LA SUBSTITUTION

par Gene Wolfe

 

Nous avons commencé ce recueil par cinq histoires pleines d'humour. Nous n'en tirons nulle vanité, mais le lecteur voudra bien reconnaître que ce n'était pas précisément facile. Voici maintenant une nouvelle très différente par l'écriture mais qui, sur le fond, ne manque pas de ressemblances avec la précédente : l'immortel réussit fort bien à passer inaperçu ; et s'il lui faut une identité, il est capable de se substituer à des gens qui disparaissent. Au besoin, il peut provoquer des disparitions lui-même. Comment ? Toute la question est là. Mais soyez prévenus : vous risquez de vous la poser encore à la fin de cette nouvelle.

 

 

QUICONQUE trouvera ces papiers sera, je le suppose, stupéfait de la stupidité de leur auteur : comment ne pas s'étonner qu'il les ait mis sous une pierre plutôt que dans une boîte à lettres, un meuble-classeur, ou même dans la pierre angulaire d'un édifice, comme il est traditionnel de le faire ? Réfléchissez pourtant : n'est-il pas plus sage de déposer pareil document dans les entrailles d'une grotte bien sèche ? Et c'est ce que j'ai fait.

Car si une demeure répond à tout ce qu'on en attend, l'avenir en fera un reliquaire à sauvegarder. En revanche, si les fils de vos enfants jugent qu'elle ne vaut pas la peine d'être conservée, jugeront-ils que les lettres de ses bâtisseurs valent d'être lues ? Et pourtant ses pierres sont un lieu de dépôt plus sûr qu'un meuble-classeur. Répondez sincèrement : connaissez-vous un seul cas de papier qu'on ait relu après l'avoir classé, sauf lorsqu'un rond-de-cuir le sort du dossier où il est numéroté ? Qui se soucie de telles paperasses ?

Il est une grosse tortue au bec de pierre crochu qui se ferme en claquant ; elle gîte sous la berge de cette rivière, et lorsque les oiseaux aquatiques ont leur nichée printanière, elle nage sous les oisillons, plus furtive qu'une ombre. Parfois, lorsqu'elle les prend par la patte, ils lui jettent un regard ; ils ont donc en eux plus de vie que les feuilles sur lesquelles se refermerait la mâchoire de fonte d'une boîte à lettres.

Avez-vous jamais observé comme elle est prompte à se refermer dès que vous retirez la main ? Vous ne pouvez écrire Le Futur sur une enveloppe : cette adresse serait barrée et remplacée par la mention Bureau des rebuts.

En tout cas j'ai une histoire à raconter ; et une histoire non racontée est une manière de crime.

Je servais dans l'armée de Corée lorsque mourut mon père. C'était avant l'invasion des forces du Nord, et j'étais censé aider un capitaine à faire un cours de démolition aux soldats du ROK. L'armée m'accorda une permission pour raison de famille lorsqu'un télégramme de l'hôpital de Buffalo m'informa de la gravité de son état. Tout cela se fit sans perte de temps, en tout cas de ma part, mais il mourut tandis que je survolais le Pacifique. Après un coup d'œil jeté dans son cercueil, où un tissu de soie bleue montait jusqu'à ses joues brunes durement sculptées et s'entassait sur ses épaules de travailleur, je retournai en Corée. Ayant perdu mon père, j'étais maintenant sans famille, et ma vie en fut transformée.

Il serait vain de m'étendre sur ce qui m'advint ensuite, vous trouverez tout cela dans les actes du conseil de guerre. Je fus l'un de ceux qui restèrent en Chine après la guerre, et je ne fus ni le premier, ni le dernier à me raviser et à regagner mon pays. Je fus aussi l'un de ceux qu'on traduisit en justice ; disons que certains de mes camarades de captivité n'ont pas le même souvenir de ces événements. Je ne vous demande pas d'approuver ma conduite.

Dans ma prison du fort Leavenworth je me mis à remuer de vieux souvenirs antérieurs à la mort de ma mère ; je revoyais mon père courber un gros clou de ses doigts ; c'était à Cassonsville et j'allais cinq jours par semaine à l'école de l'Immaculée Conception. Nous partîmes, je crois, le mois précédant mon entrée en seconde.

Une fois libéré, je décidai d'y retourner, pour revoir ce patelin avant de chercher un emploi. Je possédais quatre cents dollars que j'avais placés avant la guerre dans le compte de dépôts du Combattant, et, croyez-moi, je savais comment vivre à bon marché. Ce sont des choses qu'on apprend en Chine.

Je voulais voir si le Kanakessee coulait toujours d'un cours aussi paisible, et si les gosses avec qui j'avais joué à la balle s'étaient mariés et quelles têtes ils avaient maintenant. Il me semblait – comment dire ? – avoir été amputé de ce passé lointain de ma vie, et je voulais retourner voir ce morceau manquant. Je revoyais tous mes camarades : le gros lard qui avait du mal à articuler mais qui riait de tout, j'avais oublié son nom ; notre lanceur au base-ball, Ernie Cotha, un garçon de ma classe avec des dents saillantes et des taches de rousseur, sa sœur, qui jouait en milieu de terrain quand nous n'avions personne d'autre sous la main, et elle avait la manie de fermer les yeux jusqu'au moment où la balle frappait le sol devant elle ; Peter Palmieri, qui réussissait souvent à nous communiquer sa passion, jouer aux Vikings ou autres jeux du même acabit ; sa grande sœur Maria qui du haut de ses treize ans exerçait sur nous une autorité maternelle. Et quelque part au second plan évoluait un autre Palmieri, Paul, qui n'était encore qu'un bébé nous suivant partout et observant de ses grands yeux bruns tout ce que nous faisions. Il devait avoir à peu près quatre ans en ce temps-là ; il n'ouvrait jamais la bouche mais nous pensions que c'était une vraie peste.

Je n'eus pas de mal à m'éloigner du Kansas en auto-stop. Si la chance continuait à me sourire, je pouvais espérer passer la nuit suivante à Cassonsville. Mais voilà qu'on commença à me faire grise mine alors que j'étais posté à la porte d'un bistrot à hamburgers, à la jonction de la route d'État et de la grande autoroute fédérale. Cela faisait près de trois heures que je levais le pouce lorsqu'un type me fit monter dans sa Ford familiale. Marmonnant « merci », je jetai mon sac de déserteur sur le siège arrière, et puis, regardant le conducteur de plus près, je le reconnus immédiatement : c'était Ernie Cotha. Il avait pourtant dû subir un traitement, car ses dents ne faisaient plus saillir sa lèvre supérieure. Il dut encaisser mes blagues avant d'arriver à me remettre, et puis ce furent de vraies retrouvailles de camarades de classe heureux de parler du bon vieux temps.

Nous passâmes devant un petit bonhomme qui se tenait pieds nus au bord de la route, et Ernie me dit :

« Tu te rappelles comme Paul se fourrait toujours dans nos pattes, alors un jour nous lui avons donné un shampooing à la bouse de vache ? Le lendemain tu m'as dit que tu t'étais fait incendier à cause de ça par la mère Palmieri. »

Et aussitôt cet événement, que j'avais oublié, me revint à la mémoire.

« Tu sais, dis-je, c'était une honte de traiter ainsi cet enfant. Nous étions ses idoles, et nous le lui faisions payer.

— Ça ne lui a pas fait de mal, dit Ernie. Si tu le voyais maintenant… Je parie qu'il ne ferait qu'une bouchée de nous deux.

— Sa famille n'a pas quitté Cassonsville ?

— Bien sûr que non. »

Ernie avait mordu sur le bas-côté de la route et cet écart souleva une giclée de poussière et de gravier.

« Personne ne quitte la ville, reprit-il, cessant un moment de regarder la route. Tu savais que Maria est maintenant l'infirmière du vieux docteur Witte ? Ses parents ont un petit motel près du champ de foire. Tu veux que je te dépose là, Pete ? »

Il m'assura que les prix étaient raisonnables et j'acceptai son idée : il fallait bien que je couche quelque part. Nous fîmes ensuite une dizaine de kilomètres en silence, puis Ernie reprit la parole.

« Tu te rappelles ta grande bataille contre Maria au bord de la rivière ? Tu voulais attacher un caillou à une grenouille pour la jeter à la flotte, et Maria voulait t'en empêcher. Pour une bagarre, c'était une bagarre.

— Ce n'était pas Maria, lui dis-je, c'était Peter.

— Tu divagues ! Ça doit remonter à une vingtaine d'années, et Peter n'était même pas né.

— Tu dois confondre avec un autre Peter. Je parle de Peter Palmieri, le frère de Maria. »

Ernie me fixa si longuement que je craignis qu'il ne nous expédie dans le fossé.

« C'est de lui que je parle, moi aussi, dit-il, mais le petit Peter est un môme de huit ans, peut-être neuf. C'est à Paul que tu penses, ajouta Ernie, après un bref coup d'œil à la route ; mais c'est avec Maria que tu t'es bagarré ; Paul tenait encore à peine sur ses jambes. »

Nous retombâmes dans le silence pendant quelques minutes, ce qui me laissa le temps de me remémorer notre corps à corps au bord de l'eau. Quatre ou cinq d'entre nous s'étaient dirigés vers l'endroit où nous amarrions la barque qui nous servait à gagner notre île rocheuse au milieu du lit de la rivière. Nous voulions jouer aux pirates ou à un jeu de ce genre, mais l'embarcation avait rompu ses amarres et disparu. Peter avait essayé de nous mobiliser pour aller à sa recherche vers l'aval ; en vain, car nous avions tous la flemme. C'était une de ces chaudes journées d'été où la poussière flotte dans l'air, si bien qu'on pense au battage du blé. Ayant réussi à attraper une grenouille, j'eus l'idée de faire une expérience.

Je me rappelai alors un détail qui donnait raison à Ernie, en tout cas partiellement. Maria avait essayé de m'en empêcher et je l'avais frappée à l'œil avec une pierre. Mais ce n'était pas là la grande bagarre. Peter avait voulu venger Maria et c'est avec lui que j'avais roulé à terre avec des grognements, toutes griffes dehors, essayant de m'assurer une prise sur son corps à la peau glissante de sueur parmi les herbes piquantes. Ernie avait eu raison de dire que Paul n'était encore qu'un bébé et que je m'étais battu avec Maria ; mais c'est Peter qui en fin de compte m'avait obligé à couper la corde qui liait la patte de la grenouille et à la libérer. Côte à côte, nous avions regardé la petite bête verte regagner la rivière en sautillant et puis, lorsqu'il ne lui resta qu'un dernier saut à faire pour retrouver ce bien précieux : la sécurité, j'avais bondi et, rapide comme l'éclair, je l'avais transpercée de mon couteau de scout à large lame, la clouant sur le sol boueux.

Le motel des Palmieri s'appelait Cassonsville Tourist Lodge : dix cottages blancs, et une maison avec un café qui faisait saillie sur la façade et portait une grande enseigne avec ce seul mot : EAT l'ordre que donnait Bouddha à la sauterelle.

Maman Palmieri, et j'en fus surpris, me reconnut aussitôt et me couvrit de baisers. Elle avait à peine changé. Ses cheveux grisonnaient aux tempes, mais ailleurs étaient restés d'un noir brillant ; elle avait toujours été corpulente et ne l'était pas davantage. Peut-être avait-elle perdu un peu de sa solidité. Quant à papa Palmieri, je ne crois pas qu'il me reconnut, mais il m'adressa un de ses rares sourires.

C'était un petit homme brun, philosophe, avare de paroles, et je suppose que n'importe qui, à première vue, aurait décidé que c'était un ménage où la femme porte la culotte. La vérité, c'est que la maman considérait son homme comme infaillible dans toute situation critique. Et, dans la pratique, c'était la vérité ou à peu près ; il avait la patience inépuisable et le bon sens inébranlable d'un bourricot sicilien – toutes les qualités qui ont fait de ce petit animal résistant le compagnon idéal des moines errants et des combattants du désert.

Les Palmieri voulaient me donner la chambre de Maria (qui, assistant à un vague congrès d'infirmières à Chicago, ne devait rentrer qu'à la fin de la semaine) ; j'étais leur hôte et ils insistèrent pour que je prenne mes repas avec eux. Je cédai sur ce dernier point, mais je tins à louer une chambre ; ils m'en demandèrent cinq dollars la nuit en me jurant que c'était le plein tarif. Nous étions encore en train de causer à bâtons rompus comme toujours en pareille circonstance lorsque Paul entra.

Je ne l'aurais pas reconnu si je l'avais rencontré dans la rue, mais il m'inspira une sympathie immédiate ; c'était un grand brun sérieux qui était parfaitement inconscient – et sans doute pour toujours – de la beauté de son profil.

Une fois les présentations accomplies, la maman commença à s'inquiéter du dîner et à se demander si Peter allait bientôt rentrer. Paul la rassura : en sortant de la ville, il avait vu l'enfant marcher au milieu d'une bande de gosses ; il lui avait offert de le ramener en voiture mais Peter avait décliné cette offre.

Il y avait dans les paroles de Paul un je-ne-sais-quoi qui me donna la chair de poule. Ernie avait affirmé que Peter était plus jeune que Paul, et ce dernier confirmait ce point de vue. Il portait un chandail de collégien et il avait cette manière mal assurée de faire l'important, propre aux adolescents qui veulent se poser en hommes ; pourtant il semblait parler d'un garçon beaucoup plus jeune que lui-même.

Au bout d'un moment, nous entendîmes claquer la contre-porte et résonner des pas rapides. Peter apparut tel que je n'avais cessé, j'en fus alors conscient, de me le représenter. C'était bien Peter, et il pouvait avoir huit ans. Ce n'était pas simplement un autre gosse au type italien ; c'était Peter en personne, avec son menton en galoche et ses yeux noirs. Il ne parut pas se souvenir de moi et la mamma fit valoir que peu de femmes étaient capables, comme elle-même, de mettre au monde d'aussi beaux garçons à l'âge de cinquante ans. Je me couchai de bonne heure.

Naturellement, j'avais été tout tendu, au long de la soirée, à l'idée que ces gens pourraient montrer, par quelque allusion, qu'ils étaient au courant de mon affaire ; mais au moment de m'endormir, je pensais à Peter, qui, à vrai dire, n'avait cessé d'occuper mon esprit.

Le lendemain était un samedi, et comme Paul était libre – il avait un emploi pour l'été comme en ont les étudiants – il offrit de me promener dans la ville en voiture. Il avait une Chevrolet 54 qu'il avait rafistolée en grande partie lui-même et dont il n'était pas peu fier.

La visite de Cassonsville fut rapidement exécutée, car il y a peu de chose à voir, et je priai Paul de m'emmener à l'île où nous avions joué quand nous étions petits. Il nous fallut faire quinze cents mètres à pied parce que la route s'éloigne de la rivière à cet endroit, mais le sentier que nous avions tracé était toujours là. Les sauterelles, dans les herbes desséchées, s'envolaient par vagues devant nos pas.

Lorsque nous atteignîmes la rive, Paul me dit « C'est bizarre, généralement il y a là un petit bateau que les gosses utilisent pour aller dans l'île. »

Se portant sur l'île, mon regard y découvrit un canot amarré à un buisson au bord de l'eau, le même, semblait-il, que celui qui nous avait servi pendant mon enfance, peut-être était-ce effectivement le même. Mais ce qui m'intéressait, c'était l'île. Elle était sensiblement plus proche du rivage ; en fait le Kanakessee était beaucoup plus étroit que dans mes souvenirs, mais cela n'avait rien de surprenant puisque tout à Cassonsville, y compris la ville elle-même, me paraissait plus petit. Et pourtant, chose étonnante, l'île me semblait plutôt plus grande. Elle se gonflait au centre en une éminence qui était presque une colline et qui descendait en pente douce vers l'amont pour se relever en un à-pic dominant la rivière, tandis qu'elle traînait vers l'aval une longue bande de terrain vague. Près de deux hectares en tout.

Au bout de quelques minutes, nous vîmes un garçon dans l'île, et Paul lui demanda en hurlant de nous amener le bateau. Il s'exécuta et, prenant les avirons, Paul nous conduisit à l'île. Je craignais que la petite embarcation ne chavirât sous notre poids ; l'eau silencieuse était à deux centimètres du bord malgré les efforts de l'enfant pour alléger le canot en l'écopant au moyen d'un bidon rouillé.

Nous trouvâmes dans l'île trois autres garçons, dont Peter. Il y avait des épées fichées en terre, faites de lames de bois sur lesquelles étaient clouées d'autres lames plus petites. Je voyais Peter tel qu'il était lorsque j'avais le même âge, et cela m'incita à examiner le visage des autres garçons pour voir si je pourrais les identifier à certains de mes anciens camarades. Mais non, c'étaient des enfants ordinaires, sans plus. Comment faire comprendre ce que je ressentais ? Je me trouvais trop grand ici pour y être réel, malvenu en ce seul endroit où j'avais envie de me trouver. Peut-être était-ce dû à l'attitude des enfants : maussades, furieux de voir leur jeu interrompu et craignant d'être tournés en ridicule. Peut-être était-ce parce que chaque arbre, chaque rocher, chaque buisson, chaque fourré de ronces m'était familier, toujours le même, bien que j'en eusse, auparavant, perdu le souvenir.

Vue de la rive, l'île m'avait paru plus proche et pourtant plus grande que je ne me la rappelais. Et maintenant, inexplicablement, je trouvais plus large le bras qui la séparait de la rive. L'illusion était si étrange que, donnant à Paul une tape sur l'épaule, je lui dis :

« Je parie que tu n'arrives pas à jeter un caillou d'ici jusqu'à la berge.

— Qu'est-ce que tu paries ? me dit-il avec un large sourire.

— Il ne pourra pas, dit Peter. Ni lui, ni personne. »

Peter était le premier des garçons à parler autrement qu'en marmonnant.

De toute façon, j'avais décidé de payer l'essence à Paul ; si donc, lui dis-je, il gagnait son pari, je ferais faire le plein à mes frais à la première station-service.

Le caillou dessina un arc de cercle et fila si loin qu'on eût dit une flèche plutôt qu'une pierre, puis retomba enfin dans l'eau en faisant floc. J'évaluais à une dizaine de mètres la distance séparant son point de chute de la rive.

« Tu vois, dit Paul, je t'avais bien dit que j'y arriverais.

— J'ai cru la voir tomber à l'eau, répliquai-je.

— Tu devais avoir le soleil dans les yeux, insista Paul sur un ton péremptoire. Le caillou est tombé sur l'autre rive à plus d'un mètre du bord. »

Ramassant une autre pierre, il la lançait d'une main à l'autre en homme sûr de lui.

« Si tu veux, je recommence. »

Je n'en crus pas mes oreilles. Paul ne m'avait pas fait l'impression d'un homme capable de tricher pour gagner un pari. Je me tournai vers les garçons. Généralement rien ne vous enflamme plus à cet âge que ces histoires de paris ou de récompenses, mais ils ne nous avaient pas pardonné notre intrusion et restèrent muets. Et pourtant tous regardaient Paul avec le mépris profond qu'un enfant normal éprouve à l'égard d'un parieur indélicat.

« O.K., dis-je, tu as gagné. »

À la demande, un garçon nous ramena à la rive.

Une fois en voiture, Paul m'annonça qu'un match de base-ball de série A se jouait au chef-lieu du comté, et nous nous y rendîmes. Mes yeux étaient fixés sur le terrain, mais à la fin de la partie, je n'aurais su dire si le score final était vingt à cinq ou match nul. Sur le chemin du retour, je fis faire le plein à mes frais.

Nous rentrâmes à l'heure du souper et, après ce repas, nous nous installâmes dans la véranda, papa Palmieri, Paul et moi-même, pour y boire des canettes de bière, Nous parlâmes base-ball un moment, puis Paul se retira. Et j'évoquai de vieux souvenirs devant son père : le petit Paul qui tourniquait autour de nous, ses aînés, ma lutte avec Peter à propos de la grenouille, et là, j'escomptais qu'il me corrigerait.

Mais il n'en fit rien. Lassé de son long silence, je luis dis :

« Qu'y a-t-il ? »

Il ralluma son cigare et répondit :

« Tu es au courant de tout. »

Ce n'était pas une question. Je répliquai qu'en réalité je n'étais au courant de rien, mais que je commençais à craindre pour ma raison. Il me dit alors :

« Tu veux savoir ? »

Sa voix était tout à fait mécanique, malgré sa pointe d'accent italien. Je m'empressai d'acquiescer.

« La mamma et moi, nous sommes venus ici de Chicago quand Maria était encore bébé, tu le savais ? »

Je lui dis que j'en avais entendu parler.

« J'ai un bon boulot, c'est pour ça que nous sommes venus dans cette ville. Contremaître à la briqueterie. »

Je le savais aussi. Il avait déjà cet emploi du temps où j'étais gosse à Cassonsville.

« Nous avons loué une petite maison blanche de Font Street et déballé notre barda. Nous avons même acheté du neuf. Tout le monde savait que j'avais un bon job ; j'étais bien considéré. Nous étions là depuis quelques mois, et voilà qu'un soir, en rentrant du boulot, je trouve la mamma et notre bébé avec ce garçon inconnu. Elle tenait la petite Maria sur ses genoux et lui disait : « Regarde, Maria, c'est ton grand frère. » Je croyais qu'elle avait perdu la tête ou qu'elle voulait me faire une farce. Et ce soir-là au dîner, les enfants se sont comportés comme si la chose était parfaitement naturelle.

— Qu'avez-vous fait ?

— Rien. Neuf fois sur dix, c'est la meilleure chose à faire. Attendre et ouvrir l'œil. Lorsqu'il est l'heure d'aller au lit, le garçon va se coucher dans une petite chambre du haut qui devait rester inutilisée. Il y trouve tout ce qu'il faut, un lit de camp, des vêtements dans le placard, des livres de classe. La mamma m'a vu jeter un coup d'œil dans sa piaule et m'a dit qu'il faudrait lui procurer un vrai lit.

— La mamma était-elle seule à… ? »

Palmieri alluma un autre cigare. Je remarquai alors que la nuit tombait et que nous parlions plus bas que d'habitude.

« Tout le monde pareil, dit papa Palmieri. Le lendemain après le travail, je vais voir les bonnes sœurs de l'école. Je leur décris le gars, espérant qu'elles sauraient me dire d'où il sortait.

— Et alors ?

— Alors, elles m'ont dit : "Oh, vous êtes le papa de Peter Palmieri ? Quel garçon charmant !" Et tout le monde est comme ça… Tiens, ajouta Palmieri après un long silence, dans la première lettre que mon père m'écrit d'Italie, il dit : "Comment va notre petit Peter ?"

— Et les choses en restent là ? »

Le vieil homme acquiesça.

« Peter reste avec nous, et c'est un bon petit garçon – plus gentil que Paul ou Maria. Mais il ne grandit pas. Après avoir été le grand frère de Maria, il est son frère jumeau, puis son petit frère. Bientôt il sera trop jeune pour être le fils de la mamma, notre fils, et je pense qu'il nous quittera. Personne, à part toi et moi, n'a jamais rien remarqué d'anormal. Tu jouais avec mes enfants quand tu étais petit ?

— Oui. »

Nous restâmes dans la véranda environ une demi-heure, mais nous n'avions plus envie de parler, ni l'un ni l'autre. Papa Palmieri ajouta seulement, au moment où je pris congé de lui :

« Encore une chose. Par trois fois, je me suis fait donner de l'eau bénite par le prêtre et je l'ai versée sur lui dans son sommeil. Rien ne se produit : ni ampoules sur la peau, ni hurlements, rien. »

Le lendemain dimanche, ayant mis ce que j'avais de plus présentable, une chemise de sport blanche et un pantalon de plage bien coupé, je me fis conduire en ville par un camionneur qui avait fait une halte matinale au motel pour y prendre un café. Je savais que les sœurs de l'Immaculée Conception seraient toutes à l'église pour assister aux premiers offices, mais comme je voulais m'éclipser avant que les Palmieri ne mettent le grappin sur moi pour m'emmener avec eux, il fallait que je file de bonne heure. Après avoir tué trois heures de temps à flâner en ville, où tout était fermé, je me rendis au petit couvent et sonnai la cloche.

Une jeune sœur que je n'avais jamais vue me conduisit à la Mère supérieure, qui n'était autre que sœur Leona, ma maîtresse du cours élémentaire. Elle n'avait pas tellement changé ; les religieuses ne changent guère, peut-être parce qu'elles se cachent les cheveux et ne se maquillent pas. En tout cas je la reconnus au premier coup d'œil comme si je venais d'être son élève ; quant à elle, je ne crois pas qu'elle réussit à me remettre, et pourtant je lui dis qui j'étais. Mes explications terminées, je la priai de me laisser consulter ce qui concernait Peter Palmieri dans les archives de l'école, mais elle s'y refusa. J'avais mon idée ; je voulais savoir si les sœurs n'avaient pas par hasard tout un fichier avec des renseignements sur chaque élève remontant à une vingtaine d'années ou davantage ; mais j'eus beau supplier, hurler et, de guerre lasse, menacer la Mère supérieure, elle demeura inébranlable : les dossiers de chaque élève étaient confidentiels et ne pouvaient être montrés à personne sans le consentement des parents.

Je changeai alors de tactique. Je me rappelais parfaitement que notre classe avait été photographiée quand j'étais au cours moyen. J'avais même un souvenir précis de cette journée, de la chaleur torride, du photographe qui plongeait sous sa toile noire puis en ressortait, semblable à une religieuse courbée en deux quand il avait l'œil au viseur, Je demandai à sœur Leona la permission de regarder cette photo. Elle hésita une minute, puis accepta et fit apporter par la jeune sœur un gros album qui, me dit-elle, contenait toutes les photos de groupe faites depuis la fondation de l'école. Je la priai de me montrer celle de la première année du cours moyen pour l'année 1944 ; elle feuilleta l'album et la trouva.

Nous étions rangés par files alternées de garçons et de filles, ce qui confirmait mes souvenirs. Chaque garçon était entre deux filles mais avait un garçon devant lui et derrière lui. Peter, j'en étais certain, avait posé juste derrière moi, me dominant d'une marche dans la classe en gradins, et sans pouvoir me rappeler leurs noms, je reconnaissais parfaitement les visages des filles qui m'encadraient.

La photo était un peu jaunie et je fus frappé d'y voir une école beaucoup plus neuve que celle devant laquelle j'étais passée en allant au couvent. Je pus retrouver l'endroit où j'avais posé, à l'avant-dernier rang, séparé par deux élèves de notre maîtresse sœur Thérèse, mais mon visage n'y était pas. Derrière mes deux voisines apparaissait, tout petit sur la photo, le visage brun anguleux de Peter Palmieri. Derrière lui, personne ; devant lui, Ernie Cotha. Je parcourus la liste des noms figurant au bas de la photo ; le sien y était, mais non le mien.

Je serais bien en peine de dire en quels termes je pris congé de sœur Leona et comment je sortis du couvent. Tout ce que je me rappelle, c'est d'avoir arpenté les rues de la ville, presque désertes en ce dimanche matin, jusqu'au moment où mon regard fut attiré par l'inscription s'étalant sur la façade de l'imprimerie du journal. J'étais aveuglé par la réverbération du soleil sur les lettres d'or et la fenêtre de verre blanc ; pourtant je distinguais deux silhouettes d'hommes se déplaçant à l'intérieur. Je cognai sur la porte à coups de pied, et l'un des hommes finit par m'ouvrir et me faire entrer dans l'imprimerie où régnait une forte odeur d'encre. Je ne reconnaissais aucun des deux hommes, mais les presses silencieuses, bien huilées, attendant au fond de la pièce, n'avaient pas changé depuis le jour où j'étais venu là avec mon père pour faire passer une petite annonce en vue de revendre notre maison.

J'étais trop fatigué pour ergoter avec ces gens-là. J'avais perdu, au couvent, une partie de moi-même, et je sentais un fond de café amer dans mon ventre vide.

« Écoutez-moi, s'il vous plaît, dis-je. Dans cette ville est né un garçon répondant au nom de Pete Palmer. Il est resté à l'Est quand on a fait l'échange des prisonniers à Panmunjom, et il est passé en Chine communiste pour y travailler dans une usine de textile. À son retour, il a été incarcéré. Il avait changé de nom après avoir quitté Cassonsville, mais ça n'a pas d'importance ; on a dû lui consacrer pas mal de texte parce que c'était un gars d'ici.

Puis-je consulter les numéros d'août et septembre 1959 dans votre collection ? Vous voulez, bien ? »

Ils se regardèrent puis me dévisagèrent. L'un était un vieil homme avec un dentier mal ajusté et une visière verte de reporter cinématographique ; l'autre un gros type qui n'avait pas l'air commode, avec des yeux ternes au regard stupide. Finalement le vieux répondit :

« Il n'y a jamais eu de natif de Cassonsville qui soit allé chez les communistes. Je risquerais pas d'oublier une chose comme ça.

— S'il vous plaît, laissez-moi regarder. »

Il haussa les épaules et me dit :

« Cinquante cents de l'heure pour consulter la collection, et défense de rien arracher ni rien emporter. Compris ? »

Je lui donnai deux pièces de vingt-cinq cents et il m'emmena aux archives. Rien, absolument rien. Rien non plus sur l'échange de prisonniers de 1953. Je voulus remonter à l'annonce de ma naissance, mais la collection n'allait pas au-delà de 1945 ; les numéros antérieurs, me dit le vieux, avaient brûlé dans l'incendie de l'ancienne imprimerie.

Je sortis et restai un moment au soleil. Puis je regagnai le motel, pris mon sac et me rendis à l'île. Il n'y avait pas d'enfants cette fois ; l'endroit était solitaire et très paisible. Après avoir fureté un moment, je découvris cette grotte vers le sud, et je m'étendis sur l'herbe pour fumer mes deux dernières cigarettes en écoutant le bruit de la rivière et en regardant le ciel. Je fus soudain conscient que le jour baissait ; il était temps, pensais-je, de rentrer. Lorsqu'il fit trop sombre pour distinguer le bord de la rivière, je pénétrai dans la grotte pour y passer la nuit.

Je crois pouvoir dire qu'en réalité j'avais su dès l'abord que je ne quitterais jamais plus l'île. Le lendemain matin je détachai le canot pour le laisser filer à la dérive, sachant pourtant que les enfants le trouveraient accroché à quelque souche au ras de l'eau et qu'ils le ramèneraient.

Je vis comment ? On m'apporte des choses, et j'attrape pas mal de poisson – parfois même, l'hiver, en brisant la glace. Et puis il y a sur cette île quantité de mûres et de noix. Je médite beaucoup, et si on fait ça comme il faut, cela vaut mieux que toutes ces choses dont mes visiteurs disent qu'ils ne pourraient pas se passer.

Vous serez peut-être surpris, mais des quantités de gens viennent me parler. Ils m'apportent qui des hameçons, qui une couverture, qui un sac de pommes de terre, et certains d'entre eux me disent qu'ils seraient bienheureux d'être à ma place.

Les garçons continuent, bien sûr, à venir sur l'île. En plus des grandes personnes. En dépit des prédictions de papa Palmieri, Peter a conservé ce nom de famille, pour toujours à mon avis, mais c'est un nom que ses camarades n'emploient guère.

 

Traduit par JEAN BAILHACHE.

The Changeling.

© Gene Wolfe. 1968/1978.

© Librairie Générale Française, 1983, pour la traduction.