindra dans un instant. » Elle se tourna vers moi. « Et pour vous la chambre 1524, s'il vous plaît, commandant. C'est tout droit. »
Le garçon s'inclina et sortit, droit comme un I. J'attendis que la porte se fût refermée derrière lui et me penchai vers la préposée à la réception. « Je regrette les Décrets sur la Repopulation, dis-je. Vous feriez un excellent officier d'orientation à l'arrière. Vous m'en avez appris davantage sur le Dépotoir en une seule conversation qu'en vingt conférences d'instruction. »
Elle examina mon visage anxieusement. « Vous pensez ce que vous dites, j'espère, commandant. Voyez-vous, nous nous sommes tous engagés à fond dans cette entreprise. Nous sommes très fiers des progrès qu'a réalisés l'usine de finition du Troisième District. Nous parlons des nouveaux progrès, tout le temps, partout – même à la cantine. Il était trop tard lorsque je me suis avisée (elle rougit de cette rougeur profonde qui est l'apanage des blondes) que vous pourriez prendre ce que je disais pour des allusions personnelles. Je serais navrée si...
— Il n'y a pas lieu de regretter quoi que ce soit, lui assurai-je. Vous avez parlé métier. Au cours de mon récent séjour à l'hôpital, j'ai surpris la conversation de deux chirurgiens qui discutaient de la meilleure manière de réparer un bras d'homme. On aurait juré qu'il s'agissait de restaurer le bras d'un fauteuil de luxe. C'était fort intéressant et j'ai beaucoup appris. »
Lorsque je la quittai, mon visage portait une expression de gratitude, ce qui est absolument la seule manière de prendre congé d'une personne du sexe faible, et je dirigeai mes pas vers la chambre 1524.
3
Cette pièce servait évidemment de salle de classe lorsqu'on ne procédait pas au ramassage des pièces anatomiques humaines. Une rangée de chaises, un grand tableau noir, et quelques cartes.
L'une des cartes traitait des Éotiens et contenait la liste des informations de base, à la vérité très limitées, que l'on avait pu rassembler sur ces insectes en un quart de siècle, depuis le moment où ils avaient fait une sanglante irruption au-delà de Pluton, avec l'intention bien arrêtée de s'emparer du système solaire. Elle n'avait guère changé depuis l'époque où j'étudiais ces particularités sur les bancs de l'école secondaire ; la seule différence résidait dans un chapitre légèrement allongé en ce qui concernait leur intelligence et leurs motivations. Il ne s'agissait bien entendu que d'une théorie, mais elle reposait sur des bases plus sérieuses que celle qu'il m'avait été donné d'assimiler. Les grands cerveaux avaient abouti à la conclusion que, si toutes les tentatives de communication avec eux avaient échoué, ce n'était pas du fait de leur appétit de conquête, mais parce qu'ils étaient affectés d'une xénophobie extrême, à l'image de leurs cousins terrestres moins évolués.
Voyez par exemple ce qui se passe lorsqu'une fourmi s'aventure aux abords d'une fourmilière étrangère : pas d'explications, on lui coupe la tête sans autre forme de procès. S'il s'agit d'une race différente, les fourmis-soldats réagissent avec une promptitude encore plus grande. Ce qui fait qu'en dépit de la science dont faisaient preuve les Éotiens, et qui en bien des secteurs surpassait la nôtre de fort loin, ils étaient psychologiquement incapables de concevoir qu'un voisin à l'aspect dissemblable du leur soit doué d'intelligence, de sensibilité et possède le droit à l'existence. Beaucoup trop d'humains leur ressemblent sur ce point.
Tel était peut-être le problème. Pendant ce temps, nous étions engagés dans une lutte sans merci avec les Éotiens, une bataille sans fin qui tantôt s'étendait jusqu'aux confins de Saturne et tantôt se localisait dans l'orbite de Jupiter. Faute de découvrir une nouvelle arme d'une puissance à ce point inimaginable que nous pourrions détruire leur flotte avant qu'ils aient eu le temps de réaliser cette arme à leur tour – ce qui s'était produit régulièrement dans le passé – notre seul espoir consistait à découvrir le système solaire dont ils étaient issus, construire, non seulement un vaisseau interstellaire, mais une flotte complète de ces appareils – et sinon détruire leurs bases, du moins leur causer des dommages suffisants pour qu'ils soient contraints de battre en retraite et d'adopter une position défensive. Ce qui faisait beaucoup d'aléas.
Mais si nous voulions maintenir le statu quo jusqu'à l'heure décisive, il fallait que notre moyenne des naissances fût en excédent sur nos pertes. Pendant la décade passée, il n'en avait pas été ainsi, en dépit des réglementations de plus en plus rigoureuses sur la Repopulation, lesquelles mettaient progressivement en pièces toutes nos lois morales et sociales. C'est alors que le service de la Récupération remarqua qu'à peu près la moitié de nos vaisseaux étaient fabriqués à partir des débris métalliques récupérés sur les champs de bataille. Où se trouvait le personnel qui avait constitué les équipages de ces épaves ?...
Et c'est ainsi que prirent naissance ceux que, par un délicat euphémisme, la jeune fille blonde et ses collègues appelaient des subrogés soldats.
Je me trouvais à bord du vieux Jenhiz Khan, en qualité d'opérateur de seconde classe aux ordinateurs, lorsque les premiers éléments de cette production étaient montés en renfort pour remplacer les victimes des récentes batailles.
Permettez-moi de vous dire que nous avions de bonnes raisons de les appeler des zombies ! La plupart d'entre eux étaient aussi bleus que l'uniforme qu'ils portaient ; leur respiration était à ce point bruyante qu'ils auraient pu passer pour des locomotives ; quant à leurs yeux… aussi intelligents que des bouchons de carafe. Et leur façon de marcher… Un poème !
Mon ami Johnny Cruro, qui fut la première victime de la grande percée de 2143, prétendait qu'ils avaient l'air de descendre une colline escarpée pour rejoindre le caveau familial. Le corps tendu, les bras et les jambes se déplaçant comme dans un film au ralenti, avec une secousse finale – de quoi vous faire passer des frissons dans le dos.
Ils n'étaient bons à rien sinon aux corvées les plus rudimentaires. Et même dans ce cas… Si on leur confiait la mission d'astiquer l'affût d'un canon, il ne fallait pas oublier de revenir au bout d'une heure, sans quoi ils auraient continué de frotter jusqu'à usure complète de la pièce. Naturellement, ils n'étaient pas tous aussi nuls. Johnny Cruro affirmait qu'il en avait rencontré un ou deux qui auraient pu passer dans leurs bons jours pour des idiots de village.
Ce sont les combats qui mirent fin à leur carrière, du moins en ce qui concerne les F.A.T. Non pas qu'ils fussent pris de panique – c'était exactement l'inverse. Alors que le vaisseau tanguait et roulait, en changeant de cap toutes les trois secondes, que les obusiers nucléoniques, dans la chaleur de l'action, tournaient au jaune dans le couloir de batterie, que le haut-parleur ne cessait de lancer des ordres d'une voix stridente, que les hommes se précipitaient d'un poste à l'autre au fil des péripéties du combat, que chacun travaillait dans des transes en se demandant pourquoi les Éotiens n'avaient pas encore fait sauter une cible aussi vaste et aussi lente que le Khan, on voyait soudain apparaître un zombie, balayant imperturbablement le pont avec des gestes de pantin disloqué qui vous faisaient passer des frissons le long de l'échine...
Je me souviens d'avoir vu des canonniers, devenus furieux, frapper les zombies à coups de barre de fer ou les marteler de leurs poings gantés de métal. Un jour, un officier, reprenant sa place à la chambre de pilotage, avait déchargé à plusieurs reprises son arme sur un zombie qui nettoyait paisiblement un hublot pendant que la proue de l'astronef était en feu. Et tandis que le zombie s'effondrait sans se plaindre et sans avoir rien compris, sur le plancher, le jeune officier était resté près de lui tout en répétant inlassablement, comme s'il s'était agi d'un chien turbulent : « Couché, couché, couché, tonnerre de Dieu ! »
C'est pour cette raison que les zombies furent retirés du service. Non à cause de leur manque d'efficacité – la psychose du combat passait bien au-dessus de leurs têtes. Sans cette circonstance, nous aurions peut-être fini par nous habituer à leur présence – Dieu sait si l'on se fait à toutes sortes de choses, en pleine bataille. Mais les zombies appartenaient à un monde bien au-delà de la guerre.
La perspective de mourir une seconde fois les laissait absolument de glace !
Quoi qu'il en soit, on prétendait que les nouveaux modèles constituaient un progrès considérable. Je le souhaitais. Un chasseur d'interception, c'est, à peu de chose près, un appareil suicide, mais il vous faut obtenir le maximum de chacun des membres de l'équipage, si vous voulez espérer mener à bonne fin les folles missions qui vous sont confiées, sans parler de rentrer à la base. D'autre part, l'engin est terriblement exigu, et les hommes doivent apprendre à se supporter dans un espace aussi restreint.
J'entendis un bruit de pas : plusieurs hommes descendaient le long du corridor et vinrent s'arrêter devant la porte.
Ils attendirent. J'attendis aussi. Je sentais ma peau se hérisser. Et puis je perçus un piétinement incertain. La perspective de se présenter devant moi les rendait nerveux !
Je me dirigeai vers la fenêtre et jetai un coup d'œil sur le champ de manœuvres. De vieux vétérans, dont le corps et l'esprit étaient trop usés pour être utilement réparés, apprenaient à un groupe de zombies à se servir de leurs réflexes nouvellement conditionnés, en leur faisant effectuer des exercices groupés.
J'avais les mains croisées derrière le dos et je les serrais avec une telle force que le sang avait reflué dans mes poignets. C'est alors que j'entendis la porte s'ouvrir et un bruit de pas pénétrer dans la pièce. Puis elle se referma et quatre paires de talons claquèrent.
Je fis demi-tour.
Au garde-à-vous, ils me saluaient. Par tous les diables, il est normal qu'ils me saluent ! Ne suis-je pas leur commandant de bord ? Je rendis leur salut et les quatre bras reprirent fort correctement leur position le long de la jambe.
« Repos ! » dis-je. Ils écartèrent les jambes et croisèrent les mains derrière le dos, le corps légèrement détendu. « Eh bien, mes amis, dis-je, asseyez-vous et faisons connaissance ! »
Ils prirent des chaises et je montai à la tribune de l'instructeur. Nos regards se croisaient. Leurs visages étaient rigides, vigilants – impénétrables.
J'aurais voulu voir ma propre figure. En dépit de toutes les conférences d'instruction, en dépit de la préparation que j'avais reçue, j'avoue que leur vue m'avait fortement impressionné. Ils resplendissaient de santé, leur aspect était parfaitement normal et ils faisaient montre d'une attitude résolue. Mais ce n'était pas cela qui me gênait.
Ce n'était pas ça du tout !
Il y avait quelque chose qui me poussait à prendre la porte en courant, à quitter l'usine, ce quelque chose à quoi je m'étais pourtant préparé depuis notre dernière séance d'instruction à la Base d'Arizona. Quatre hommes morts me regardaient dans les yeux. Quatre hommes qui avaient été très célèbres.
Le plus grand était Roger Grey, qui avait été tué un an auparavant en jetant son petit appareil de reconnaissance dans les tuyères de proue d'un vaisseau éotien. Il avait proprement coupé l'appareil ennemi en deux tronçons. Il possédait toutes les décorations imaginables et la Couronne solaire. Grey serait mon copilote.
Le petit homme vif à l'épaisse tignasse noire, c'était Wang Hsi. Il avait trouvé la mort en couvrant la retraite vers les astéroïdes après la Grande Percée de 2143. Selon le fantastique récit des témoins, son appareil tirait encore après avoir subi à trois reprises le feu de l'ennemi. Presque toutes les décorations imaginables et la Couronne solaire. Wang serait mon mécanicien :
Le petit personnage au teint foncé s'appelait Yussuf Lamehd. Il avait été tué dans une escarmouche mineure, au large de Titan, mais à l'époque de sa mort, il était l'homme le plus décoré de toutes les F.A.T. Une double Couronne solaire. Lamehd serait mon canonnier.
Enfin le gros, c'était Stanley Weinstein, le seul prisonnier qui se fût jamais tiré des griffes des Éotiens. Il ne restait plus grand-chose de lui à son arrivée sur la planète Mars, mais le vaisseau à bord duquel il se trouvait était le premier appareil ennemi qui fût tombé intact entre des mains humaines, ce qui avait permis de l'étudier. À cette époque, l'ordre de la Couronne solaire n'avait pas encore été fondé, si bien que cette décoration ne lui avait pas été attribuée, même à titre posthume, mais on donnait toujours son nom aux promotions dans les académies militaires. Weinstein serait mon astronavigateur.
Mais tout cela n'était qu'une illusion. Ce que j'avais devant moi, ce n'étaient pas les héros authentiques. Il n'y avait probablement pas, dans les corps reconstruits, le moindre globule de sang ayant appartenu à Roger Grey, la moindre parcelle de chair prélevée sur Wang Hsi. Il ne s'agissait que de copies fidèles exécutées d'après les spécifications précises et détaillées, enregistrées dans les fiches médicales des F.A.T. à l'époque où Wang était cadet et Grey une jeune recrue.
4
Et des Yussuf Lamehd ou des Stanley Weinstein, il y en avait peut-être une centaine… peut-être un millier. Je ne devais pas l'oublier. Ils sortaient d'une chaîne de montage, à quelques étages au-dessous de moi. « Seuls les braves sont dignes de l'avenir. » Telle était la devise du Dépotoir, et pour la faire passer dans les faits, on reproduisait en série les hommes qui s'étaient spécialement signalés par leur héroïsme.
C'était un principe d'efficacité industrielle. Si vous employez les méthodes de production en grande série – ce que faisait précisément le Dépotoir – il tombe sous le sens qu'il faut se limiter à quelques modèles standards et non fabriquer des produits qui diffèrent tous les uns des autres, comme pourrait le faire un artisan doué d'esprit créateur. Tant qu'à se limiter à quelques modèles standards, pourquoi ne pas choisir ceux dont le caractère se marie agréablement à l'apparence plutôt que de fabriquer des individus sans personnalité issus de l'anonymat de la planche à dessin ?
Il existait une autre raison de prendre pour modèles des héros, qui était tout aussi importante, sinon plus, mais qui était aussi plus difficile à définir. Si j'en crois l'officier instructeur qui nous faisait une conférence la veille, on avait le sentiment obscur – je dirais même superstitieux – qu'en copiant les traits d'un héros, sa musculature, son métabolisme et même ses circonvolutions cervicales avec suffisamment de fidélité, il serait possible de construire un nouveau héros. Bien entendu, la personnalité originelle ne reparaîtrait jamais – elle était le résultat d'un conditionnement prolongé dans un certain milieu et de quantité d'autres facteurs plus ou moins impondérables – mais il était possible, selon les biotechniciens, qu'un certain quantum de courage utilisable résulte de la seule structure corporelle.
Du moins, ces zombies ne ressemblaient-ils pas à des zombies ! Ce dont je me félicitais.
Mû par une impulsion soudaine, je tirai de ma poche le rouleau de papier contenant nos ordres de mission, affectai de l'étudier et le laissai soudain glisser entre mes doigts. La feuille tomba en zigzag et Roger Grey, d'un geste prompt, la saisit avant qu'elle eût atteint le sol. Il me la rendit avec aisance. Je la pris, l'esprit soulagé. Sa façon de se mouvoir me plaisait. J'aime que mon copilote ait les gestes déliés.
« Merci », dis-je.
Il ne me répondit que d'un simple mouvement de tête.
Ce fut ensuite le tour de Yussuf Lamehd. Lui aussi avait ce qui fait un canonnier de grande classe. C'est une chose à peu près impossible à décrire, mais lorsque vous pénétrez dans un bar, disons sur Éros, et que vous apercevez les cinq membres de l'équipage d'un chasseur, penchés au-dessus d'une table, vous devinez immédiatement lequel est le canonnier. Il s'agit d'une nervosité parfaitement dominée, d'un calme quasi surnaturel avec des réactions instantanées. Et c'est cela qu'il faut. Lamehd possédait ce quelque chose à un très haut degré et j'aurais volontiers misé sur lui contre n'importe quel autre canonnier des F.A.T.
Les astronavigateurs et les mécaniciens sont tout différents. Il faut les avoir vus travailler en période critique avant de pouvoir les juger. Malgré cela, j'aimais le calme et la confiance dont Wang Hsi et Weinstein faisaient preuve sous mon regard. Ils me plaisaient.
Un poids immense venait de se lever de ma poitrine. Je me sentis détendu pour la première fois depuis de nombreux jours. Zombies ou pas, mon équipage me plaisait. Nous nous entendrions bien.
Je décidai de leur faire part de mes impressions. « Soldats, dis-je, je crois que nous pourrons nous entendre. Je pense que nous ferons un excellent équipage de chasseur. Vous trouverez en moi… »
Je m'arrêtai court. Ce regard froid et légèrement moqueur. Ces regards échangés, lorsque je leur avais déclaré que nous nous entendrions, ce souffle qu'ils avaient laissé échapper entre leurs narines légèrement distendues. Je m'aperçus qu'aucun d'entre eux n'avait prononcé une parole depuis leur arrivée. Ils s'étaient contentés de m'observer et leur expression n'était pas précisément chaleureuse.
Je m'accordai une longue pause. Pour la première fois, je m'aperçus que j'avais peut-être pris le problème par le mauvais bout. Je m'étais inquiété de mes propres réactions à leur égard. Je me demandais dans quelle mesure je pourrais les accepter comme membres de mon équipage. Ce n'était, après tout, que des zombies. Il ne m'était jamais venu à l'idée de me demander quels seraient leurs sentiments à mon endroit.
Et pourtant, de toute évidence, quelque chose en moi les choquait.
« De quoi s'agit-il, soldats ? » demandai-je. Ils tournèrent vers moi des regards interrogateurs. « Dites-moi ce qui vous tracasse. »
Ils continuaient à me fixer. Weinstein faisait la moue tout en se balançant sur sa chaise. Elle grinçait. Tous demeuraient silencieux.
« Grey, dis-je en marchant de long en large dans la salle de classe, on dirait qu'il y a quelque chose de noué en vous. Pouvez-vous m'en donner la raison ?
— Non, commandant, dit-il lentement, délibérément. Je ne vous en donnerai pas la raison. »
Je fis la grimace. « Si quelqu'un veut me dire ce qu'il a sur le cœur, ce sera à titre purement confidentiel, absolument confidentiel. D'autre part, pour le moment, nous ne tiendrons pas compte des grades. » J'attendais. « Wang ? Lamehd ? Vous ne voulez rien dire ? Weinstein ? »
Ils continuaient à me fixer silencieusement. Et la chaise de Weinstein grinçait toujours.
J'étais stupéfait. Qu'avaient-ils donc à me reprocher ? Ils me voyaient pour la première fois. Mais je savais une chose : jamais je ne monterais à bord de mon chasseur avec un équipage qui nourrissait à mon endroit un mystérieux grief. Je n'avais nullement l'intention de sillonner l'espace avec ces yeux dans le dos.
« Écoutez-moi, dis-je, vous pouvez me croire lorsque je vous affirme que nous ne tiendrons pas compte des grades. Je veux que la concorde règne dans mon appareil, et je veux savoir la raison de votre attitude. Nous devrons vivre tous les cinq dans un espace réduit au strict minimum. Nous nous trouverons à bord d'un minuscule engin, dont le seul objectif est de se glisser à grande vitesse à travers les zones de feu et les défenses du plus grand vaisseau ennemi et de lui infliger un coup décisif. Si l'entente ne règne pas entre nous, si nous permettons à une sourde hostilité de se glisser dans nos rangs, le chasseur n'obtiendra pas le maximum d'efficacité. Et alors nous aurons perdu avant de...
— Commandant, dit Weinstein en se levant brusquement tandis que sa chaise tombait brutalement sur le sol, je voudrais vous poser une question.
— Je vous en prie, dis-je en poussant un soupir de soulagement. Demandez-moi ce que vous voudrez.
— Lorsque vous parlez de nous, commandant, quel mot employez-vous ? » Je le regardai en secouant la tête. « Comment ?
— Lorsque vous parlez de nous, commandant, ou que vous pensez à nous, employez-vous le mot zombies ? C'est ce que je voudrais savoir, commandant. »
Il avait parlé sur un ton tellement calme et poli qu'il me fallut longtemps pour saisir le sens de sa question.
« Personnellement, dit Roger Grey d'une voix qui était un tout petit peu moins polie, personnellement, je crois que le commandant nous désigne sous le nom de viande en boîte. Est-ce vrai, commandant ? »
Yussuf Lamehd croisa les bras sur sa poitrine et parut attendre la suite des événements avec beaucoup d'intérêt. « Je crois que tu as raison, Roger, je pense qu'il est du genre à nous appeler viande en boîte ou peut-être viande de conserve.
— Non, dit Wang Hsi. À sa façon de parler, on se rend parfaitement compte qu'il ne se permettrait jamais de nous dire de rentrer dans notre boîte. Je ne pense pas non plus qu'il nous désigne sous le nom de carnes. Il serait plutôt du genre à confier à un autre commandant de chasseur : « Mon vieux, « j'ai le plus formidable équipage de zombies qu'on « ait jamais vu ! » Oui, je crois bien que pour lui nous sommes des zombies. »
Ils avaient repris place sur leurs chaises. Ce n'était plus de la moquerie que je lisais dans leurs yeux, c'était de la haine.
Je revins m'asseoir à mon bureau. Le calme le plus profond régnait dans la pièce. De la cour, à quelque quinze étages plus bas, me parvenaient les commandements. Qui leur avait appris ces mots de zombie, viande de conserve, carne ? Ni l'un ni l'autre n'avaient plus de six mois d'existence. Ils n'étaient jamais sortis de l'enceinte du Dépotoir. Leur conditionnement, bien qu'intensif et mécanique, devait être absolument sans défaut et produire des esprits solides, adaptables, absolument humains, hautement qualifiés dans leurs diverses spécialités et aussi loin de tout déséquilibre que le permettaient les dernières données de la science psychiatrique. Je savais qu'ils n'auraient pas pu trouver cette notion dans leur conditionnement. Alors, où ?...
C'est alors que je l'entendis clairement. Le mot dont on se servait sur le champ de manœuvres. Ce nouveau mot que j'avais entendu indistinctement par la fenêtre de la classe. Quelqu'un marquait la cadence dans la cour en disant non pas : « Un, deux, trois, quatre ! » mais « Carne, deux, trois, quatre ! »
Cela se passait ainsi depuis toujours, dans toutes les armées. On dépensait des fortunes, on faisait appel aux cerveaux les plus éminents afin d'obtenir un produit de haute valeur. Puis, parvenu au stade de l'utilisation militaire, on commettait une grossière erreur qui risquait de compromettre le résultat de tant d'efforts. J'imaginais les instructeurs des F.A.T. avec leurs esprits étroits et haineux, aussi jaloux de leurs prérogatives que de leurs faibles connaissances militaires péniblement acquises, donnant à ces jeunes, avant le premier goût de la véritable vie de caserne, un aperçu du monde extérieur. Quelle stupidité !
Mais était-ce bien sûr ? Il y avait une autre façon de regarder les choses. L'armée ne considérait que le côté purement pratique. Dans les zones de combat, régnaient l'horreur et l'agonie. Les secteurs avancés d'opération étaient encore bien plus terribles. Que les hommes ou le matériel vinssent à s'effondrer en cours de bataille, la note à payer serait lourde. Mieux valait que les défaillances se produisissent aussi près de l'arrière que possible.
La méthode était peut-être logique. Peut-être était-il rationnel de ressusciter les hommes d'entre les morts, au prix d'énormes sacrifices d'argent, de les traiter avec des soins infinis et le matériel le plus raffiné, pour les jeter ensuite dans le milieu le plus rude et le plus repoussant, un milieu qui transformait en haine cette loyauté que l'on avait instillée dans leurs veines avec tant de soin, qui métamorphosait en névrose leur équilibre psychologique.
Je ne savais pas si la méthode était habile ou stupide, j'ignorais même si les autorités supérieures avaient jamais envisagé la question sous cet angle. Je ne connaissais que mon propre problème et il me paraissait de taille. Je pensais à mon attitude à l'égard de ces hommes, avant d'avoir fait leur connaissance, et j'en étais fort malheureux. Mais ce souvenir me suggéra une idée.
« Hé, dis-je, comment m'appelleriez-vous ? » Ils parurent perplexes.
« Vous vouliez savoir quel nom je vous donnais, expliquai-je. Dites-moi d'abord comment vous appelez mes pareils – ceux qui sont nés. Vous devez bien avoir vos propres épithètes ? »
Lamehd découvrit ses dents dans un sourire sans joie. « Des Réels, dit-il. Nous vous appelons des Réels. »
Puis les autres se mirent à parler. Il y avait d'autres noms, beaucoup d'autres noms. Ils voulaient que je les entendisse tous. Ils s'interrompaient mutuellement ; ils crachaient les mots comme des projectiles. Ils me lançaient des regards venimeux tout en me jetant ces mots à travers le visage. Quelques-uns des sobriquets étaient amusants, d'autres perfides.
« Eh bien, dis-je au bout d'un moment, vous vous sentez mieux ? »
Ils étaient tout essoufflés, mais ils se sentaient décidément mieux. Je le voyais et ils le savaient bien. L'air de la pièce était déjà moins lourd.
« Avant tout, dis-je, je vous ferai remarquer que vous êtes tous de grands garçons et que vous pouvez fort bien vous défendre. Dorénavant, si nous pénétrons ensemble dans un bar ou un camp de repos, et si quelqu'un de votre grade prononce un mot qui ressemble à zombie, vous avez toute liberté de le mettre en pièces – si vous pouvez. Si l'individu est de mon grade, c'est moi qui me chargerai de la correction, car je suis un commandant très susceptible. Et chaque fois que vous aurez l'impression que je ne vous traite pas en êtres humains, en citoyens du système solaire, je vous donne la permission de venir me trouver et de me dire : "Écoutez un peu, sale fils de p… de commandant..." » Les quatre hommes sourirent. Avec chaleur. Puis les sourires disparurent, très lentement, et de nouveau les yeux retrouvèrent leur froid regard. Ils avaient devant eux un homme qui, après tout, était un étranger.
« Ce n'est pas aussi simple, commandant, dit. Wang Hsi. Malheureusement. Il vous est loisible de nous appeler des êtres humains à cent pour cent.
Mais ce n'est pas vrai. Et ceux qui nous traitent de carnes ou de viande de conserve n'ont pas tellement tort. Parce que nous ne valons pas les hommes engendrés par la femme et nous le savons bien. Et jamais nous ne pourrons vous égaler, jamais !
— Je ne sais pas si on peut dire cela, bafouillai-je. Certaines de vos fiches de performances...
— Les fiches de performances, dit Wang Hsi doucement, ne font pas un être humain. »
À sa droite, Weinstein hocha la tête, réfléchit un instant et ajouta : « Pas plus que des groupes d'hommes ne font une race. »
5
Je savais maintenant où nous allions. Et j'aurais voulu sortir de la pièce, descendre l'ascenseur et quitter l'usine avant que nul ait eu le temps d'ajouter un mot. Je m'aperçus que je me tortillais d'un coin à l'autre de mon bureau. Je me levai et me remis à marcher de long en large.
Wang Hsi ne voulait pas abandonner le sujet. « Des subrogés soldats, dit-il en serrant les paupières comme s'il regardait la phrase de près pour la première fois. Des subrogés soldats, mais pas des soldats. Nous ne sommes pas des soldats parce que les soldats sont des hommes. Et nous, commandant, nous ne sommes pas des hommes. »
Le silence plana un moment, puis un énorme vacarme sortit de ma bouche. « Et qu'est-ce qui vous fait croire que vous n'êtes pas des hommes ? »
Wang Hsi me regarda avec étonnement, mais sa réponse fut néanmoins douce et calme. « Vous savez pourquoi, commandant. Vous avez vu nos spécifications. Nous ne sommes pas des hommes, de vrais hommes, car nous ne pouvons pas nous reproduire. »
Je me forçai à me rasseoir et je plaçai mes mains tremblantes sur mes genoux.
« Nous sommes aussi stériles que de l'eau bouillie, dit Lamehd.
— Beaucoup de gens ont été aussi stériles que...
— Il ne s'agit pas de beaucoup de gens, interrompit Weinstein. La chose nous concerne tous, du premier jusqu'au dernier.
— Tu es carne, murmura Wang Hsi, et à la carne tu retourneras. Ils auraient au moins dû laisser une chance à quelques-uns d'entre nous. Nos enfants n'auraient peut-être pas donné de trop mauvais résultats. »
Roger Grey assena un coup de sa grosse main sur sa chaise. « C'est justement là le point sensible, dit-il d'un ton furieux. Nos enfants auraient peut-être surpassé les leurs – et alors qu'aurait-on dit de cette fameuse race de fils de p..., les hommes véritables ? »
Une fois de plus, je les contemplai fixement, mais cette fois le tableau était tout différent. Je ne voyais pas des convoyeurs se déplacer lentement devant mes yeux, chargés de tissus et d'organes sur lesquels les biotechniciens se livraient à leurs délicats travaux. Je ne voyais pas une pièce où une douzaine de corps d'adultes mâles marinaient dans une solution nutritive, cependant que leurs centres nerveux étaient connectés à une machine à conditionner, qui leur instillait jour et nuit le minimum d'informations dont ils auraient besoin pour prendre la place d'un homme aux endroits les plus exposés de la zone des combats.
Cette fois, je voyais des baraquements remplis de héros, dont certains reproduits à plusieurs exemplaires. Et je les voyais groupés en cercles, ronchonnant à qui mieux mieux comme le font toujours les hommes dans tous les baraquements du monde, qu'ils aient ou non un physique de héros. Mais, s'ils se plaignaient, c'était pour avoir subi des humiliations plus profondes qu'aucun soldat n'en avait jamais connu jusqu'à présent – des humiliations qui touchaient le fond même de leur personnalité.
« Vous pensez donc… (ma voix était douce en dépit de la sueur qui ruisselait sur mon visage) que vous avez été délibérément frustrés du pouvoir de vous reproduire ? »
Weinstein se rembrunit. « Je vous en prie, commandant, ne nous chantez pas de berceuses.
— Ne vous rendez-vous pas compte que le problème de la survivance de notre race dépend de son aptitude à se reproduire ? Croyez-moi, c'est la grande question à l'ordre du jour dans le monde extérieur. Tout le monde sait que, si nous ne trouvons pas de solution satisfaisante à ce problème, les Éotiens sont sûrs de la victoire. Pensez-vous sérieusement qu'en de telles circonstances, on s'amuserait à frustrer sciemment qui que ce soit de la faculté de reproduction ?
— Qu'importent quelques carnes mâles de plus ou de moins ? intervint Grey. Si j'en crois les derniers bulletins d'actualité, l'importance des dépôts dans les banques de semences spermatiques n'a jamais été aussi élevée depuis cinq ans. On n'a pas besoin de nous.
— Commandant… » Wang Hsi pointa vers moi son menton triangulaire. « Permettez-moi quelques questions. Votre science est capable de reconstruire un corps humain, de lui donner la vie, de lui fournir des sens, une intelligence en même temps qu'un appareil digestif complexe et un système nerveux délicat, et vous voudriez nous faire croire qu'elle se trouve dans l'impossibilité de reconstituer le plasma germinal, ne fût-ce qu'une fois ?
— Il vous faudra l'admettre, répondis-je, car telle est la vérité ! »
Wang se rassit. Les autres firent de même. Ils cessèrent de me dévisager.
« N'avez-vous jamais entendu dire, poursuivis-je, que le plasma germinal contient en puissance toutes les caractéristiques du futur individu ? Que, pour certains biologistes, le corps n'est que le véhicule, ou, si vous préférez, le support qui permet à ce plasma de se reproduire ? C'est lui qui nous pose l'énigme la plus complexe qui se soit présentée à nous jusqu'à présent. Croyez-moi, continuai-je avec passion, lorsque je vous affirme que la biologie n'a pas encore résolu le problème du plasma germinal, je vous dis la vérité. Je le sais. »
Cette fois ils paraissaient convaincus.
« Écoutez-moi, dis-je, nous avons un point commun avec les Éotiens que nous combattons. Les insectes et les animaux à sang chaud diffèrent d'une façon extraordinaire. Mais c'est seulement parmi les insectes communautaires et les hommes groupés en société que l'on trouve des individus qui, bien que ne prenant pas une part directe au processus de reproduction, sont néanmoins d'une importance primordiale pour l'avenir de leur race. Supposez une maîtresse d'école stérile mais qui possède une valeur incontestable lorsqu'il s'agit de former physiquement et moralement les enfants confiés à sa charge.
— Quatrième conférence d'orientation pour subrogés soldats, dit Weinstein d'une voix sèche. Il a cité textuellement le livre.
— J'ai été blessé, dis-je, j'ai été sérieusement blessé quinze fois. » Je me levai et me mis en devoir de relever ma manche droite. Elle était trempée de sueur.
« Nous savons que vous avez été blessé, commandant, dit Lamehd. Vos décorations le disent clairement...
— Et chaque fois que j'ai été blessé, j'ai été remis à neuf. Mieux. Regardez ce bras. » Je le fléchis. « Avant qu'il eût été brûlé au cours d'une brève escarmouche, voilà de cela six ans, il n'était pas musclé à ce point. Il est actuellement supérieur au membre original et, croyez-moi, mes réflexes n'ont jamais été plus rapides.
— Que voulez-vous dire ? intervint Wang Hsi.
— J'ai été blessé quinze fois. » Ma voix couvrit la sienne. « Et quatorze fois le dommage fut réparé.
La quinzième fois… eh bien, la quinzième fois, la blessure était irréparable. Ils ne purent rien faire pour moi la quinzième fois. »
Roger Grey ouvrit la bouche.
« Heureusement, murmurai-je, cette blessure n'était pas visible. »
Weinstein fit un mouvement pour me poser une question, se ravisa et reprit sa place. Mais je lui avais dit ce qu'il désirait savoir.
« C'était un obusier nucléonique. On découvrit par la suite que l'obus avait un défaut de fabrication grave pour tuer la moitié de l'équipage de notre croiseur de seconde classe. Je ne fus pas tué mais je me trouvais dans le champ de radiation de la culasse.
— Ces radiations de culasse… (Lamehd pensait tout haut) stérilisent tout individu dans un rayon de trente mètres, à moins qu'il ne porte...
— Et je ne portais rien. » Je ne transpirais plus. C'était fini. J'avais dévoilé mon précieux petit secret. Je respirais plus librement. « C'est pourquoi… je sais qu'ils n'ont pas encore résolu ce problème. »
Roger Grey se leva et me tendit la main. Je l'étreignis. Elle ressemblait à une main normale. Plus robuste, peut-être.
« Les équipages d'interception, continuai-je, sont tous des volontaires. À l'exception de deux catégories : les commandants et les subrogés soldats. Les uns et les autres parce qu'ils ne sont plus utiles ailleurs...
— Ça alors ! s'écria Yussuf Lamehd en se levant pour me serrer la main à son tour. Soyez le bienvenu parmi nous !
— Merci, fiston », dis-je.
Le ton solennel de ma voix parut l'intriguer.
« Voilà toute l'histoire, continuai-je. Je ne me suis jamais marié et j'ai toujours été trop occupé à me saouler et à brûler le pavé au cours de mes permissions pour prendre le temps de rendre visite à une banque de semence spermatique.
— Oh ! dit Weinstein en montrant les murs de son gros pouce. C'est donc ça ?
— Parfaitement, c'est ça – ma famille. La seule que je posséderai jamais. J'aurai bientôt suffisamment de ces breloques… (je désignai mes décorations) pour avoir le droit de me faire remplacer. En ma qualité de commandant de chasseur d'interception, je suis sûr de mon fait.
— Ce que vous ne savez pas encore, fit remarquer Lamehd, c'est le pourcentage de remplacement dont votre mémoire sera affectée. Cela dépendra du nombre de décorations qui vous seront décernées avant que vous deveniez, disons, de la matière première.
— Ouais », dis-je, me sentant follement détendu, léger, à l'aise. J'avais tout obtenu et je ne me sentais plus concerné par un milliard d'années d'évolution et de reproduction.
Et j'avais commencé à leur remonter le moral !
« Eh bien, les amis, dit Lamehd, j'ai l'impression que nous ne demanderons qu'une chose : c'est que notre commandant obtienne quelques décorations supplémentaires. C'est un chic type, et il en faudrait beaucoup comme lui dans le club. »
Ils étaient maintenant debout autour de moi – Weinstein, Roger Grey, Lamehd, Wang Hsi. Ils avaient l'air gentils et compétents. Je commençais à croire que nous formerions l'un des meilleurs équipages… que dis-je, l'un des meilleurs ? Le meilleur, messieurs, le meilleur !
« Eh bien, dit Grey, nous sommes prêts à vous suivre, partout où vous voudrez nous conduire… papa ! »
Traduit par PIERRE BILLON.
Down among the dead men.
© Galaxy Publishing Corp., 1954.
© Éditions Opta, pour la traduction.