LE CHEMIN DE CROIX DES SIÈCLES

par Henry Kuttner

 

Voici une quatrième histoire où la conscience d'un immortel est fortement rétrécie ; cette fois, cependant, l'oubli n'est pas naturel mais institutionnel. Périodiquement, le héros de Kuttner subit une sorte de cure de désintoxication, dont il sort remis à neuf. Le souvenir serait-il pire que l'oubli ? Dans certains cas, oui, bien sûr. Herr Doktor Freud en a même tiré une définition de la névrose. Mais il en a tiré aussi quelques idées sur la guérison. Comment ramener à la surface des souvenirs trop méthodiquement effacés ? Il y faudrait, sans doute, un concours de circonstances tout à fait exceptionnel. En termes techniques : un passage à l'acte.

 

 

ON l'appelait le Christ. Mais ce n'était pas l'homme qui avait gravi le long chemin du Golgotha cinq mille années plus tôt. On l'appelait Bouddha et Mahomet ; on l'appelait l'Agneau et le Béni de Dieu. On l'appelait le Prince de la Paix et l'Immortel.

Son nom était Tyrell.

Il venait de gravir un autre chemin, le sentier escarpé qui menait au monastère sur la montagne, et il resta un moment à cligner des yeux dans le brillant soleil. Sa tunique blanche était tachée du noir rituel.

La jeune fille à ses côtés lui toucha le bras et lui fit doucement signe d'avancer. Il entra dans l'ombre du porche.

Puis il hésita et regarda en arrière. La route se déroulait jusqu'à la prairie montagnarde où se dressait le monastère et la verdure de la prairie était éblouissante dans le printemps précoce. Vaguement, très loin, il sentit un chagrin déchirant à l'idée de quitter cette lumière, mais il pressentait que tout irait mieux bientôt. Et la lumière était si loin : elle avait perdu de sa réalité. La jeune fille lui toucha de nouveau le bras : il opina avec obéissance et avança, conscient du trouble que lui causait une perte prochaine que son esprit las ne pouvait plus comprendre.

Je suis très vieux, pensa-t-il.

Dans la cour, les prêtres s'inclinèrent devant lui. Mons, le chef, se tenait de l'autre côté d'une large nappe d'eau qui reflétait le bleu infini du ciel. De temps à autre, une légère brise fraîche ridait la surface de l'eau.

Les vieilles habitudes lancèrent leur message par ses nerfs. Tyrell leva la main et les bénit tous.

Sa voix disait doucement les paroles remémorées.

« Que la paix soit avec vous. Que la paix s'étende sur toute la terre troublée, sur tous les mondes et dans le ciel béni de Dieu qui les sépare. Les Forces des… des… » Ses mains eurent un geste hésitant ; puis il se souvint : « Les Forces des Ténèbres ne pourront rien contre l'amour et la compréhension de Dieu. Je vous apporte la parole de Dieu : c'est l'amour, c'est la compréhension et c'est la paix. »

Ils attendirent qu'il ait fini. Ce n'était pas le bon moment, ni le bon rituel. Mais cela n'avait pas d'importance, comme il était le Messie.

Mons, de l'autre côté de l'eau, fit un signe. La jeune fille près de Tyrell mit délicatement les mains sur les épaules de sa tunique.

Mons s'écria :

« Immortel, veux-tu rejeter tes vêtements souillés et avec eux les péchés du temps ? » Tyrell jeta un regard vague vers lui.

« Béniras-tu un nouveau siècle de ta sainte présence ? »

Tyrell se souvint de quelques mots.

« Je pars en paix ; je reviens en paix », dit-il.

La jeune fille enleva délicatement la tunique blanche, s'agenouilla et ôta les sandales de Tyrell. Nu, il se dressait au bord de l'eau.

On aurait dit un garçon de vingt ans. Il avait deux mille ans.

Il semblait profondément troublé. Mons avait levé le bras d'un air de commandement, mais Tyrell regardait confusément autour de lui ; il rencontra le regard gris de la jeune fille.

« Nerina ? murmura-t-il.

— Entrez dans l'eau, murmura-t-elle. Traversez à la nage. »

Il étendit la main et toucha les siennes. Elle sentit ce merveilleux courant de douceur qui était sa force indomptable. Elle pressa sa main très fort, cherchant à traverser le brouillard de son esprit, essayant de lui faire savoir que tout irait bien de nouveau, qu'elle l'attendrait… comme elle avait déjà attendu trois fois sa résurrection, au cours des trois cents dernières années.

Elle était beaucoup plus jeune que Tyrell, mais également immortelle.

Un instant, la brume s'éclaircit dans les yeux bleus.

« Attends-moi, Nerina », dit-il. Puis, repris de son ancienne agilité, il plongea dans l'eau d'un saut magistral.

Elle le regardait nager, sûrement et régulièrement. Son corps était intact ; il le resterait toujours, même en vieillissant plus encore. Seul son esprit se raidissait, creusant plus profondément dans les ornières de fer du temps, perdant le contact avec le présent, et sa mémoire le quittait par fragments. Mais les souvenirs les plus vieux partaient les derniers, et les réflexes après tous les autres.

Elle avait conscience de son propre corps, jeune, fort et beau, comme il le serait toujours. Son esprit… il existait aussi une réponse à cela. Elle contemplait cette réponse.

Je suis bénie entre toutes les femmes, pensa-t-elle. Seule de toutes les femmes de l'univers, je suis l'Amante de Tyrell, et la seule autre créature immortelle jamais née.

Avec amour et respect, elle le regardait nager. À ses pieds gisait la tunique abandonnée, souillée de tous les souvenirs d'une centaine d'années.

Cela ne semblait pas si lointain. Elle se rappelait très clairement la dernière fois qu'elle avait regardé Tyrell traverser l'eau à la nage. Et il y avait eu une autre fois avant cela : et c'était la première. Pour elle ; pas pour Tyrell.

Il sortit, trempé, de l'eau et hésita. Elle ressentit un coup à le voir passer de la force sûre à l'égarement étonné. Mais Mons était prêt. Il tendit la main et prit celle de Tyrell. Il conduisit le Messie vers une porte qui s'ouvrait dans le haut mur du monastère. Elle pensa que Tyrell se retournait vers elle, avec la tendresse qui était toujours présente dans son profond et merveilleux calme.

Un prêtre ramassa la robe souillée à ses pieds et l'emporta. Elle serait lavée et placée sur l'autel, le tabernacle sphérique aux formes du Monde-Mère.

D'une blancheur éblouissante, ses plis retomberaient doucement autour de la terre.

Elle serait lavée, tout comme l'esprit de Tyrell serait lavé, débarrassé des strates de souvenirs amoncelés par un siècle.

Les prêtres s'éloignaient. Elle jeta un regard, par le portail ouvert, à la verdoyante beauté de la prairie, cette herbe printanière qui se tendait sensuellement vers le soleil après les neiges de l'hiver. Immortelle, pensa-t-elle, tendant les bras en l'air, sentant le sang éternel, liqueur des dieux, chanter son rythme profond à travers son corps. Tyrell était celui qui souffrait. Moi, je n'ai pas à payer pour cette merveille.

Vingt siècles.

Et le premier siècle avait dû être d'une horreur indicible.

Son esprit se détourna des brouillards épais de l'histoire devenue légende, ne considérant qu'en un éclair le calme Christ Blanc traversant ce chaos de mal hurlant, où la terre était noircie, ensanglantée de haine et d'angoisse. Ragnarok, Armageddon, l'Heure de l'Antéchrist – deux mille ans auparavant !

Battu, déterminé, prêchant sa parole d'amour et de paix, le Messie Blanc avait traversé comme une lumière la descente de la terre en enfer.

Il avait vécu, et les forces du mal s'étaient entre-détruites, et voilà que le monde avait trouvé la paix – la paix depuis si longtemps que le souvenir de l'Heure de l'Antéchrist s'était perdu ; c'était maintenant une légende.

Perdu même pour Tyrell. Elle en était heureuse. Ce devait être terrible de se souvenir. Elle frissonna à la pensée du martyre qu'il avait dû endurer.

Mais le Jour du Messie était arrivé, et Nerina, la seule autre à être née immortelle, contemplait avec révérence et amour la porte que Tyrell avait franchie.

Elle baissa les yeux sur l'eau bleue. Un vent froid en ridait la sur ce ; un nuage passa légèrement devant le soleil, plongeant la journée radieuse dans l'ombre.

Il se passerait soixante-dix ans avant qu'elle franchisse à son tour l'eau à la nage. Et alors, à son réveil, elle verrait les yeux bleus de Tyrell sur elle, sa main tenant légèrement la sienne pour l'aider à la rejoindre dans la jeunesse, ce printemps où ils vivaient éternellement.

 

*

* *

 

Ses yeux gris étaient posés sur lui ; sa main touchait la sienne reposant sur la couche. Mais il ne s'éveillait toujours pas.

Elle jeta un regard anxieux vers Mons.

Il fit un signe de tête rassurant.

Elle sentit contre sa main un mouvement presque imperceptible.

Ses paupières tressaillirent, se soulevèrent lentement. La même certitude calme et profonde était toujours dans ces yeux bleus qui avaient tant vu, dans cet esprit qui avait tant oublié. Tyrell la regarda un moment. Puis il sourit.

Nerina dit, tremblante :

« Chaque fois, j'ai peur que vous ne m'ayez oubliée.

— Nous lui rendons toujours les souvenirs qui vous concernent, Bénie de Dieu, dit Mons. Nous le ferons toujours. » Il se pencha sur Tyrell. « Immortel, êtes-vous pleinement réveillé ?

— Oui », dit Tyrell, et il se redressa, lançant ses jambes par-dessus le bord de la couche, sautant sur pieds d'un seul mouvement rapide et sûr. Il regarda autour de lui, vit la nouvelle tunique d'une blancheur immaculée et s'en revêtit. Nerina et Mons voyaient bien qu'il ne restait pas d'hésitation dans ses mouvements. Dans le corps éternel, l'esprit était de nouveau jeune et sûr, sans nuage.

Mons s'agenouilla, et Nerina aussi. Le prêtre dit doucement :

« Remercions Dieu d'avoir permis une nouvelle Incarnation. Que la paix règne durant ce cycle et tous les cycles à venir. »

Tyrell releva Nerina, puis il se pencha et mit Mons sur ses pieds.

« Mons, Mons, dit-il avec reproche, chaque siècle, je suis traité moins comme un homme et plus comme un dieu. Si vous aviez vécu il y a quelques… siècles oh ! ils priaient toujours quand je me réveillais, mais pas à genoux. Je suis un homme, Mons. Ne l'oubliez pas.

— Vous avez apporté la paix au monde, dit Mons.

— Alors puis-je avoir quelque chose à manger, en échange ? »

Mons s'inclina et sortit. Tyrell se tourna vivement vers Nerina et l'attira près de lui de toute la force et la douceur de ses bras.

« S'il fallait un jour ne plus me réveiller… dit-il. C'est à toi qu'il serait le plus dur de renoncer. Je ne savais pas combien j'étais solitaire avant de trouver ma semblable en immortalité.

— Nous avons une semaine, ici au monastère, dit-elle. Une semaine de retraite, avant de retourner chez nous. C'est ce que je préfère : être ici avec vous.

— Attends un peu, dit-il. Encore quelques siècles, et tu perdras cette attitude révérente. Je le voudrais bien. L'amour, c'est mieux : et qui d'autre pourrais-je aimer de cette façon ? »

Elle pensa aux siècles de solitude qu'il avait subis, et tout son corps était douloureux d'amour et de compassion.

Après le baiser, elle se recula et le regarda pensivement.

« Vous avez changé de nouveau, dit-elle. C'est toujours vous, mais...

— Mais quoi ?

— Vous êtes plus doux, en quelque sorte. » Tyrell rit.

« Chaque fois, ils me lavent le cerveau et me donnent un nouveau jeu de souvenirs. Oh ! la plupart des anciens, mais le total est un peu différent. Chaque fois. Les choses sont plus paisibles qu'il y a un siècle. Aussi mon esprit est-il adapté aux temps. Sinon, je deviendrais graduellement un anachronisme. » Il fronça légèrement les sourcils : « Qui est-ce ? »

Elle regarda vers la porte.

« Mons ? Non. Il n'y a personne.

— Ah ? Eh bien… oui, nous allons avoir une semaine de retraite. Le temps de penser, d'intégrer ma nouvelle personnalité. Et le passé… » Il hésita de nouveau.

« Comme j'aurais aimé être née plus tôt. J'aurais pu être avec vous...

— Non, dit-il brusquement. Du moins… pas trop tôt.

— Était-ce si terrible ? »

Il haussa les épaules.

« Je ne sais plus à quel point mes souvenirs sont fidèles. Je suis heureux de ne pas me souvenir mieux. Mais je me souviens suffisamment. Les légendes disent vrai. » Le chagrin obscurcit son visage. « Les grandes guerres… l'enfer lâché sur terre. L'Enfer était tout-puissant. L'Antéchrist marchait au plein soleil de midi… » Son regard se porta sur le plafond bas et pâle de la pièce, mais il voyait plus loin. « Les hommes étaient devenus des bêtes.

Des diables. Je leur parlai de paix et ils essayèrent de me tuer. Je le supportai. J'étais immortel, par la grâce de Dieu. Mais ils auraient pu me tuer. Je suis vulnérable aux armes. » Il prit une profonde inspiration. « L'immortalité ne suffisait pas. La volonté de Dieu m'a préservé, afin que je puisse continuer à prêcher la paix jusqu'à ce que, petit à petit, les bêtes mutilées se souviennent de leur âme, et tendent leurs bras hors de l'enfer… »

Jamais elle ne l'avait entendu parler comme cela.

Délicatement, elle lui toucha la main.

Il revint vers elle.

« C'est fini. Le passé est mort. Aujourd'hui est à nous. »

Au loin, les prêtres chantaient un hymne de joie et de gratitude.

 

*

* *

 

L'après-midi suivant, elle l'aperçut au fond du couloir, penché sur une sombre forme écroulée. Elle accourut. Il était courbé près du corps d'un prêtre, et quand Nerina l'appela, il frissonna et se leva, le visage blanc et terrifié.

Elle baissa les yeux et son visage pâlit aussi.

Le prêtre était mort. Il avait des marques bleues sur la gorge et son cou était brisé : sa tête était affreusement tordue.

Tyrell bougea pour lui cacher le corps.

« A… appelle Mons, dit-il, hésitant comme s'il avait atteint la fin d'un siècle. Vite… Il le faut… appelle-le ! »

Mons vint, regarda le corps et resta frappé de stupeur. Il rencontra le regard bleu de Tyrell.

« Combien de siècles, Messie ? demanda-t-il d'une voix tremblante.

— Depuis le dernier acte de violence ? Huit siècles, ou plus. Mons, personne, personne n'est capable de cela.

— Oui, dit Mons. La violence a disparu : on en a purgé la race. » Il tomba brusquement à genoux. « Messie, ramène-nous la paix ! Le dragon a ressurgi du passé ! »

Tyrell se redressa, statue d'une forte humilité dans sa tunique blanche.

Il leva les yeux et pria.

Nerina s'agenouilla, sa terreur fondant peu à peu dans la puissance brûlante de la prière de Tyrell.

Le murmure emplissait le monastère et se répercutait sur l'air pur et bleu du dehors. Personne ne savait qui avait refermé des mains meurtrières autour du cou du prêtre. Personne, aucun être humain n'était plus capable de tuer ; comme Mons l'avait dit, l'aptitude à la haine et à la destruction avait été extirpée de la race humaine.

Le murmure ne dépassa pas le monastère. La bataille devait y être livrée en secret, sans que le bruit s'en échappe pour aller troubler la longue paix du monde.

Aucun être humain.

Mais un autre murmure naquit : L'Antéchrist est né de nouveau.

On se tournait vers Tyrell, vers le Messie, pour être rassuré.

Paix, disait-il, paix – faites face au mal avec humilité, penchez la tête pour prier, souvenez-vous de l'amour qui a sauvé l'homme quand l'enfer était sur le monde il y a deux mille ans.

La nuit, près de Nerina, il gémissait dans son sommeil et cherchait à frapper un ennemi invisible.

« Satan ! » cria-t-il ; et il se réveilla en frissonnant.

Elle le serra contre elle, avec une fière humilité, jusqu'à ce qu'il se rendorme.

 

*

* *

 

Elle vint un jour avec Mons dans la chambre de Tyrell, pour lui apprendre la nouvelle horreur. On avait trouvé un prêtre mort, sauvagement tailladé par un couteau aiguisé. Ils poussèrent la porte et virent Tyrell assis en face d'eux derrière une table basse. Il priait et contemplait, fasciné, le couteau ensanglanté qui gisait sur la table devant lui.

« Tyrell », dit-elle, et soudain Mons aspira une rapide goulée d'air et se retourna brusquement. Il la repoussa hors de la pièce.

« Attendez ! dit-il, la suppliant avec violence. Attendez-moi là ! » Avant qu'elle ait pu parler, il avait franchi la porte et elle entendit tourner la clef.

Elle resta là, sans penser, pendant longtemps. Puis Mons ressortit et ferma la porte doucement derrière lui. Il la regarda.

« Tout va bien, dit-il. Mais… il faut que vous m'écoutiez, maintenant. » Puis il resta silencieux. Il essaya encore.

« Bénie de Dieu… » De nouveau cette respiration pénible. « Nerina. Je… » Il rit étrangement. « C'est curieux. Je ne peux pas parler si je ne vous appelle pas Nerina.

— Qu'y a-t-il ? Laissez-moi rejoindre Tyrell

— Non… non. Ça va aller mieux. Nerina, il est… malade. »

Elle ferma les yeux, essayant de se concentrer. Elle entendit sa voix, mal à l'aise, mais de plus en plus ferme.

« Ces meurtres. C'est Tyrell qui les a commis.

— Vous mentez, dit-elle. C'est un mensonge ! » Mons dit presque brutalement :

« Ouvrez les yeux. Écoutez-moi. Tyrell… est un homme. Un très grand homme, un homme très bon, mais pas un dieu. Il est immortel. À moins d'être abattu, il vivra éternellement – comme vous. Il a déjà vécu plus de vingt siècles.

— Pourquoi me dites-vous cela ? Je le sais !

— Vous devez collaborer, dit Mons, vous devez comprendre. L'immortalité est un accident génétique. Une mutation. Une fois tous les mille ans, peut-être, ou tous les dix mille ans, un homme naît immortel. Son corps se renouvelle : il ne vieillit pas. Son cerveau non plus. Mais son esprit vieillit...

— Tyrell a franchi la fontaine de jouvence il y a seulement trois jours. Son esprit ne vieillira plus avant un siècle. Est-ce qu'il… est-il en train de mourir ?

— Non, non. Nerina, la fontaine de jouvence n'est qu'un symbole. Vous savez cela.

— Oui. La véritable renaissance ne vient qu'après, quand vous nous mettez dans cette machine. Je m'en souviens.

— La machine, dit Mons, si elle n'était pas utilisée chaque siècle, vous et Tyrell seriez devenus séniles sans recours depuis longtemps. L'esprit n'est pas immortel, Nerina. Au bout d'un certain temps, il ne peut plus supporter le poids du savoir, de la science, des habitudes. Il perd sa souplesse, la vieillesse l'ankylose. La machine soulage l'esprit, Nerina, comme nous pouvons débarrasser un cerveau électronique de ses réserves mémorielles.

Alors nous changeons quelques souvenirs, pas tous ; nous replaçons ceux qui sont nécessaires dans un esprit clair et dispos, de sorte qu'il puisse croître et s'enrichir pendant cent nouvelles années.

— Mais je sais tout cela...

— Ces nouveaux souvenirs forment une nouvelle personnalité, Nerina.

— Nouvelle ? Mais Tyrell reste le même.

— Pas tout à fait. Chaque siècle, il change un peu, à mesure que la vie devient meilleure et le monde plus heureux. Chaque siècle, le nouvel esprit, la nouvelle personnalité de Tyrell sont autres… plus en accord avec le siècle qui vient qu'avec l'ancien. Votre esprit est rené trois fois, Nerina. Vous n'êtes plus la même que la première fois. Mais vous ne pouvez vous en souvenir. Vous n'avez plus tous les souvenirs que vous aviez jadis.

— Mais… mais comment...

— Je ne sais pas, dit Mons. J'ai parlé à Tyrell. Voici ce qui s'est passé selon moi. À chaque siècle, quand l'esprit de Tyrell était purifié, il restait un esprit vierge, sur lequel nous bâtissions un nouveau Tyrell. Oh ! peu différent. Un peu seulement, à chaque fois. Mais plus de vingt fois ? Son esprit a dû être très différent, il y a vingt siècles. Et...

— Différent à quel point ?

— Je ne sais pas. Nous avons pensé qu'en « gommant » l'esprit, nous faisions disparaître la personnalité de base. Maintenant, je pense qu'elle ne disparaissait pas. Elle était enfouie. Réprimée, refoulée si profondément dans l'esprit qu'elle ne pouvait plus émerger. Elle est devenue inconsciente. Ceci s'est produit siècle après-siècle. Et maintenant, plus de vingt personnalités de Tyrell sont enfouies dans son esprit ; une telle démultiplication de sa personnalité ne peut plus conserver son équilibre. Il y a eu résurrection depuis les tombes de son esprit.

— Le Christ Blanc n'a jamais été un tueur !

— Non. En réalité, même sa première personnalité, il y a plus de vingt siècles, a dû être très noble et très bonne pour apporter la paix au monde… en ce règne de l'Antéchrist. Mais parfois, dans la sépulture de l'esprit, quelque chose peut changer. L'une ou l'autre de ces personnalités enfouies a pu devenir… quelque chose de moins bon qu'à l'origine. Et maintenant, elles sont revenues au jour. »

Nerina se tourna vers la porte.

« Il nous faut être absolument certains, dit Mons. Mais nous pouvons sauver le Messie. Nous pouvons purifier son esprit, chercher au plus profond, déraciner l'esprit mauvais… Nous pouvons le sauver et le régénérer. Il nous faut commencer tout de suite, Nerina… priez pour lui. »

Il lui jeta un long regard troublé et s'éloigna rapidement dans le couloir. Nerina attendit, ne pensant à rien. Peu après, elle entendit un léger bruit. Deux prêtres se dressaient immobiles à chaque extrémité du couloir.

Elle ouvrit la porte et rejoignit Tyrell.

Ce qu'elle vit d'abord fut le couteau ensanglanté sur la table. Puis elle aperçut la silhouette sombre près de la fenêtre, découpée sur la brûlure du ciel bleu.

« Tyrell », dit-elle avec hésitation. Il se retourna.

« Nerina. Oh ! Nerina ! »

Sa voix restait la même : douce et emplie d'un calme puissant.

Elle accourut dans ses bras.

« Je priais… dit-il, penchant la tête sur l'épaule de Nerina. Mons m'a dit… Je priais… Qu'ai-je fait ?

— Vous êtes le Messie, dit-elle fermement. Vous avez sauvé le monde du mal et de l'Antéchrist. Voilà ce que vous avez fait.

— Mais le reste ! Ce démon dans mon esprit ! Cette semence qui a crû là, cachée de la lumière de Dieu… qu'est-elle devenue ? On dit que j'ai tué ! »

Après un long silence, elle murmura :

« L'avez-vous fait ?

— Non, dit-il sans hésiter. Comment aurais-je pu ? Moi qui ai vécu par l'amour – plus de deux mille ans – je ne pourrais nuire à un être vivant.

— Je le savais, dit-elle. Vous êtes le Christ Blanc.

— Le Christ Blanc, dit-il doucement. Je n'ai pas voulu ce nom. Je ne suis qu'un homme, Nerina. Je n'ai jamais été plus. Mais… on m'a sauvé, on m'a gardé vivant pendant le Règne de l'Antéchrist. C'était Dieu. C'était Sa main. Mon Dieu… venez-moi en aide maintenant ! »

Elle le serrait de toutes ses forces et regardait, par la fenêtre derrière lui, le ciel éclatant, la prairie verte, les hautes montagnes couronnées de nuages. Dieu était là, comme il planait au-delà de l'azur, sur tous les mondes et les abîmes qui les séparaient : et Dieu voulait la paix et l'amour.

« Il vous aidera, dit-elle fermement. Il marchait à votre côté il y a deux mille ans. Il est toujours là.

— Oui, murmura Tyrell. Mons doit se tromper. Ce que c'était… Je m'en souviens. Les hommes comme des bêtes. Le ciel dévoré de flammes. Et le sang… le sang. Plus d'un siècle de sang qui s'échappe des hommes-bêtes qui s'entre-déchirent. »

Elle le sentit se raidir soudain, tendu et tremblant dans un brusque et violent effort.

Il leva la tête et la regarda dans les yeux.

Elle pensa à de la glace, à une flamme, de la glace bleue, une flamme bleue.

« Les grandes guerres », dit-il d'une voix rauque et tendue. Puis il se couvrit les yeux de la main.

« Christ ! » Le mot jaillit de sa gorge serrée. « Dieu, Dieu...

— Tyrell ! » Elle hurla son nom.

« Arrière ! » croassa-t-il, et elle trébucha en arrière, mais ce n'était pas à elle qu'il parlait. « Arrière, démon ! » Il se saisit la tête entre les mains, la pétrit entre ses doigts, se courbant jusqu'à être à demi accroupi devant elle.

« Tyrell ! cria-t-elle. Messie ! Vous êtes le Christ Blanc… »

Le corps replié se redressa comme un ressort. Elle regarda ce nouveau visage et ressentit une horreur et une haine infinies.

Tyrell la regarda. Puis, à sa grande terreur, il la gratifia d'une courbette cérémonieuse pleine de moquerie.

Elle sentit le bord de la table derrière elle. En tâtonnant, elle toucha l'épaisse couche de sang séché sur la lame du couteau. Tout cela faisait partie du cauchemar. Elle mit la main sur le manche, sachant bien qu'elle pouvait mourir par le fer, précédant en esprit le cheminement de l'acier brillant dans son sein.

La voix qu'elle entendit avait une nuance amusée.

« Est-elle pointue ? demanda-t-il. L'est-elle toujours, mon amour ? Ou bien l'ai-je émoussée sur le prêtre ? T'en serviras-tu sur moi ? Veux-tu essayer ?

D'autres ont essayé ! » Un rire gras s'étrangla dans sa gorge.

« Messie, murmura-t-elle.

— Messie ! parodia-t-il. Le Christ Blanc ! Le Prince de la Paix ! Celui qui apporte la parole d'amour, traversant sans dommage les guerres les plus sanglantes qui aient jamais ravagé le monde… oh ! oui, une légende, mon amour, et qui remonte à vingt siècles et plus. Ils ont oublié ! Ils ont tous oublié comment c'était vraiment à l'époque ! »

Elle ne put que secouer la tête en une dénégation impuissante.

« Oh ! oui, dit-il. Tu n'étais pas au monde, alors. Personne. Sauf moi, Tyrell. Quelle boucherie ! J'ai survécu. Mais pas en prêchant la paix. Sais-tu ce qui est arrivé aux hommes qui prêchaient la paix ? Ils sont morts – mais pas moi. J'ai survécu… Mais pas en prêchant. »

Il se pavanait en riant.

« Tyrell le Boucher, s'écria-t-il. J'étais le plus sanglant de tous. Ils ne comprenaient que la peur. Et ils n'étaient pas faciles à effrayer – ces hommes pareils aux bêtes. Mais ils avaient peur de moi. »

Il leva ses mains crispées en forme de serres, les muscles raidis par l'extase d'un souvenir effroyable.

« Le Christ Rouge, dit-il. Voilà comment on aurait pu m'appeler. Mais non. Pas après que j'eus prouvé ce que j'avais à prouver. Alors, ils ont su mon nom, le vrai. Et maintenant… » Il lui sourit. « Maintenant que le monde est en paix, on me vénère comme le Messie. Que peut faire Tyrell le Boucher aujourd'hui ? »

Son rire était lent, horrible et satisfait de lui.

Il fit trois pas et la prit dans ses bras. Sa chair se révulsa sous cette étreinte mauvaise.

Et soudain, d'une façon étrange, elle sentit le mal le quitter. Les bras durs frissonnèrent, se retirèrent, puis se resserrèrent de nouveau, avec une tendresse frénétique. Il baissa la tête et elle sentit la brûlure soudaine des larmes.

Il resta muet un moment. Elle le serrait, froide comme la pierre.

Soudain, elle se retrouva assise sur un lit, lui agenouillé devant elle, son visage enfoui dans sa robe.

Elle distinguait à peine ses paroles étranglées.

« Souvenir… Je me souviens… les vieux souvenirs… Je ne peux pas le supporter, je ne peux pas regarder en arrière… ni en avant… ils avaient un nom pour moi. Je me souviens maintenant… » Elle posa une main sur sa tête. Ses cheveux étaient humides et froids.

« On m'appelait l'Antéchrist ! »

Il leva le visage et la regarda.

« Aide-moi ! cria-t-il torturé. Aide-moi, aide-moi ! » Puis sa tête s'inclina de nouveau : il pressait ses poings contre ses tempes, murmurant muettement.

Elle se souvint alors de ce qu'elle tenait dans la main droite elle leva le poignard et l'abaissa de toutes ses forces pour lui donner l'aide dont il avait besoin.

 

*

* *

 

Elle se tenait près de la fenêtre, tournant le dos à la pièce et au cadavre de l'immortel.

Elle attendait le retour de Mons, le prêtre. Il voudrait savoir ce qui restait à faire. Probablement garder le secret, d'une manière ou d'une autre.

Ils ne lui feraient pas de mal, elle le savait. Le respect qui entourait Tyrell l'englobait aussi. Elle continuerait de vivre, seule immortelle maintenant, née en un temps de paix, vivante à jamais et seule dans un monde de paix. Un jour, peut-être, un autre immortel naîtrait, mais elle ne voulait pas y penser maintenant. Elle ne pouvait penser qu'à Tyrell et à sa solitude.

Elle regarda par la fenêtre le bleu et le vert éclatants, la pure lumière de Dieu, lavée maintenant de la dernière trace rouge du passé sanglant de l'homme. Elle savait que Tyrell serait heureux de voir cette netteté, cette pureté, qui continueraient à jamais.

Et elle le verrait. Elle en faisait partie : pas Tyrell. Et même dans la solitude qu'elle ressentait déjà, il y avait une sorte de compensation. Elle s'était consacrée aux siècles de l'homme qui étaient à venir.

Elle dépassa son chagrin et son amour. Au loin, elle entendait les chants solennels des prêtres. Cela faisait partie de la bonté advenue enfin au monde, après cette longue et sanglante marche au Golgotha. Mais c'était le dernier Golgotha, et elle continuerait maintenant selon son devoir, consacrée et sûre d'elle.

Immortelle.

Elle leva la tête et regarda fixement l'azur. Elle regarderait l'avenir. Le passé était oublié. Et le passé, pour elle, ne signifiait pas d'héritage sanglant, pas de pourriture profonde qui grandirait invisible dans les abîmes noirs de l'enfer de l'esprit jusqu'à jaillir, rejet monstrueux, pour détruire l'amour et la paix de Dieu.

Soudain, elle se souvint d'avoir commis un meurtre. Son bras trembla de nouveau de la violence du coup ; sa main tressaillit de nouveau sous l'éclaboussure du sang répandu.

Aussitôt, elle ferma son esprit à ces souvenirs. Elle regarda le ciel, appuyée de toutes ses forces contre la barrière fermée de son esprit, comme si l'assaut ébranlait déjà le rempart fragile.

 

Traduit par CATHERINE.

A cross of centuries.

Publié avec l'autorisation de Intercontinental Literary Agency, Londres.

© Éditions Opta, pour la traduction.