SERVICE FUNÈBRE

par Gerard F. Conway

 

Pour le moment, c'est la mémoire qui est en question, avec des nuances : le pire, pour Mac Intosh, c'est l'excès de souvenirs ; pour Pierce, l'excès d'oublis. Tout est affaire de proportions. Mais on peut raffiner encore, et trouver des cas où l'excès de mémoire se combine à l'excès d'oubli pour aboutir à des tortures tout à fait abominables. Le tout, c'est qu'il y ait deux personnages en lice. Nous avons rencontré une telle situation dans La dernière fois et La suite au prochain rocher, deux histoires fondées sur la passion amoureuse. Mais les personnages étaient pratiquement égaux dans les stratégies de prolongation de la longévité chez Sellings, dans l'immortalité chez Lafferty. À l'inverse, ils peuvent être à ce point inégaux que la lutte n'aurait pas de sens : un des deux personnages domine l'autre (chez Reynolds) ou le digère (chez Wolfe). Le conflit le plus terrible est celui qui oppose deux personnages également faibles, et inégaux en pouvoirs ; par exemple un mortel et heu... enfin, disons un immortel. Peu importe la passion en jeu ; il y en a de toutes sortes ; le couple homme-femme est un cas parmi d'autres.

 

 

UN lundi matin maussade, juste avant l'aube, il reçut l'avis qui le conviait à aller chercher son père. Après avoir appuyé de mémoire sur la touche d'attente du poste vidéo, il lui fallut deux ou trois minutes de plus pour se réveiller – ce qu'il fit en s'aspergeant d'eau froide – puis il revint à l'écran et vérifia l'heure qu'il était : trois heures quarante-quatre. De plus en plus tôt. Un moment s'écoula avant qu'il pût mettre un sens sur les mots. Il y avait trois ans qu'il attendait cet instant ; maintenant qu'il était venu, il avait l'impression qu'on le sortait d'un rêve particulièrement comateux.

VOTRE PÈRE SERA PRÊT LE MERCREDI DIX-HUIT MARS À DIX-HUIT HEURES TRENTE, TEMPS CENTRAL.

VEUILLEZ ÊTRE À L'HEURE ET VOUS MUNIR DE VOTRE CARTE BLEUE.

Jake éteignit l'écran et s'assit un moment dans l'obscurité, se laissant imprégner de vingt-quatre ans de souvenirs. Il leva les yeux vers l'hologramme de sa famille ; l'image s'estompait légèrement, mais la netteté était encore assez bonne. Sa mère, sa sœur, lui et son père. Son père ne regardait pas dans la même direction que les autres ; ses yeux fixaient quelque chose, au-delà de l'objectif qui avait enregistré la pose. Six ans plus tôt, tout paraissait en quelque sorte plus simple. Ils formaient une famille que le temps ne pouvait atteindre – c'était ce que disait l'hologramme.

Son regard se tourna vers l'écran vidéo, qui luisait encore faiblement. Son père, mort depuis trois ans, allait revenir à la maison et peut-être – mais ce n'était pas sûr – peut-être Jake allait-il pouvoir dire les choses qu'il n'avait jamais dites auparavant. Et peut-être – peut-être – tout irait-il bien, comme avant.

 

Il passa la matinée du mardi à nettoyer la maison et à tout mettre en ordre, puis il appela Anne. Sa sœur paraissait déconcertée. Elle n'avait jamais vraiment compris le processus du Rappel, et ne le comprenait pas plus à présent.

« N'y pense pas, lui dit Jake d'un ton patient, contente-toi d'être là demain. Je passerai te prendre. Il revient, et il va avoir besoin de nous. Moi aussi, je vais avoir besoin de toi, Anne. »

Elle sourit ; les rides de son front s'effacèrent et ses traits doux s'adoucirent encore.

« Tu n'as jamais été très bon avec père, Jake. D'accord, je serai là. » Puis elle fronça de nouveau les sourcils. « Se souviendra-t-il de nous ? Trois ans...

— Ses souvenirs ont été enregistrés, sœurette. Il sera exactement comme il était le jour de sa mort.

— Exactement comme il était… ?

— Avec quelques changements, j'imagine. Pas si vieux, sans doute. Pas si malade. »

Elle hocha la tête. Ses cheveux se dénouèrent, près de son oreille, et une boucle tomba sur sa joue.

« Tu aurais dû être là cette nuit-là, Jake. Le livre n'était certainement pas important à ce point ; il aurait voulu que tu sois là. J'en suis sûre.

— Je sais. »

Elle se mordit la lèvre et remit ses cheveux en place de la paume de sa main.

« Je suis désolée, dit-elle. Tu sais...

— Oui, répéta Jake, je sais. »

 

Il passa une heure devant l'enregistreur, essayant de trouver quelque chose à dire. Rien ne vint. Il se sentait sec et vide, et se demanda pour la millième fois si le livre serait jamais terminé. Il se demanda s'il voulait réellement le terminer. L'argent n'était pas un problème ; l'indemnité de chômage lui suffisait pour vivre et l'argent de son père lui avait procuré assez de superflu. Il éteignit l'enregistreur et se laissa aller contre le dossier du canapé ; il savait qu'il n'arriverait pas à travailler. En ouvrant les yeux, il vit l'hologramme posé au bord du poste vidéo et remarqua pour la première fois la direction que suivait le regard de son père. Peut-être était-ce une sorte d'illusion provoquée par l'obscurité qui régnait dans la pièce, mais Jake eut la certitude que les yeux le fixaient, qu'ils avaient toujours été directement fixés sur lui.

Il ne savait pas quoi acheter. La circulaire éditée par l'entreprise de Rappel indiquait que les nouveaux rappelés ne pouvaient absorber aucune nourriture organique. Les liquides étaient permis, bien qu'inutiles. Jake n'avait pas pensé à cela. Il avait voulu préparer un dîner pour son père, mais maintenant… Il acheta une bouteille de vin, espérant que cela ferait l'affaire. Tout le long du chemin qui le ramenait à l'immeuble, il serra le paquet contre sa poitrine, le protégeant par la pensée de la pluie des petites feuilles de cendre grise. Sans qu'il pût s'expliquer pourquoi, il se sentait furtif.

Le mardi soir, il écouta de la musique enregistrée, l'esprit vide, sans une pensée ni même un souvenir. Il resta seul dans le petit appartement, attendant que quelque chose lui arrive, attendant une émotion qui fût autre chose que le sentiment grandissant de culpabilité qu'il éprouvait. Rien ne vint. Il ne changeait jamais.

Une heure passa, et il alla se coucher tôt après avoir réglé le réveil vidéo à cinq heures. Il resta étendu longtemps avant de s'endormir, les yeux fixés sur les motifs d'ombres qui s'entrecroisaient au plafond, écoutant la rumeur lointaine qui montait des voies de circulation, trente-quatre étages plus bas.

 

La salle d'attente était bondée. Jake, qui se sentait mal à l'aise, trouva près de la fontaine un espace relativement peu encombré d'où il pouvait observer les autres visiteurs. La salle était décorée avec goût de bruns et de bleus pastel, et les rameaux d'un palmier artificiel surplombaient légèrement la tête des gens alignés contre le mur opposé. Le palmier, dont les feuilles supérieures frôlaient le plafond, était éclairé par en dessous d'une faible lueur verte qui tranchait sur la pénombre relative de la salle et donnait à la plante une apparence de fraîcheur, presque un air de vie. La salle avait une odeur de plastique neuf. Les gens étaient tous d'un certain âge, ou même vieux ; une seule autre personne avait à peu près le même âge que Jake : une jeune fille à l'air timide, avec une tresse de cheveux raides et noirs dans le dos. Près de lui se tenait un groupe de quatre femmes âgées ; l'une d'elles, une petite femme potelée vêtue d'une traditionnelle robe-chasuble marron, vit que Jake la regardait et se précipita vers lui.

« Vous êtes en avance, vous aussi ? » lui demanda-t-elle d'une voix criarde en plissant les yeux et en levant la tête pour le regarder ; elle lui arrivait à peine à la poitrine. Il haussa les épaules.

« La convocation disait six heures et demie.

— C'est presque l'heure, non ? » Elle regarda autour d'elle, puis se tourna de nouveau vers Jake et dit d'une voix un peu plus basse : « Il y a vraiment beaucoup de monde. Je n'aurais jamais pensé qu'il y en aurait tant. Aucune des brochures n'indique combien de gens ont acheté une place de Rappel pour leurs êtres chers. » Elle prononça ces derniers mots d'une voix rapide, comme si elle citait un slogan publicitaire ; Jake sourit.

« Nous devons être une centaine, à peu près.

— C'est tout ? » Elle plissa les yeux. « J'aurais cru qu'il y en avait plus que ça.

— Non.

— C'est un parent, ou un ami ? » lui demanda-t-elle à brûle-pourpoint.

Jake sursauta.

« Qui ? Ah, oui, un parent. Mon père.

— Moi, c'est mon mari, Thomas. Il a signé les papiers lui-même, et il a mis tout son argent là-dedans. À peine une pension pour moi. » Elle secoua la tête. « Moi, je ne vois pas à quoi ça rime. Ça me paraît indécent… d'une certaine façon.

— Quoi ?

— Le Rappel, évidemment. Évidemment. Pourquoi vouloir les faire revenir ? Je veux dire que... j'aime Thomas – mais ce ne sera pas la même chose, vous voyez ce que je veux dire. » Elle pencha légèrement la tête pour regarder Jake sous un angle différent. Gêné par ce regard, il détourna les yeux vers l'autre bout de la salle, essayant de comprendre pourquoi elle l'avait choisi pour s'accrocher à lui.

« Il y a peut-être des gens qui ne pensent pas de cette façon, dit-il.

— Mais à quoi cela rime-t-il ? Ils n'évoluent plus. Ils ne sont pas vivants. Ils appartiennent au passé, et tout a disparu. Ils sont morts.

— Non, ils ne sont pas morts. Le Rappel les ramène à la vie. »

Elle fit un signe de tête négatif, les lèvres fermement serrées. « Non, non, n'en croyez pas un mot.

C'est ce qu'on dit dans ces brochures, c'est tout. Mais ça ne sera pas pareil, je le sais. J'ai parlé avec des amis à moi qui ont participé au programme ; ils le savent. Ils m'ont dit qu'il serait seulement, enfin… seulement comme il était le dernier jour. Thomas était un vieux radin… enfin, il était près de ses sous. Il ne changera pas. Il ne se rappellera même pas qu'il était mort. À quoi cela rime-t-il ? Représentez-vous ça, faites-en autant. Vous verrez.

— Je verrai, je suppose », dit Jake avec raideur.

Elle le regarda bizarrement.

« Vous espérez vraiment… » Elle s'interrompit et sourit légèrement, comme à une réflexion intérieure. « Je suis désolée. Je parle trop. Je suis vraiment désolée. Vraiment. » Elle lui posa la main sur le bras. Il sentit ses doigts secs et fragiles sur son poignet. « C'est votre père ? » Jake hocha la tête. « Et vous l'aimez, vous voulez que tout aille bien entre vous, c'est cela ? Je sais ; mon fils était comme vous, exactement.

— Madame, savez-vous comment tout cela a commencé ? »

Son étreinte se desserra, mais elle ne le lâcha pas. Elle sourit de nouveau, d'un air un peu triste cette fois.

« Comment on a entrepris de créer le Rappel, vous voulez dire ? » Elle cligna des yeux. « Il y a toujours des gens, je suppose, qui veulent essayer d'arranger les choses. Je suis désolée. Je me suis trompée. » Elle se tut un instant et laissa retomber sa main contre sa robe-chasuble, dont elle lissa les plis. « J'avais pensé que vous aviez l'air seul et que vous aimeriez parler, parce que je me sentais seule moi aussi, et peut-être un peu effrayée. Je suis désolée. » Elle s'interrompit et gloussa. « Je le répète trop souvent. Thomas dit – disait – que je le répète trop souvent. Il a raison. »

Souriant de nouveau, cette fois d'un sourire distrait, elle s'éloigna de Jake à reculons et buta contre la jeune fille à la natte brune. La vieille femme sursauta et tendit les mains pour se retenir. Elle allait dire : « Je suis désolée », mais s'interrompit, gloussa, et s'éloigna dans la foule. Jake, en la regardant s'en aller, sentit quelque chose changer en lui, un autre sentiment qui montait vers la surface, mais disparut avant qu'il pût en prendre conscience. Il lui vint à l'esprit qu'il devrait essayer de parler à la jeune fille aux cheveux noirs, mais le souvenir d'une autre fille se fraya un chemin en lui et il ferma les yeux ; il se radossa au mur, attendant l'appel de son numéro.

 

Il semblait qu'il fût incapable de jamais faire le premier pas. Il avait voulu cette fille, cette grande fille dégingandée aux yeux bleus et aux doux cheveux bruns ; il aurait voulu l'épouser et il avait formé des projets pour organiser sa vie, des projets délicats qui prouveraient sa valeur en tant qu'écrivain et en tant qu'homme. Il la voulait et l'aurait épousée, mais quelque chose l'avait retenu ; il ne savait pas vraiment, ne pouvait pas être absolument certain qu'elle voudrait de lui. Et il ne voulait pas le lui demander – pas tant qu'il devrait revenir auprès de son père et tenter de lui expliquer un autre échec.

Ce souvenir le tourmentait, comme tous les autres. Il se sentait paralysé par ses souvenirs ; chacun d'eux agissait sur lui, lui disait ce qu'il était, établissait des précédents pour le reste de sa vie. Il était lié et n'agissait que par inertie, comme il agissait maintenant. Il ne faisait que suivre indéfiniment le même chemin familier.

 

La jeune femme noire assise derrière l'étroit comptoir leva la tête avec un sourire strictement professionnel et prit la carte bleue qu'il lui tendait. Elle la glissa dans le terminal de son bureau, examina les chiffres lumineux projetés sur le petit écran bleu et inscrivit quelque chose à l'aide d'un stylet sur le carré qui lui faisait face.

« M. Grant vous attend, monsieur, dit-elle en indiquant une entrée voûtée. Par là et à droite. » Elle se tourna vers la personne suivante.

Jake attendit un instant, croyant qu'elle allait ajouter quelque chose, mais elle ne lui prêta plus attention. Après un silence durant lequel il essaya de trouver quelque chose à dire, il passa devant elle et suivit le couloir jusqu'à la salle rose pastel qui s'ouvrait à l'autre extrémité.

Son père était là, qui l'attendait.

« Bonjour, papa. »

Ce fut tout. Il ne trouva rien d'autre à dire. « Comment vas-tu ? » semblait déplacé, tout à fait déplacé, et il aurait voulu se trouver n'importe où ailleurs sauf là.

Son père se tourna vers l'homme qui se trouvait à son côté, et que Jake n'avait pas remarqué.

« Je vais avec lui ? » demanda-t-il.

Jake fut surpris du ton soumis de cette voix ; il se la rappelait plus étoffée, plus grave.

L'autre homme, élégamment vêtu d'un habit noir, posa la main sur l'épaule du vieillard pour le faire avancer :

« Oui, monsieur Grant, vous allez avec votre fils. » Il se tourna vers Jake et ajouta :

« Il faudra que vous soyez patient. Ses premiers moments seront un peu brumeux – la désorientation. »

L'homme en habit consulta sa montre, puis la remit dans sa poche gousset :

« Il n'a été Rappelé qu'il y a une heure ; l'un des premiers depuis que le programme a pris effet. »

L'homme en noir sortit de sa poche un petit objet cylindrique et le donna à Jake :

« Voici votre boîtier de commande. Quand vous irez vous coucher ce soir, tournez ce bouton. »

Comme Jake le regardait d'un air curieux, l'homme lui fournit quelques explications et Jake sentit peu à peu son estomac se serrer. Il regarda son père, essayant de discerner les engrenages et les mécanismes qui devaient se dissimuler sous ses vêtements, se demandant si la chair était réelle ou si ce n'était qu'un quelconque amalgame de plastique. Il glissa le cylindre dans sa manche et prit le bras de son père.

« Viens, papa, dit-il. Allons à la maison. »

Son père resta silencieux pendant tout le trajet. Jake gardait les yeux fixés droit devant lui, tantôt sur la piste routière, tantôt sur les commandes automatiques du véhicule, évitant de regarder le souvenir assis à côté de lui.

Non, pas un souvenir, quelque chose de plus, se disait-il. C'était son père ; quelque part dans ce corps, son père vivait. Jake se concentrait alors sur la route, mais lorsqu'il se rappelait soudain d'où venait le vieil homme assis près de lui, un frisson lui parcourait la colonne vertébrale – il se cramponnait de toutes ses forces au dispositif de pilotage jusqu'à ce que le frisson fût passé et qu'il pût se détendre à nouveau.

 

Anne s'arrêta devant la porte de l'appartement, la main suspendue au-dessus du clavier d'ouverture. Jake était derrière elle.

« Vas-y, Anne, dit-il. Il doit se demander ce qui nous a retardés. »

Elle tourna vers lui un visage inexpressif, bien qu'il y eût une tension évidente dans ses gestes et dans sa façon de serrer les lèvres :

« Pourquoi l'as-tu laissé seul ? J'aurais pu venir ici par mes propres moyens.

— Je voulais te parler avant que tu le voies. Pour te faire comprendre ce qu'il en est.

— Je comprends ce qu'il en est, Jake. C'est toi qui ne comprends pas.

— Ne revenons pas là-dessus, Anne. Entre, je t'en prie. »

Elle recula et fit un geste en direction du clavier :

« Vas-y. C'est ton appartement. »

Agacé, il tendit la main et composa le code au clavier, puis se glissa par la porte tournante dans le court vestibule. Son père était assis sur le canapé, les yeux fixés sur la fenêtre-écran. Au bruit que fit la porte en s'ouvrant, le vieillard se retourna avec un sourire timide et hésitant ; le sentiment de désorientation s'estompait. Il commence à comprendre ce qui s'est passé, se dit Jake, il sait que nous l'avons fait revenir.

« Papa, voici Anne. Tu te souviens d'Anne.

— Évidemment, » dit le vieillard. Son visage s'éclaira d'un autre sourire lorsqu'ils s'approchèrent. « Comment vas-tu, Anne ? Comment vas-tu ? »

Ils se dévisagèrent un instant, puis Anne fit un pas en avant et s'arrêta. Elle pencha légèrement la tête d'un côté, puis de l'autre, pour examiner le visage du vieillard ; elle parut marmonner quelque chose et se tourna vers Jake, le visage blême et la voix tendue.

« Jake...

— Anne est un peu fatiguée, papa, dit vivement Jake. Attends-nous donc une minute, nous revenons tout de suite. Tu nous attends, hein ?

— Certainement, Jake, dit le vieillard avec un hochement de tête. Allez-y. »

Il se rassit sur le canapé.

Jake saisit Anne par la main, juste au-dessous du poignet, et l'entraîna vers le coin-cuisine. « Qu'essaies-tu de faire ? de le blesser ? » Il se reprit et l'attira plus près de lui. « Ne peux-tu même pas… » Mais elle pleurait.

« C'est tout à fait papa, dit-elle, exactement comme il était. Tout à fait lui, Jake. Je n'avais pas vraiment… »

Sa voix s'éteignit, elle frissonna et tenta de dégager sa main. Jake relâcha son étreinte, passa son autre bras autour d'elle et la rapprocha de lui, la laissant s'appuyer contre sa poitrine. Il ne savait pas quoi faire de plus. Par l'ouverture voûtée de la cuisine, il voyait son père dans la salle de séjour, penché en avant pour suivre sur la fenêtre-écran la circulation des voitures, loin au-dessous d'eux. Il l'avait vu si souvent ainsi qu'il éprouva une sorte de choc à le retrouver dans cette même position. Son père avait passé des heures devant la fenêtre-écran, dont il avait réglé la définition au maximum pour permettre à ses yeux fatigués de distinguer les plus lointains détails à travers le smog.

Pourquoi Jake en était-il si troublé ? Le souvenir et la réalité ne faisaient qu'un ; était-ce pour cela ?

« Pourquoi l'as-tu fait revenir ? » lui demanda Anne, soudainement. Ils étaient restés silencieux un moment, et Jake sortit de sa rêverie ; il relâcha les épaules d'Anne, mais elle ne s'écarta pas de lui.

« Pourquoi ? Parce que je l'aime. Parce que je veux… lui parler. J'ai pensé que je pourrais le faire, maintenant.

— Pourquoi serait-ce différent maintenant ? Vous étiez presque des étrangers, vers la fin. Qu'est-ce qui peut te faire croire… » Elle s'interrompit, inspira profondément et exhala un long soupir en se laissant aller contre son frère. « Pardonne-moi, Jake. Tout est bouleversé, je ne sais plus ce qu'il faut dire et ce qu'il ne faut pas dire. Depuis trois ans, je n'avais pas pensé au moment où nous le verrions – enfin… vivant… comme ça. C'était quelque chose dont tu parlais, dans quoi tu avais engagé ta part de l'héritage, mais je n'avais jamais cru que ça arriverait un jour. Et maintenant qu'il est là, je le connais sans le connaître et je ne sais pas quoi dire.

— Tu as dit beaucoup de choses.

— C'est vrai, pourtant. » Elle se pencha légèrement en arrière pour lever les yeux vers lui à travers sa frange. « Je sais que ce que je fais n'a aucun sens et que ce n'est pas ce que tu attends de moi. Ce doit être affreux pour toi, Jake. Je suis désolée. »

C'était elle qui l'étreignait, maintenant ; Jake se sentit désorienté, se demandant comment leurs rôles s'étaient inversés de sorte que c'était maintenant elle qui le consolait.

« Je ne sais pas ce que je ressens, Anne. Honnêtement.

— Non ? »

Il secoua la tête. Son père était sorti de son champ visuel, sans doute pour se rapprocher de la fenêtre-écran.

« Je pense que c'est ce que je veux, dit-il. J'ai besoin de le voir une fois encore. Peut-être puis-je… faire quelque chose.

— Mais tu ne le peux pas », dit-elle. Elle avait prononcé les deux premières syllabes d'une voix sonore, qui s'était presque réduite à un chuchotement quand elle s'était rendu compte qu'elle parlait trop fort. « Tu ne peux pas. C'est fini ; ce n'est pas réellement papa. Tu ne peux rien changer, Jake, c'est impossible. Ce que tu as là n'est qu'un amas de souvenirs ; on ne peut pas faire l'amour à un souvenir. »

Il s'écarta d'elle, choqué par l'analogie. Il ne réfléchissait pas à ce qu'elle avait dit, seulement à la façon dont elle l'avait dit.

« Laissons tomber, Anne. D'accord ? Je pense que nous devrions retourner auprès de lui.

— Retourne auprès de lui, Jake. Moi, je dois partir. » Elle s'éloigna d'un pas, s'arrêta. « J'ai une famille, tu sais. De ce côté-là, je n'ai pas besoin de lui, plus maintenant. Et je ne peux pas lui demander… demander à cette chose ce qu'elle est incapable de me donner. »

Elle sortit, se glissant par la porte de l'appartement avant que Jake pût la rappeler. Le vieillard, devant sa fenêtre-écran, ne l'avait pas vue partir ; Jake se dit que c'était mieux ainsi. Son père n'aurait pas compris.

 

Jake tendit à son père un verre à demi empli de vin, avec un cube de glace qui dansait et tournait au milieu du liquide rouge sombre. Le vieillard prit le verre et le posa sur ses genoux en le tenant à deux mains. Il regarda Jake s'asseoir en face de lui, sans quitter son visage des yeux un seul instant. Jake n'arrivait pas à déchiffrer l'expression de son père ; elle était distante, pas vraiment paternelle, pas vraiment réelle. Il éleva son verre, et son père en fit autant d'un geste un peu gauche.

« Veux-tu porter un toast ? demanda Jake.

— Non, Jake. C'est ton vin, après tout », répondit le vieil homme en souriant.

Jake éprouvait le sentiment étrange d'être entraîné malgré lui. Il savait que cette scène était fanée, qu'elle n'existait qu'en raison de l'énergie cinétique qu'elle avait conservé depuis sa jeunesse. Il ne parvenait pas à faire le premier pas.

Il porta un toast et but une gorgée de vin, imité par le vieillard.

« Comment va ce livre ?

— Ça va. J'y travaille.

— Tu as trouvé un éditeur ?

— Pas encore. »

Son père secoua la tête, et dit d'une voix feutrée quelque chose qu'il ne put entendre.

« Je pense qu'il se vendra, papa. J'en suis sûr.

— C'est toi qui dois le savoir, Jake.

— Tu ne m'approuves pas ?

— Peu importe. C'est ton travail, et ta vie. » Jake hocha la tête sans rien dire.

Son père but une petite gorgée de vin en parcourant des yeux l'appartement. Son regard s'arrêta sur l'hologramme ; il bougea les lèvres, les pressa l'une contre l'autre et sourit. « Rien n'a changé, je vois. Tu as toujours la photo.

— Oui. » (Que pouvait-il dire d'autre ?)

« Combien, trois ans ? Non. Six, maintenant. Il y a si longtemps ? Rien ne semble avoir changé. Rien du tout.

— J'ai tout gardé comme c'était.

— Mais pourquoi ? Pour moi ? Ne sois pas idiot, Jake.

— C'est vrai. Je l'ai gardé comme ça pour… » (Pour quoi ? Pourquoi comme ça ? Inconfortable, étrange.)

« Parle à voix haute, Jake. Que disais-tu ?

— Rien, papa.

— Hum. » Le vieillard croisa les jambes et son regard se posa de nouveau sur la fenêtre-écran. Une lueur grise filtrait de chaque côté de l'écran, obscurcissant la plus grande partie de l'image. « Ceci a changé, par contre ; ce n'était pas aussi mauvais, la dernière fois que je l'ai vu. Les choses ont empiré ?

— Terriblement. Il est difficile de marcher à l'extérieur.

— Ces filtres, ils sont efficaces ?

— Plus ou moins.

— Plus ou moins, soupira son père. Voyons, Jake, qu'est-ce que ça veut dire exactement ? Il faut être plus explicite, mon garçon.

— Je suis désolé. Je veux dire qu'ils sont parfois efficaces, et que parfois ils le sont moins. Il y a des gens qui meurent. »

Son père fit « Ahhh » et continua de siroter son vin, faisant rouler son verre entre ses mains dans les intervalles qui séparaient chaque gorgée.

« Qu'est devenue cette jeune fille… comment s'appelait-elle, Susanna ?

— Susan. Nous ne nous sommes pas beaucoup vus, père.

— Pas beaucoup ? Tu veux dire que tu t'en es désintéressé ?

— C'est à peu près ça.

— Jake, ne mènes-tu jamais rien à son terme ?

Tu restes toujours coincé entre le début et la fin. Que s'est-il passé entre toi et cette fille ?

— Rien, papa ; rien du tout.

— Allons, Jake. Tu vas bientôt avoir vingt-cinq ans, et c'est l'âge pour un homme de se marier. Tu ne peux pas continuer à passer à côté des choses de cette façon. Appelle cette fille immédiatement ; dis-lui de venir ici et nous verrons ce qu'on peut faire. Oui, c'est ça – voir ce qu'on peut faire. »

Jake secoua la tête ; son père, qui regardait ailleurs, ne vit pas le geste. Son regard était fixé au-delà de Jake sur un point distant, tout comme dans l'hologramme qui se trouvait sur le bureau.

« Non, papa.

— Hein ? Pourquoi, non ?

— J'ai vingt-sept ans. Il y a trois ans de cela, papa.

— Hein ? Ah, oui. Bon, appelle cette fille, de toute façon. Je te le dis, Jake, il n'est pas bon pour un garçon de ton âge de laisser les choses à l'abandon. Appelle-la, tout de suite.

— Papa, je ne l'ai pas vue depuis trois ans.

— Que veux-tu dire, tu ne l'as pas vue ? Hier… » Il s'interrompit, parut bredouiller un instant. « C'était il y a longtemps, Jake, hein ?

— Oui, papa. »

Ils gardèrent un moment le silence tout en dégustant leur vin ; l'un regardait l'autre, tandis que l'autre regardait dans le vide.

« Papa...

— Jake, coupa le vieillard. Jake, tu ne l'as pas oubliée, n'est-ce pas ?

— Oublié qui ? »

Le visage de son père s'empourpra. « Ta mère, Jake. » Il inspira, puis souffla lentement ; Jake perçut une sorte de faible bruissement dans la poitrine de son père – un son qui n'était pas tout à fait celui de la chair. « Tu t'es bien occupé d'elle ?

— Elle est morte un an après toi, papa. Elle était malade.

— Tu aurais dû prendre soin d'elle, Jake », reprit son père sans s'interrompre, sans paraître avoir entendu ce que lui disait Jake. « Elle a été bonne pour toi. Pour moi aussi, je le sais. Toutes les femmes ne resteraient pas avec un homme aussi longtemps qu'elle l'a fait.

— Papa, elle est morte.

— Prends soin d'elle, Jake ; veille à ce qu'elle ne souffre jamais comme j'ai souffert. Tu y veilleras, n'est-ce pas ?

— Papa… » Mais son père ne l'écoutait pas. Non. Son père ne comprenait pas.

« Les choses ont changé, papa », dit Jake, avec douceur. Son père leva les yeux vers lui. Ils étaient vides ; Jake vit la lumière qui venait de derrière son épaule se refléter en eux. C'était une sorte de plastique. « Les choses ont changé.

— Absurde. Le smog a empiré, c'est vrai, mais toi ? Et ta sœur, Anne ? Non. Vous êtes toujours les mêmes, tous les deux ; exactement comme vous étiez hier, comme vous avez toujours été. » Le vieillard se mit à rire et porta le verre à ses lèvres. Il but. « Non, non. Vous n'avez pas changé. Rien n'a changé.

— Papa, pourquoi les choses n'allaient-elles pas entre nous ?

— Hein ? Que veux-tu dire par là ?

— Tu ne m'as jamais écouté, tu sais ; à l'instant, tu n'as pas entendu un seul mot de ce que je te disais.

— Ce n'est pas vrai, Jake, ce n'est pas vrai. J'ai entendu tout ce que tu as dit, tout. Tu te trompes.

— Je ne me trompe pas, papa. Tout ce que tu viens de me dire, tu me l'as dit juste avant de mourir – comment je devais prendre soin de maman. Mais elle est morte, papa. Elle est morte.

— Et tu devrais t'occuper d'elle ; tu sais que tu le devrais.

— Pas un mot de ce que j'ai dit.

— Absurde. Absurde.

— Pas un mot, pas un mot. Tu ne m'entends pas.

— J'ai tout entendu.

— Mais tu ne comprends pas, et tu ne comprendras jamais. Pas maintenant.

— De quoi parles-tu, Jake ?

— Je ne peux pas te changer. Le souvenir que j'ai de toi me fait mal, et je voulais l'arranger, faire de mon souvenir un bon souvenir – mais c'est impossible. Je ne peux pas te changer, pas plus que je ne peux honnêtement changer ce souvenir. Bon sang...

— Jake, Jake. Tu es si jeune. Tu verras, dans quelques années...

— J'ai vingt-sept ans, papa. Et je n'ai rien fait de ma vie, tant que j'ai été sous ta domination.

— Comment peux-tu avoir vingt-sept ans ? Je connais quand même l'âge de mon propre… » Le vieillard s'interrompit, l'air déconcerté. Jake soupira et sortit le cylindre de sa poche.

« Jake ? Rien ne va, n'est-ce pas ? » Il posa sur son fils des yeux écarquillés, pleins de frayeur. Ce n'étaient pas les yeux que Jake avait redoutés quand il était plus jeune ; Jake se rendit compte que ces yeux-là n'existaient qu'en un seul endroit, et qu'ils existeraient toujours sans jamais changer tant qu'il n'y aurait pas accordé la réflexion et la remise en question qui s'imposaient.

« Non, papa. Rien ne va. Tu n'es qu'un souvenir », dit-il en tournant le minuscule bouton du cylindre.

 

La salle d'attente n'était pas aussi bondée qu'elle l'avait été la veille. La jeune femme noire ne semblait pas non plus aussi surmenée, mais l'expression de son visage n'en était pas pour autant détendue. Elle avait un air préoccupé, et son froncement de sourcils ne disparut pas totalement lorsque Jake s'approcha du comptoir, suivi de son père qui se déplaçait d'un mouvement mécanique et saccadé. Elle regarda Jake d'un air suspicieux, comme quelqu'un qui aurait acquis récemment une vision plus cynique de ses suppliants. « Qu'est-ce qu'il a ? » demanda-t-elle avec un geste de la tête en direction de la maquette de vieillard.

« J'ai coupé les circuits mémoriels – dans les règles, je pense. Ce n'est plus qu'un robot. » Il tendit le cylindre à la jeune femme, qui le posa entre eux sur le comptoir.

« Il n'y a pas grand monde, aujourd'hui, ajouta-t-il.

— Les rumeurs vont vite, répondit-elle. Je suppose que les déterreurs de cadavres sont retournés se cacher sous leurs pierres.

— Hein ?

— Peu importe. J'ai l'impression que Rappel va fermer ses portes.

— Dommage. Encore une entreprise à l'agonie. »

Elle émit un grognement et feignit de l'ignorer. Comme il ne s'éloignait toujours pas, elle releva les yeux en fronçant les sourcils. « Oui ? Vous voulez autre chose ?

— Juste un renseignement », dit Jake avec un regard vers la coquille vide qui se trouvait derrière lui. Qui dois-je contacter pour des obsèques ? »

 

Traduit par JACQUES POLANIS.

Funeral Service.

Tous droits réservés.

© Librairie Générale Française, 1983, pour la traduction.