PLAY BACK
par J.T. M'Intosh
Avec Goldin, nous avons rencontré l'oubli ; avec Tenn, l'inconscience. Deux vaccins contre l'immortalité, ou plutôt contre ses inconvénients. Plus ou moins efficaces, comme bien des vaccins. Mais, direz-vous, c'est tout de même mieux que rien ? Peut-être, peut-être. Un immortel à la mémoire limitée a des chances d'être heureux ; il a aussi des chances de vivre dans un univers bigrement rétréci. On ne peut mourir que quand le temps s'écoule ; quand le temps s'arrête, on ne meurt plus. On est tout pénétré de certitudes simples. On ne s'inquiète plus de l'avenir ; on est dans le présent, mais surtout pour ressasser le passé, qui est la merveille des merveilles. Est-on pour autant un vivant au plein sens du terme ?
LA salle était très calme. Bert Siddon était accoudé derrière le bar tandis que les plus fidèles parmi ses habitués empêchaient l'autre côté de tomber. On passait les commandes à Bert, mais c'était son garçon, Bill, qui les servait, ne parlant guère que par monosyllabes.
C'était lundi soir, et au Cygne Doré, la soirée du lundi tournait en général au débat. Une personne non identifiée avait passé la tête dans l'entrée et déclaré d'un ton écœuré « Au nom du Ciel, encore les Têtes ! », puis avait disparu aussitôt.
Il était courant le lundi soir de redécouvrir entre sept heures et huit heures et demie tous les paradoxes, stupidités et injustices du monde et d'arriver à tout remettre en ordre pour neuf heures et demie, à la satisfaction de tous, sauf de Harry Smith qui n'était jamais content, et du Professeur pour qui rien n'était simple à ce point, pour qui rares étaient les choses simples.
« Ma femme croirait jamais qu'on causait de sciences, et de trucs comme ça, s'émerveillait Jim Moir. Elle se figure que les hommes ne discutent jamais que de nanas ou de sport quand ils se rencontrent.
— Parle pas des bonnes femmes, fit sombrement Harry Smith. C'est elles qui nous poussent à boire. » Il leva son verre. « Moi, les femmes, fini, annonça Mec Harper. Je me fais vieux. Plus de whisky ni de filles pour bibi. Désormais je dépenserai mon fric en chocolat et j'y aurai du plaisir. »
Bert, toujours accoudé, répandait son sourire béat sur la compagnie. Bill continuait de faire tout le boulot derrière le bar, en silence la plupart du temps, mais en émettant parfois un grognement sarcastique pour montrer qu'il n'en croyait pas un mot.
« On sait ce que t'en penses, toi, des femmes, Bert, dit Moir d'un ton envieux. Si la mienne ressemblait à Marilyn Monroe, peut-être que moi aussi je...
— Y a pas que la ressemblance, dit Bert, l'air heureux. Ma femme, c'est un ange.
— Eh ben, t'as de la veine, grommela Smith. La mienne est toujours en vie. »
Le rire tonitruant de Harper fit vibrer les bouteilles derrière Bert.
« Vous croirez jamais ce que je vais vous raconter, déclara Bert.
— Probablement pas, dit aimablement Harper, mais on t'écoutera quand même.
— Si j'avais le choix entre toutes les femmes du monde, reprit Bert, c'est encore Martha que je choisirais. »
Par rapport à l'emphase qu'il y avait mise, sa phrase tomba plutôt à plat. Seulement, voilà, ils ne se rendaient pas compte qu'il avait la possibilité de choisir entre toutes les femmes au monde, en un sens. Qu'il pouvait posséder tout ce qu'il voulait. Que ce qu'il avait était tout ce qu'il voulait.
Cette fois, en tout cas.
Peut-être que la prochaine fois, il...
« C'est ma tournée, offrit Smith. Pas de whisky pour toi, Alec ?
— Ben… » fit Harper, et tout le monde pouffa. On avait découvert par la discussion et l'expérimentation qu'un verre d'une pinte rempli de bière pouvait contenir encore vingt-trois pièces d'un cent sans qu'une seule goutte déborde. Cet exercice supérieur de science et de mathématiques avait conduit à des questions plus vastes. Ce ne fut pas la faute de Bert si la question des voyages dans le temps fut soulevée.
Bert s'en fichait. Il ne pouvait pas parler de son don à ses amis. (Il avait essayé une fois, avec des résultats presque désastreux.) Mais cela ne le dérangeait pas d'écouter ce qu'ils avaient à dire sur les voyages temporels.
« Foutue connerie, dit Smith. C'est tout simplement pas possible, voilà tout. C'est évident.
— Rien n'est impossible, avança Moir… d'un ton assuré, pour lui. Rien n'est jamais impossible.
— Si, les voyages dans le temps, dit froidement Smith.
— Tout aussi bien ! observa Harper. Autrement le gouvernement les nationaliserait et perdrait encore du fric. » Son rire rugissant secoua de nouveau la salle. Harper, c'était un gars qui aimait bien ses propres plaisanteries.
« Où est le Professeur ? poursuivit-il joyeusement. Ah, le voilà. Il est si petit que s'il enlève ses lunettes, on ne le voit pour ainsi dire plus. Hé, Professeur, est-il évident que les voyages dans le temps sont impossibles ? Ou bien est-ce que rien n'est jamais impossible ? »
Ils regardèrent vers le Prof qui, naturellement, n'était professeur qu'à l'intérieur du Cygne Doré.
« La possibilité ou l'impossibilité des choses ne sont évidentes que dans bien peu de cas, dit-il d'un ton mal assuré. Il y a très peu de choses dont on puisse dire avec assurance et en toute connaissance de cause : c'est impossible et ce sera toujours impossible. »
Mais dans l'ensemble, il estimait que les voyages temporels étaient plus ou moins, dans une large mesure, et d'une façon générale, une de ces choses. Naturellement, il pouvait se tromper...
Bert Siddon restait accoudé, à écouter.
Ils discutèrent du paradoxe de Beethoven écrivant la sonate dite du Clair de Lune et de quelqu'un d'autre qui le ramènerait de quelques semaines en arrière dans le temps et la lui jouerait avant qu'il l'ait composée. Qui serait le compositeur ? Dans le Temps Deux, sûrement pas Beethoven puisqu'il l'aurait entendue comme un morceau de musique inédit, jamais entendu auparavant. L'ayant entendue, il pourrait reproduire la sonate, mais il ne pourrait plus la composer.
Ils parlèrent d'un homme qui remonterait le cours du temps pour se chercher lui-même. Pourraient-ils être deux lui-même simultanément, ou seulement un ? Pourrait-il se rencontrer et bavarder avec lui-même, ou l'un des « lui » cesserait-il automatiquement d'exister quand l'autre arriverait dans la vie au même moment ?
Bill grogna de dégoût.
« Écoutez-moi ça, fit Smith, railleur écoutez et dites-moi si toutes ces idées de voyage dans le temps ne sont pas de foutues conneries ? Si c'était possible, est-ce que quelqu'un de l'avenir n'aurait pas déjà trouvé comment s'y prendre ? Et ne serait-il pas revenu en arrière pour essayer ? Et puis d'abord, avez-vous jamais vu de voyageur temporel ?
— Doucement ! objecta Harper. Qu'est-ce qui te dit que je ne suis pas un mec du vingt-troisième siècle ? Je ne te le dirais pas, que je suis voyageur temporel, pas vrai ? On me mettrait chez les dingues ou on m'embêterait d'une façon ou d'une autre. Et puis zut ! J'en cours le risque. Harry, je viens du vingt-troisième siècle. »
Smith renifla.
« Tu ne me crois pas ? Peut-être que tu ne croirais pas non plus un authentique voyageur dans le temps. Et si tu ne le croyais pas quand il te le dirait, comment diable pourrais-tu le croire s'il ne disait rien ? »
Bert souriait, parce qu'il était le seul homme à savoir quelque chose de la question. Le seul homme au monde.
Souvent il s'accoudait sur le bar en souriant, quelle que fût la conversation. S'il s'agissait de football, il se rappelait peut-être qui gagnerait samedi par 2 à 1, et contre qui ; et il se souvenait sûrement des vainqueurs de la saison. S'il était question de base-ball, il connaissait tous les résultats.
Et tout en ne jouant jamais les prophètes, il était assez naturel qu'il dise d'un ton détaché : « Eh bien, je ne suis pas joueur, mais à ta place, j'aurais l'œil sur Marbulla dans le Derby. » Ou encore : « Non, il semble bien que l'Administration doive rester en place, mais je pense… »
Il n'aimait pas en dire davantage, sachant que Marbulla allait remporter le Derby et l'opposition les prochaines élections… puisqu'il avait assisté à tout cela, dans la réalité.
Ce fut de la même manière, lors de cette discussion, qu'il déclara judicieusement : « Vous paraissez tous admettre que si le voyage temporel était possible, il vous faudrait une machine pour l'accomplir. Dans toutes les histoires, il y a toujours une machine quelconque à explorer le temps...
— Naturellement, une machine, dit Smith. Qu'est-ce que tu vois d'autre ?
— L'être humain est une machine, signala doucement le Professeur. Il voyage régulièrement en avant dans le temps. De même qu'une maison, un livre, une photo. N'importe quoi. Tout. »
Smith balaya ces fariboles d'un geste. « Parle intelligemment. Si on doit faire de drôles de trucs avec le temps – et je ne dis pas qu'on peut – si on doit se déplacer dans le temps, sauf si on va seulement de l'avant à la vitesse habituelle, comment s'y prendrait-on sans machine ?
— Tu te balades bien sur le plancher sans machine, non ? demanda Bert. Tu n'as pas besoin d'un hélicoptère pour aller jusqu'à la cible des fléchettes, non ?
— Tu te figures que les gens peuvent simplement marcher à travers le temps ? s'enquit Smith, sarcastique.
— Pourquoi pas ? Tu ne peux pas le faire avec une machine, pas vrai ? Alors pourquoi soutenir que si cela se fait jamais, ce sera forcément avec une machine ?
— Un bon argument, approuva le Professeur. Un très bon argument. Mais comment feriez-vous… comment pourrait-on faire, si c'était possible, M. Siddon ? Avez-vous des idées sur ce point ?
— Si je savais cela, il est probable que je le ferais, répondit Bert, qui s'amusait beaucoup. Mais vous voulez une idée ? En voici une. Pensez à il y a dix minutes. Si vous pouvez revenir de dix minutes en arrière, c'est un voyage dans le temps, pas vrai ?
Alors, concentrez-vous sur l'instant d'il y a dix minutes. Jim Moir parlait, Harry vidait sa chope, une voiture a viré dans la rue et ses phares ont éclairé les miroirs que voilà. Certains de nous se rappellent mieux que d'autres. Certains ne se rappellent qu'en gros ce qui s'est passé. D'autres peuvent presque entendre encore Jim parler et voir l'éclat des phares. »
Tout le monde tenta d'entendre Jim parler et de voir l'éclat des phares.
« Alors, en admettant que certains d'entre nous s'en tirent mieux que les autres, poursuivit Bert, qu'arriverait-il si quelqu'un se rappelait à la perfection ? Peut-être qu'il trouverait Jim vraiment en train de parler, les phares vraiment reflétés dans les glaces… alors que cela se passait il y a dix minutes.
— Répète-voir un peu ça ! » demanda Jim Moir.
Bert y consentit. Bien sûr, ce serait plus qu'un simple souvenir. Ce serait – c'était – quelque chose qu'un seul homme pouvait faire. Autrement, chaque fois que la pendule serait retardée, tout le monde saurait qu'elle l'avait été.
En tout cas, un seul homme savait. Un seul homme en profitait. Un seul savait ce qui était arrivé.
Un seul homme allait à travers le temps.
Mais, bien entendu, Bert ne le leur dit pas.
« Si vous vous rappelez suffisamment bien ce qui est arrivé, suggéra-t-il, peut-être que vous serez capable de le faire arriver de nouveau. Et si cela marche pour dix minutes, pourquoi cela ne marcherait-il pas pour vingt ans ? »
Bert fut contrarié d'entendre un chœur de moqueries, parce que Bert savait. C'était exactement comme de remonter en arrière de quelques années, de parler aux gens de la bombe atomique et des avions à réaction et de les écouter « prouver » que tout cela était impossible. Pourtant, il l'avait tenté, cela aussi.
Néanmoins, les Têtes reprirent tout de suite intérêt à la théorie, à la possibilité ou à l'impossibilité, et ils se mirent à imaginer ce que ce serait, sans plus tenir compte des improbabilités. L'idée séduisait particulièrement Harper et le Prof.
« On ne pourrait remonter le cours que de sa propre vie, observa Smith.
— Oui, vous ne pourriez remonter qu'à votre premier souvenir, et à des époques que vous vous rappelez bien, précisa Bert. Mais après tout, vous ne pourriez le faire que si vous aviez meilleure mémoire que qui que ce soit, alors vous n'avez pas à vous en faire pour ça.
— Toi, tu as la mémoire plutôt bonne, Bert, souligna Moir. Meilleure que la plupart de ceux que je connais. Tu es toujours capable...
— On pourrait tout ramener en arrière chaque fois, musa le Professeur. Pensez ! Avoir une deuxième chance pour toutes les occasions ! »
Les autres découvraient également des possibilités.
« On pourrait gagner des tas de fric.
— Du fric ? Des fortunes !
— Le fric, ce n'est que le commencement. On pourrait faire n'importe quoi si on savait d'avance ce que tous les autres feraient.
— On pourrait dominer la Terre !
— Non, parce qu'on resterait quand même des pauvres mecs.
— Pauvres ? Avec tout l'argent des courses, des loteries, de la Bourse ? Mais tu serais l'homme le plus riche du monde et comment l'homme le plus riche du monde… pourrait-il rester un pauvre mec ? »
Ce fut Bert qui ramena la conversation sur le plan raisonnable et sensé.
« Si c'était moi, dit-il d'un air satisfait, je ne crois pas que je désirerais autre chose que ce que j'ai.
— Peut-être pas, rétorqua Moir, de nouveau jaloux. Toi, ça te va bien de dire une chose pareille. »
Bert savait ce qu'il entendait par là. « Il faudrait que je vive pas mal de vies supplémentaires pour retrouver une fille comme Marta.
— Mais tu l'as trouvée du premier coup.
— Oui, fit Bert, sans s'émouvoir.
— Tu serais toujours capable de tout faire mieux que les autres, fit Harper. Comme quand on joue aux fléchettes. »
Il prit les trois petits dards et fit une démonstration humoristique. Il n'était certes pas le meilleur des joueurs présents, mais il n'en réussit pas moins au premier jet un parfait double-vingt.
« On va compter ce coup-là », déclara-t-il en riant. Il fit un nouvel essai. Triple-un.
Il reprit la fléchette, se recampa et dit « Changement Temporel ! » Simple-vingt. De nouveau :
« Changement Temporel ! »… et finalement, en onze lancers, il marqua trois triple-vingt.
« Et voilà, fit-il d'un ton triomphant. Trois flèches… trois triple-vingt.
— Il n'y a que de cette manière que tu réussirais jamais à gagner une partie, grommela Smith.
— C'est en effet ainsi que cela marcherait, fit Bert en hochant la tête. Il en serait de même pour la plupart des jeux. Supposons que je joue contre Bobby Locke… »
Nouveau concert de rires moqueurs. Ils connaissaient tous la façon de jouer au golf de Bert.
« Je dois quand même reconnaître qu'il fait des progrès, dit Harper, en homme qui veut se montrer généreux. La dernière fois que j'ai fait le parcours avec lui, il a commencé par 12, 10, 11 pour les trois premiers trous… mais il s'est rattrapé ensuite.
— Supposons que je joue contre Bobby Locke, insista Bert sans rien perdre de sa bonne humeur. Il me faudrait peut-être m'y reprendre à trois fois avant de réussir un bon drive...
— Peut-être ? répéta Harper en s'esclaffant.
— Et je saurais qu'il m'avait fallu trois essais, mais Bobby Locke n'en saurait rien. Alors, pour le deuxième trou, je ne tenterais rien d'extraordinaire… rien que rester sur le gazon. »
Encore une clameur de dérision à laquelle Bert se joignit.
« Cela exigerait environ une demi-douzaine de coups, reconnut-il, mais cela ne compterait quand même que pour deux. Et je réussirais le coup suivant en trois essais. Même Bobby Locke ne tiendrait pas longtemps dans une pareille épreuve.
— Bien sûr, fit pensivement le Professeur, les gens seraient sans doute surpris de te voir si fatigué à la fin de la partie.
— Fatigué ?
— Oui. Tu aurais joué deux ou trois cents coups, et cinquante ou soixante seulement compteraient.
— Non. Je n'en aurais joué que cinquante ou soixante, déclara Bert. Réfléchissez à ce qui se passerait. Je ferais un raté, alors je repartirais et le rejouerais. Je n'aurais pas à suivre la balle. Je remonterais dans le temps avant que le coup soit joué… si bien qu'en admettant qu'il me faille cinq mille coups, je n'en aurais joué que cinquante.
— Mais dans ce cas, ils seraient tous les mêmes, objecta le Professeur.
— Jamais plus de deux coups en succession ne sont les mêmes. Je saurais ce que j'avais fait la fois d'avant et je procéderais à toutes les rectifications nécessaires. »
Quelques-uns avaient du mal à suivre, mais la plupart saisissaient le principe et ils passèrent un agréable moment à imaginer comment ils arriveraient à faire ce dont ils avaient toujours eu envie.
Même Harry Smith, le cynique, le pessimiste, l'incrédule, se mit dans le coup. « On pourrait remonter pour recommencer sa vie à l'âge de vingt ans.
— Pourquoi vingt ? intervint le Professeur. Pourquoi pas à cinq, pour acquérir toute une éducation ?
— Pourquoi pas à zéro pour aller te faire refaire ? riposta Harper.
— Pour les femmes aussi, dit Moir. On essaierait avec une fille jusqu'à ce qu'on ait trouvé la bonne méthode. On saurait tout d'elle et elle saurait rien de vous. On pourrait… »
Naturellement le champ ainsi ouvert à leurs imaginations les intéressa tous un bon moment.
« Et puis, observa Bert, si on faisait la connaissance d'une fille trop tard… eh bien, il y aurait toujours la possibilité de revenir en arrière et de la rencontrer avant qu'il soit trop tard, pas vrai ? »
Il se redressa, levant les coudes du bar pour la première fois depuis le début de la discussion. Il avait été question de Martha à plusieurs reprises… et il n'oubliait jamais qu'il serait incapable d'empêcher qu'elle meure dans cinq ans. D'accord, quand cela se produirait, il pourrait ramener tout à l'époque où elle avait dix-huit ans...
Malgré cela, l'idée qu'elle mourrait à vingt-neuf ans – qu'elle mourrait toujours à vingt-neuf ans – le rendait impatient de la voir, pour se rassurer lui-même. Il y avait deux heures qu'il ne l'avait pas vue.
« Tu sauras te débrouiller, Bill ? » demanda-t-il.
Personne ne trouva la question surprenante, bien que Bill fût certainement capable de faire tout le travail de bar aussi bien en l'absence de Bert qu'en sa présence. Ils étaient habitués à Bert.
Ainsi Bert allait s'assurer que tout allait bien pour Martha, lui poser un baiser sur la nuque, l'appeler de noms connus d'eux seuls, la rassurer et se rassurer.
« J'aurais pas cru que Bert avait une tête à penser des choses pareilles, observa Smith. C'est insensé, bien sûr, mais tout de même...
— Si l'on admet la possibilité de marcher dans le temps de cette manière, dit le Professeur, tout le reste de ce que nous avons dit suit naturellement. Vous pourriez avoir tout l'argent que vous voudriez, battre tout le monde à n'importe quel jeu, vous donner au moins une chance de gouverner le monde, et tout le reste. Mais il y a encore une chose dont personne n'a parlé.
— Le temps stagnerait. Si quelqu'un avait ce don… eh bien, il ne deviendrait pas éternel, mais il ne voudrait pas non plus mourir. Alors il remonterait sans cesse dans le temps. Chaque fois qu'il serait en danger de mort, il reviendrait en arrière d'un coup. Le temps se limiterait donc pour toujours aux quelques années de vie de cet homme.
— Mais oui, Seigneur ! s'exclama Harper. Jamais pensé à ça. Mais il serait certainement pris dans un accident tôt ou tard et serait incapable de...
— En faisant attention, il pourrait toujours disposer de la fraction de seconde nécessaire pour le retour en arrière dans le temps. Il lui suffirait de reculer juste de l'instant voulu pour éviter l'accident et il se pourrait qu'il ne lui arrive jamais de manquer de ce court instant. Cela pourrait marcher indéfiniment et pour tous les autres, ce ne serait pas la peine de faire des plans d'avenir… parce qu'il n'y aurait plus d'avenir. »
Le Professeur et Harper étaient les deux seuls à concevoir vraiment cet aspect de la question. En tout cas, ils étaient les seuls à s'y intéresser. Et ils prenaient la chose de façon très différente.
Harper riait bruyamment à l'idée d'un temps en circuit fermé, quelques années qui se répéteraient à l'infini. La blague était de dimensions cosmiques.
Le Professeur plissait le front, troublé, inquiet, tourmenté à l'idée de ce même circuit qui arrêterait tout progrès, tout développement, supprimerait l'avenir, rendrait tout futile, insignifiant parce qu'un seul homme, une chance sur des milliards, trouverait le moyen de marcher dans le temps… un homme qui, comme tous les humains, voudrait vivre éternellement.
Ils échangèrent un regard, Harper riant de la gargantuesque blague de l'univers bloqué dans un circuit temporel fermé à cause d'un seul homme possédant un don stupéfiant, et le Professeur stupéfié de l'immense futilité d'une pareille éventualité.
Toutefois, ce n'était qu'une idée en l'air.
Quand Bert revint, l'air heureux, après avoir vu Martha et s'être assuré de son bien-être et de son amour, les Têtes avaient entamé une discussion sur les Soucoupes Volantes.
Traduit par PAUL HÉBERT.
Play Back.
© J.T. M'Intosh, 1954.
© Librairie Générale Française, 1983, pour la traduction.