QUELQUE CHOSE POUR RIEN
par Robert Sheckley
Qu'on puisse considérer l'immortalité comme une broutille, voilà qui passe l'entendement. Nous sommes dans un monde où tout se paie, et la demande sociale d'immortalité est très forte (au moins chez ceux qui n'ont pas encore lu ce volume). Une civilisation avancée, qui détiendrait le secret de la vie éternelle, ne manquerait pas d'en calculer le prix, et de le faire payer. Mais comme nous sommes chez Sheckley, vous devinez qu'il y aura une surprise. Et qu'elle sera très drôle pour tout le monde – sauf naturellement pour le héros de cette histoire.
AVAIT-il vraiment entendu une voix ? Il n'en était pas certain. Reconstituant cela un moment plus tard, Joe Collins sut qu'il gisait alors sur son lit, trop fatigué pour retirer de la couverture ses souliers imbibés d'eau. Il regardait le réseau de craquelures du plafond, suivant du regard l'eau qui s'en écoulait lugubrement goutte à goutte.
Ce devait être arrivé à ce moment-là. Collins avait surpris un éclair de métal près de son lit et s'était assis. Il y avait une machine sur le plancher, là où aucune machine n'aurait dû se trouver.
En ce premier moment de surprise, Collins pensa qu'il avait entendu une voix qui disait : « Déposez-le ici. Très bien, ça ira. »
Il ne pouvait pas être sûr de la voix. Mais la machine était indéniablement là.
Collins s'agenouilla pour l'examiner. Elle avait environ un mètre carré de surface et elle bourdonnait faiblement. Elle était grise, sans caractère et absolument lisse, mis à part un bouton rouge et une plaque de cuivre fixée au centre. La plaque indiquait : UTILISEUR CLASSE A, SÉRIE AA-1256432. ATTENTION ! CETTE MACHINE NE PEUT ÊTRE UTILISÉE QUE PAR DES PERSONNES DE CLASSE A !
Il n'y avait ni boutons de réglage, ni cadrans, ni interrupteurs, aucun des accessoires que Collins associait aux machines. Il n'y avait que la plaque de cuivre, le bouton rouge et le bourdonnement.
« D'où venez-vous ? » demanda Collins. L'Utiliseur Classe A continua à bourdonner. Collins ne s'était pas réellement attendu à une réponse. Assis sur le bord de son lit, il regardait pensivement la machine. Une question se posait maintenant à lui – qu'en faire ?
Il toucha le bouton rouge avec circonspection, conscient de son manque d'expérience en ce qui concernait les machines qui tombaient de nulle part. S'il appuyait dessus, est-ce que le plancher allait s'entrouvrir ? Est-ce que des petits hommes verts allaient tomber du plafond ?
Après tout, il avait un petit peu moins que rien à perdre. Il opéra une légère poussée sur le bouton.
Rien ne se passa.
« Très bien, faites quelque chose », dit Collins, assez désappointé. L'Utiliseur se contenta de continuer à bourdonner doucement.
Oh, après tout ! Honest Charlie lui donnerait au moins un dollar pour le métal. Il se leva et essaya de soulever l'Utiliseur. En vain. Il essaya encore, développant toute sa force, et ne réussit qu'à décoller un angle de la machine du plancher. Il la laissa retomber et s'assit sur le lit, en respirant lourdement.
« Vous auriez dû envoyer deux hommes pour m'aider », dit Collins, s'adressant à l'Utiliseur. Le bourdonnement se mit immédiatement à augmenter et la machine se mit à vibrer.
Collins concentra son attention sur elle, mais rien ne se passa. Mû par une impulsion, il tendit le bras et enfonça du poing le bouton rouge.
Deux hommes à la solide carrure se matérialisèrent, vêtus d'habits de travail grossier. Ils jaugèrent l'Utiliseur d'un regard professionnel. L'un d'eux dit : « Grâce à Dieu, c'est le petit modèle. Le gros est difficile à arracher du sol.
— Mieux vaut encore la carrière de marbre », dit l'autre.
Ils regardèrent Collins, qui leur rendit leur regard. Finalement, le premier homme dit : « Okay, Mac. Nous n'allons pas passer toute la journée ici. Où est-ce que vous voulez qu'on le mette ?
— Qui êtes-vous ? demanda Collins d'une voix croassante.
— Les déménageurs. Est-ce que nous ressemblons à des danseuses ?
— Mais d'où venez-vous ? Et pourquoi ?
— Nous sommes des employés de la Société de Déménagement Powha Minile, dit l'homme. Et nous sommes ici parce que vous voulez des déménageurs. C'est pas plus compliqué que ça. Et maintenant, où est-ce que vous voulez qu'on le mette ?
— Allez-vous-en, dit Collins. Je vous rappellerai plus tard. »
Les déménageurs haussèrent les épaules et disparurent. Durant plusieurs minutes, Collins regarda l'endroit où ils s'étaient trouvés. Puis il posa les yeux sur l'Utiliseur Classe A, qui s'était remis à bourdonner doucement. Un Utiliseur ? Il pouvait donner à la chose un bien meilleur nom.
Une Machine à Exaucer les Souhaits.
Collins n'était pas particulièrement choqué. Quand le miraculeux advient, seules les mentalités stupides, prosaïques, sont incapables de l'admettre. Collins n'était certainement pas de ceux-là. Il avait un excellent arrière-plan pour l'accepter.
La majeure partie de son existence s'était passée à désirer, à espérer, à prier pour que quelque chose de merveilleux lui arrive. Au collège, il avait rêvé de pouvoir s'éveiller un jour en connaissant ses leçons sans avoir passé des heures fastidieuses à les apprendre. Dans l'armée, il avait désiré que quelque sorcière ou quelque djinn le fasse monter en grade et lui donne la charge de la chambrée, au lieu de l'obliger à suivre l'entraînement comme le premier soldat venu.
Une fois démobilisé, Collins avait fui le travail, pour lequel il se sentait psychologiquement inapte. Il avait dérivé de-ci de-là, espérant que quelque personne fabuleusement riche se déciderait à modifier son testament en sa faveur, lui abandonnant Tout.
Il ne s'était jamais réellement attendu à ce que quelque chose arrive. Mais il était préparé lorsque cela arriva.
« J'aimerais avoir mille dollars en petites coupures sans marque », dit-il prudemment. Quand le bourdonnement se fit plus fort, il appuya sur le bouton. En face de lui apparut une grosse liasse de billets froissés de un, cinq et dix dollars. Ils n'étaient pas craquants, mais c'était indubitablement de l'argent.
Collins en prit une poignée qu'il lança en l'air, et il les regarda voleter merveilleusement et se poser sur le plancher. Il s'allongea sur son lit et commença à faire des plans.
Tout d'abord, il emmènerait la machine hors de New York, peut-être même hors de l'État – jusqu'à un endroit où il ne serait pas gêné par des voisins curieux. Le ministère des Finances ne plaisante pas avec ce genre de choses. Peut-être, après s'être organisé, émigrerait-il en Amérique centrale ou...
Il y eut un bruit suspect dans la pièce.
Collins sauta sur ses pieds. Un trou était en train de s'ouvrir dans le mur, et quelqu'un essayait de se faufiler par l'ouverture.
« Hé ! Je ne vous ai rien demandé ! » dit Collins, s'adressant à la machine.
Le trou s'élargit. Un homme grand et gros, au visage rougeaud, s'y engagea jusqu'à mi-corps, poussant coléreusement pour l'agrandir encore.
À ce moment, Collins se rappela que les machines ont habituellement des propriétaires. Celui qui possédait une Machine à Exaucer les Souhaits ne devait pas prendre du bon côté le fait de la voir disparaître, et il irait jusqu'au bout pour la récupérer. Il ne cesserait probablement pas de...
« Protège-moi ! » cria Collins à l'adresse de l'Utiliseur, et il appuya sur le bouton rouge.
Un petit homme chauve vêtu d'un pyjama criard apparut, bâillant d'un air ensommeillé.
« Je suis Sanisa Leek, du Service de Protection du Mur Temporel, dit-il en se frottant les yeux. Que puis-je faire pour vous ?
— Faites sortir ce type d'ici ! » cria Collins. L'homme à la face rougeaude, qui agitait sauvagement les bras, s'était presque complètement extrait du trou dans le mur.
Leek fouilla dans sa poche de pyjama et en ramena un morceau de métal brillant. L'homme au visage rougeaud cria : « Attendez ! Vous ne comprenez pas ! Cet homme… »
Leek pointa son morceau de métal. L'homme à la face rougeaude poussa un cri et disparut. Un moment plus tard, le mur avait repris son aspect normal.
« Est-ce que vous l'avez tué ? demanda Collins.
— Bien sûr que non, dit Leek en remettant le morceau de métal dans sa poche. Je l'ai simplement fait virer de bord et renvoyé dans son glommatch. Il n'essaiera plus de cette manière.
— Vous voulez dire qu'il tentera autre chose ? demanda Collins.
— C'est possible, dit Leek. Il peut essayer un micro-transfert, ou même une Stimulation. » Il jeta un regard aigu à Collins. « C'est votre Utiliseur, n'est-ce pas ?
— Bien sûr, répondit Collins, qui se mit à transpirer.
— Et vous êtes un Classe A ?
— Naturellement, dit Collins. Si je ne l'étais pas, que ferais-je d'un Utiliseur ?
— Ne vous fâchez pas », dit Leek d'une voix endormie. Il secoua doucement la tête. « Qu'est-ce que vous pouvez vous balader, vous, les A ! Je suppose que vous êtes revenu ici pour écrire un livre d'histoire ? »
Pour toute réponse, Collins se contenta de sourire d'une manière énigmatique.
« Bon, maintenant je m'en vais, dit Leek en bâillant généreusement. Je suis sans cesse sur la brèche, nuit et jour. Je serais mieux dans une carrière. »
Il disparut au milieu d'un bâillement.
La pluie continuait à battre le plafond. Collins se retrouva à nouveau seul, avec la machine.
Et avec mille dollars en petites coupures éparpillés sur le plancher.
Il tapota affectueusement l'Utiliseur. Ces Classes À l'avaient belle ! Vous désirez quelque chose ? Vous le demandez et vous pressez un bouton. Il n'y avait aucun doute que son propriétaire légitime l'avait perdu.
Leek avait dit qu'il était possible que l'homme essaie d'entrer par un autre moyen. Quel moyen ?
Oh, après tout, qu'est-ce que ça pouvait faire ! Collins ramassa les billets en sifflotant. Aussi longtemps qu'il aurait la Machine à Exaucer les Souhaits en sa possession, la vie serait belle.
Les quelques jours qui suivirent amenèrent quelques changements dans les biens et possessions de Collins. Avec l'aide de la Powha Minile Movers, il fit sortir l'Utiliseur de l'État de New York et, dans un endroit peu fréquenté des Adirondacks, il se rendit acquéreur d'une montagne de taille moyenne. Une fois le titre de propriété en poche, il marcha jusqu'au centre de son domaine, à plusieurs milles de l'autoroute. Les deux déménageurs traînaient l'Utiliseur derrière lui. Ils suaient abondamment et juraient d'une manière monotone tout en se frayant un passage à travers les broussailles denses.
« Posez-le ici et décampez », ordonna Collins. Sa confiance en lui avait considérablement augmenté durant ces derniers jours.
Les déménageurs poussèrent un profond soupir et s'évanouirent. Collins jeta un regard autour de lui. De tous côtés, aussi loin qu'il pouvait voir, s'étendait une forêt touffue de bouleaux et de pins. L'air était doux et humide. Des oiseaux gazouillaient joyeusement au sommet des arbres et occasionnellement un écureuil bondissait d'une branche à l'autre.
La nature ! Il avait toujours adoré la nature. C'était l'endroit rêvé où construire une maison vaste et impressionnante, avec une piscine, des courts de tennis et – pourquoi pas ? – un petit aérodrome.
« Je veux une maison », dit fermement Collins, en appuyant sur le bouton rouge.
Un homme vêtu d'un strict complet gris d'homme d'affaires et portant un pince-nez apparut. « Oui, monsieur, dit-il, en louchant vers les arbres, mais vous devriez être plus précis. Voulez-vous quelque chose de classique – un bungalow, une résidence, un château, un palais ? Ou quelque chose de primitif, genre igloo ou hutte ? Puisque vous êtes un A, vous pourriez peut-être choisir quelque chose d'ultra-moderne, par exemple une Demi-Façade, ou un Moderne Agrandi, voire une Miniature Encastrée.
— Hein ? dit Collins. Je ne sais pas. Que suggérez-vous ?
— Une petite résidence, dit l'homme avec vivacité. C'est habituellement par ça qu'ils commencent.
— Ah oui ?
— Bien sûr. Plus tard, ils émigrent vers un pays au climat chaud et font construire un palais. »
Collins désirait poser d'autres questions, mais il s'abstint de le faire. Tout marchait si facilement.
Ces gens pensaient qu'il était un A, et le véritable propriétaire de l'Utiliseur. Il n'y avait aucune raison de les détromper.
« Occupez-vous de tout cela, dit-il à l'homme. – Oui, monsieur, dit l'homme. C'est ce que je fais habituellement. »
Tout le reste du jour, Collins demeura allongé sur un divan, buvant des boissons glacées, tandis que la Maxima Olph Construction Company matérialisait les fournitures et bâtissait sa maison.
C'était une résidence de quelque vingt pièces que Collins considéra comme des plus modestes étant donné les circonstances. Elle était bâtie avec les meilleurs matériaux, à partir d'un projet de Mig de Degma. La décoration intérieure était de Towige, la piscine de Mula et les jardins classiques de Vie-rien.
Quand vint le soir, tout était achevé, et la petite armée de travailleurs emballa son matériel et disparut.
Collins permit à son chef de lui préparer un dîner léger. Ensuite, il s'assit dans son living-room vaste et frais pour réfléchir à tout ce qui était arrivé. Non loin de lui se trouvait l'Utiliseur, qui bourdonnait légèrement.
Collins prit un cigare, en renifla l'arôme et l'alluma. Tout d'abord, il rejeta toutes les explications surnaturelles. Il n'y avait ni diables ni démons impliqués dans cette affaire. Sa maison avait été bâtie par des êtres humains ordinaires, qui riaient, juraient et sacraient comme des êtres humains. L'Utiliseur n'était rien de plus qu'un gadget scientifique, qui fonctionnait selon des principes qu'il ne comprenait pas et qu'il ne se souciait d'ailleurs pas de comprendre.
Se pouvait-il que la machine provînt d'une autre planète ? Certainement pas. On ne lui aurait pas appris l'anglais uniquement pour qu'elle puisse le comprendre, lui, Collins.
L'Utiliseur devait provenir du futur de la Terre. Mais comment ?
Collins se laissa aller en arrière et tira sur son cigare. Il arrive que des accidents se produisent, réfléchit-il. Pourquoi l'Utiliseur n'aurait-il pas simplement glissé dans le passé ? Après tout, cela pouvait créer quelque chose à partir de rien, et c'était là que le problème devenait plus compliqué.
Quel merveilleux avenir cela doit être, songea-t-il. Des Machines à Exaucer les Souhaits ! Quelle civilisation splendide ! Tout ce qu'on avait à faire, c'était de penser à quelque chose, et hop ! le souhait était réalisé. Un jour peut-être réussiraient-ils à éliminer le bouton rouge, et il n'y aurait plus aucun travail manuel à accomplir.
Évidemment, il lui faudrait faire très attention. Il y avait toujours le propriétaire de la machine – et aussi les autres A – et ils essaieraient de la lui reprendre. Il s'agissait probablement d'une caste héréditaire.
Du coin de l'œil, il capta un mouvement. L'Utiliseur s'était mis à trembler comme une feuille au grand vent.
Collins se leva et, fronçant les sourcils d'un air menaçant, s'approcha de la machine. Un faible nuage de vapeur l'enveloppait, comme si elle surchauffait.
Se pouvait-il qu'il l'eût poussé au-delà de ses limites ? Peut-être qu'avec un seau d'eau...
Puis il remarqua que les dimensions de l'Utiliseur s'étaient considérablement réduites. Il ne mesurait plus qu'un demi-mètre carré de surface et continuait à rétrécir sous ses yeux.
Le propriétaire ! Ou les A, peut-être. Sans doute s'agissait-il là du micro-transfert auquel Leek avait fait allusion. Si Collins ne faisait pas quelque chose rapidement, la machine allait devenir de plus en plus petite avant de se réduire à néant.
« Service de Protection Leek » cria-t-il. Il pressa le bouton et retira vivement sa main. La machine était brûlante.
Leek apparut dans un coin de la pièce, vêtu d'une culotte et d'une chemise de sport, et tenant à la main un club de golf. « Est-ce que je dois être dérangé chaque fois que je...
— Faites quelque chose ! » cria Collins, le bras tendu vers l'Utiliseur, qui ne mesurait plus maintenant que quelques centimètres carrés et avait pris une teinte rouge sombre.
« Il n'y a rien que je puisse faire, dit Leek. Ma licence ne concerne que le Mur Temporel. Adressez-vous aux gens du Micro-Contrôle. » Il souleva son club de golf et disparut.
« Micro-Contrôle », dit Collins en tendant la main vers le bouton. Il la retira vivement. L'Utiliseur ne mesurait plus maintenant que quelques centimètres de côté, et sa teinte avait viré au rouge cerise. Il apercevait à peine le bouton, qui était devenu de la dimension d'une épingle.
Collins fit le tour de la machine puis, empoignant un coussin, lui assena un coup de poing.
Une jeune fille au nez chaussé de lunettes à monture de corne apparut, un bloc-notes à la main, le crayon en l'air.
« Avec qui désirez-vous prendre rendez-vous ? demanda-t-elle calmement.
— Donnez-moi vite de l'aide ! rugit Collins, regardant son précieux Utiliseur devenir de plus en plus minuscule.
— Mr. Vergon est parti dîner, dit la jeune fille, en mordillant pensivement son crayon. Il s'est déphasé et je ne puis le joindre.
— Qui pouvez-vous atteindre ? » Elle consulta son bloc.
« Mr. Vies se trouve actuellement dans le continuum de Dieg, et Mr. Elgis est en Europe paléolithique, occupé à des recherches archéologiques. Si vous êtes réellement pressé, je vous conseille de vous adresser au Contrôle des Points de Transfert. C'est une petite Société, mais...
— Le Contrôle des Points de Transfert. D'accord. Vous pouvez disposer. » Collins tourna toute son attention vers l'Utiliseur et se mit à taper dessus avec le coussin brûlé. Rien ne se passa. La machine ne mesurait plus maintenant qu'un demi-centimètre carré, et Collins réalisa que le coussin n'avait pas été capable d'enfoncer le bouton devenu presque imperceptible.
Pendant un instant, il envisagea de laisser faire les choses. Peut-être le moment était-il venu. Il pourrait vendre la maison et le mobilier et se trouver toujours en bonne position. Non ! Jusqu'alors il n'avait exprimé aucun désir important ! Personne ne lui prendrait la machine sans qu'il y ait lutte.
Il se força à garder les yeux ouverts tandis qu'il frappait le bouton devenu blanc avec un index rigide.
Un vieil homme maigre et pauvrement vêtu apparut, tenant à la main ce qui ressemblait à un œuf de Pâques vivement colorié. Il le jeta sur le sol. L'œuf éclata. Une fumée orange s'en échappa, qui fut aspirée directement par le minuscule Utiliseur. Un grand nuage de fumée enveloppa la machine, étouffant presque Collins. L'Utiliseur se mit aussitôt à augmenter de volume et, au bout d'une minute, apparemment intact, il avait repris sa taille normale. Le vieil homme eut un bref hochement de tête.
« Nous ne sommes pas une compagnie puissante, dit-il, mais nous sommes dignes de confiance. » Il hocha à nouveau la tête et disparut.
Collins crut entendre une lointaine exclamation de colère.
En tremblant, il s'assit sur le plancher en face de la machine. Sa main droite avait des pulsations douloureuses.
« Soigne-moi », murmura-t-il entre ses lèvres desséchées, et il appuya sur le bouton avec son autre main.
Le bourdonnement de l'Utiliseur s'accentua un moment, puis il s'éteignit.
La douleur quitta le doigt de Collins et, le regardant, il vit qu'il ne présentait aucune trace de brûlure – pas même une petite cicatrice montrant qu'elle avait existé.
Il se servit une copieuse rasade de brandy et alla directement se coucher. Cette nuit-là, il rêva qu'il était pourchassé par une gigantesque lettre A, mais il ne se souvenait de rien lorsqu'il s'éveilla le lendemain matin.
Il fallut à Collins moins d'une semaine pour se rendre compte que construire sa maison au milieu des bois était précisément la chose à ne pas faire. Il lui fallait payer toute une armée de gardes pour écarter les touristes, et aussi les chasseurs qui insistaient pour camper dans ses jardins classiques.
En outre, les services du fisc commençaient à s'intéresser d'un peu trop près à ses affaires.
Mais surtout, Collins s'aperçut qu'en réalité, il n'était pas tellement amoureux de la nature. Les oiseaux et les écureuils, c'est très bien, mais on peut difficilement les considérer comme des interlocuteurs. Les arbres, même très ornementaux, sont de bien pauvres compagnons de boisson.
Collins décida qu'au fond de son cœur, il était un citadin.
En conséquence, avec l'aide de la Société de Déménagement Powha Minile, de la Société de Construction Maxima Alph, du Bureau de Transportation Instantanée Jagton, et grâce à une grande quantité d'argent remis à qui il fallait, Collins émigra vers une petite république d'Amérique centrale. Là, où le climat était plus chaud et l'impôt sur le revenu inexistant, il se fit construire un palais élégant et fastueux. Il le fit compléter avec les accessoires usuels, chevaux, chiens, paons, serviteurs, personnel d'entretien, gardiens, musiciens, troupes de danseuses et tout ce qui convient à un palais. Il lui fallut deux semaines pour simplement l'explorer.
Tout alla très bien pendant quelque temps.
Un matin, Collins s'approcha de l'Utiliseur, avec l'intention vague de demander quelque chose – une voiture de sport ou, peut-être, un troupeau de bétail à pedigree. Il se pencha vers la machine grise et tendit le doigt vers le bouton rouge...
Pendant un moment, Collins pensa qu'il avait des troubles visuels, et il décida presque de cesser de boire du champagne avant le petit déjeuner. Il fit un pas en avant et tendit à nouveau la main.
L'Utiliseur l'esquiva adroitement et sortit de la pièce.
Collins se précipita derrière lui, tout en maudissant son propriétaire et les A. C'était sans doute cela l'animation dont avait parlé Leek – le propriétaire s'était arrangé de quelque manière pour doter la machine de mobilité. Cela n'avait pas d'importance. L'essentiel était de la rattraper, d'appuyer sur le bouton et de demander les gens du Contrôle de l'Animation.
L'Utiliseur traversa rapidement un hall, serré de près par Collins. Un valet, qui astiquait un bouton de porte en or massif, les regarda bouche bée.
« Arrêtez-le ! » cria Collins.
Le valet tenta maladroitement de se placer sur le chemin de l'Utiliseur. La machine l'évita avec grâce et fonça en direction de la porte d'entrée principale.
Collins manœuvra rapidement un interrupteur et la porte se ferma avec un claquement.
L'Utiliseur ralentit un instant puis, reprenant de la vitesse, il passa au travers de la porte. Une fois à l'air libre, il dévala les marches du perron, tressauta sur un tuyau d'arrosage, reprit son équilibre et se dirigea vers les champs.
Collins courut derrière lui. S'il pouvait seulement s'en rapprocher...
Soudain, l'Utiliseur fit un bond en l'air. Il y demeura en suspension durant un bon moment, puis il retomba sur le sol. Collins plongea vers le bouton.
La machine l'évita en faisant un écart puis, après avoir pris un léger élan, elle bondit à nouveau en l'air. Elle demeura une nouvelle fois immobile à dix mètres au-dessus de sa tête. Au bout d'une minute, elle se mit à dériver puis, dérapant soudain, bascula et dégringola brutalement sur le sol.
Collins s'y était préparé. Il feinta, puis sauta sur le bouton. L'Utiliseur réagit en s'écartant, mais pas suffisamment vite.
« Contrôle de l'Animation ! » rugit Collins d'une voix triomphante.
Il y eut une petite explosion, et l'Utiliseur s'immobilisa docilement. Il semblait n'y avoir plus aucune trace d'animation en lui.
Collins s'essuya le front et s'assit sur la machine. La situation devenait de plus en plus délicate. Il valait mieux qu'il exprime quelque souhait important, avant qu'il soit trop tard.
En succession rapide, il demanda cinq millions de dollars, trois puits de pétrole en plein rendement, un studio de cinéma, une santé parfaite, vingt-cinq danseuses supplémentaires, l'immortalité, une voiture de sport et un troupeau de bêtes à pedigree.
Il crut entendre un ricanement et regarda derrière lui. Il n'y avait personne en vue.
Lorsqu'il se retourna, l'Utiliseur avait disparu. Il demeura immobile, les yeux écarquillés. Au bout de quelques secondes, lui-même s'évanouit.
Quand il ouvrit les yeux, il vit qu'il se trouvait debout en face d'un bureau. De l'autre côté était assis le gros homme à la face rougeaude qui avait essayé quelque temps auparavant de pénétrer dans sa chambre. L'homme ne donnait pas l'impression d'être en colère. Il avait plutôt l'air résigné, mélancolique même.
Collins demeura là un moment en silence, navré que tout soit fini. Le propriétaire de la machine et les A l'avaient finalement coincé. Mais ç'avait été magnifique tant que cela avait duré.
« Eh bien, dit Collins sans ambages, vous avez récupéré votre machine. Qu'est-ce que vous voulez de plus ?
— Ma machine ? dit l'homme à la face rougeaude en le regardant avec incrédulité. Ce n'est pas ma machine, monsieur. Pas du tout. »
Collins le fixa droit dans les yeux. « N'essayez pas de me faire marcher, monsieur. Vous autres A, vous voulez garder votre monopole, hein ? »
L'homme à la face rougeaude posa la feuille de papier qu'il tenait à la main. « Mr. Collins, dit-il avec raideur, mon nom est Flign. Je suis un agent de l'Union Protectrice des Citoyens, un organisme sans but lucratif dont la mission consiste à protéger les individus tels que vous des erreurs de jugement qu'ils peuvent commettre.
— Vous voulez dire que vous ne faites pas partie des A ?
— Vous êtes victime d'un malentendu, monsieur, dit Flign sur un ton de dignité tranquille. La catégorie A ne constitue pas un groupe social, comme vous semblez le croire. C'est simplement une classification se rapportant au crédit.
— Une quoi ? demanda doucement Collins.
— Une classification relative au crédit. » Flign jeta un regard à sa montre. « Nous n'avons pas beaucoup de temps, aussi serai-je aussi bref que possible. Nous vivons à une époque de décentralisation, Mr. Collins. Nos affaires, nos industries et nos services sont disséminés à des distances considérables à travers l'espace et le temps. La Corporation d'Utilisation constitue un chaînon essentiel. Elle pourvoit au transfert des marchandises et des services d'un point à un autre. Est-ce que je me fais comprendre ? »
Collins hocha la tête.
« Le crédit est naturellement un privilège accordé automatiquement. Mais un jour ou l'autre, il faut bien que l'on paie ce que l'on doit. »
Cela ne plaisait pas du tout à Collins. Payer ? Cet endroit n'était pas aussi civilisé qu'il l'avait pensé. Personne ne lui avait parlé de paiement. Pourquoi amenaient-ils cela sur le tapis maintenant ?
« Pourquoi n'a-t-on pas essayé de m'arrêter ? demanda-t-il d'un ton désespéré. On devait pourtant bien savoir que je n'ai pas de classification de crédit. »
Flign secoua la tête. « La classification de crédit est une suggestion, pas une loi. Dans tout monde civilisé, l'individu est maître de ses propres décisions. Je suis vraiment désolé, monsieur. » Il regarda à nouveau sa montre et tendit à Collins la feuille de papier qu'il était en train de lire lorsque Collins était apparu devant lui. « Voulez-vous jeter un coup d'œil à cette facture et me dire si elle est correcte ? »
Collins prit le papier et lut :
Un palais avec ses accessoires 450 000 000
Service de la Maxima Olph Movers 111 000
122 danseuses 122 000 000
Une santé parfaite 888 234 031
Il parcourut rapidement le reste de la liste. Le total s'élevait à un peu plus de dix-huit milliards de crédits.
« Attendez une minute ! cria Collins. On ne peut pas m'obliger à payer cela ! L'Utiliseur est tombé dans ma chambre accidentellement.
— C'est précisément ce que je vais tenter de leur faire comprendre, dit Flign. Qui sait ? Peut-être se montreront-ils conciliants. Cela ne coûte rien d'essayer. »
Collins eut l'impression que la pièce se mettait à osciller autour de lui. Sous ses yeux, le visage de Flign commença à s'estomper.
« C'est le moment, dit Flign. Bonne chance. » Collins ferma les yeux.
Quand il les rouvrit, il était debout au milieu d'une plaine désolée, en face d'une rangée de montagnes déchiquetées. Un vent froid fouettait son visage et le ciel avait la couleur de l'acier.
Un homme en haillons se tenait près de lui. « Tenez, dit-il à Collins en lui tendant un pic de terrassier.
— Qu'est-ce que c'est que ça ?
— Un pic, expliqua patiemment l'homme. Et là-bas, il y a une carrière d'où vous, moi et un certain nombre d'autres allons extraire du marbre.
— Du marbre ?
— Bien sûr. Il y a toujours des idiots pour désirer des palais, dit l'homme en grimaçant. Vous pouvez m'appeler Jang. Nous allons être ensemble pour un bon bout de temps. »
Collins cligna des yeux d'un air stupide. « Combien de temps ?
— Calculez vous-même dit Jang. Le tarif est de cinquante crédits par mois jusqu'à ce que la dette soit éteinte. »
Le pic échappa des mains de Collins. Ils ne pouvaient pas lui faire ça ! La Corporation d'Utilisation devait avoir maintenant réalisé son erreur ! Ils avaient commis une faute en laissant la machine glisser dans le passé. Est-ce qu'ils ne s'en rendaient pas compte ?
« C'est une erreur ! gémit Collins.
— Non, il n'y a pas d'erreur, dit Jang. Ils sont à court de main-d’œuvre, et ils recrutent un peu partout pour s'en procurer. Venez. Après les premiers mille ans, vous n'y penserez plus. »
Collins commença à suivre Jang vers la carrière. Soudain, il s'arrêta.
« Les premiers mille ans ? Je ne vivrai pas aussi longtemps !
— Bien sûr que si, affirma Jang. Vous avez obtenu l'immortalité, non ? »
Oui, il l'avait obtenue. Il en avait formulé le souhait, juste avant qu'ils récupèrent la machine. Ou bien avaient-ils repris la machine après qu'il l'eût désirée ?
Collins se souvint de quelque chose. C'était étrange, il ne se rappelait pas avoir vu l'immortalité mentionnée sur la liste que Flign lui avait présentée.
« Combien m'ont-ils facturé l'immortalité ? » demanda-t-il.
Jang le regarda et se mit à rire. « Ne soyez pas naïf, mon vieux. Vous devriez déjà avoir compris. » Il se remit en marche vers la carrière, suivi de Collins. « L'immortalité, ils ne la font pas payer. Ils l'accordent pour rien. »
Traduit par MARCEL BATTIN.
Something for nothing.
Publié avec l'autorisation de Intercontinental Literary Agency, Londres.
© Éditions Opta, pour la traduction.