PRÉFACE
LE TERMINUS ET APRÈS
Aux trépassés
La science-fiction a créé bien des personnages d'immortels. Elle n'a pas créé le thème de l'immortalité, qu'elle doit à la théologie ; celle-ci de son côté l'a hérité de la mythologie, et c'est à cette Grande Mère de l'Imagination qu'il faut remonter si nous voulons avoir quelque chance d'éclaircir le débat.
Nous partirons de la Genèse. Ce n'est pas la seule source possible, mais la S.-F. lui doit tant qu'à notre avis elle s'impose.
Le problème de l'immortalité s'est posé dès la création du monde. On sait que le texte biblique en donne deux versions, partiellement contradictoires. Nous partirons de la plus ancienne, dite « du Yahviste » (Genèse, 2, 4-25) ; non qu'elle nous paraisse plus « vraie » que l'autre, mais parce qu'elle nous livre un état plus archaïque de la tradition, donc plus propice aux comparaisons avec les mythologies du voisinage et au dévoilement des enjeux littéraires. Sur les enjeux métaphysiques, nous essaierons de ne pas trop nous prononcer ; disons seulement que nous nous sentons libre de toute espèce d'obédience.
Voici en peu de mots un résumé du mythe. Yahvé Dieu crée successivement l'homme, les arbres du jardin d'Éden, les animaux et la femme(1). Les arbres ont été créés pour que l'homme puisse en manger les fruits ; il lui est cependant interdit de toucher à « l'arbre de la connaissance » ; sinon il mourra « certainement ». N'oublions pas ce certainement.
Quant aux animaux, ils sont créés pour que l'homme puisse les nommer : Dieu se charge d'inventer les choses, l'homme est le maître des mots(2). La principale limite du langage, c'est que l'homme ne peut pas se nommer lui-même ; il n'a pas, si l'on ose dire, de preuve ontologique de son existence verbale ; il ne trouve pas d'« aide assortie ». Ce que voyant, Yahvé Dieu l'endort et en tire de quoi faire la femme. L'homme se réveille et, sans reconnaître encore son identité à lui, appelle femme la créature supplémentaire ; « car, dit-il, elle fut tirée de ma chair ». C'est pourquoi, ajoute le texte, l'homme et la femme « deviennent une seule chair » ; Yahvé Dieu les a faits tels qu'ils puissent s'unir. Pourtant ils n'en éprouvent pas le besoin dans l'immédiat : ils sont nus et n'ont pas honte, ce qui veut dire qu'ils ne se désirent pas. Comment d'ailleurs l'homme transmettrait-il un nom qu'il n'a toujours pas ? Le paradis terrestre ignore l'amour comme la mort.
Le récit de la chute (Genèse, 3) présente lui aussi quelques particularités à retenir. Notons d'abord la promesse du serpent à la femme : « Vous serez comme des dieux. » Elle le croit, les deux humains mangent le fruit défendu et ils découvrent qu'ils sont nus ; en d'autres termes, ils découvrent le désir. Et le châtiment arrive : à la femme, Yahvé Dieu annonce qu'elle enfantera, et que son désir en fera l'esclave de l'homme ; à l'homme, il prédit qu'il sera l'esclave du travail et qu'il mourra. La menace se concrétise : les humains sont condamnés à se féconder entre eux, à féconder la terre en la cultivant et à mourir. Ils découvrent à la fois la reproduction et le dépérissement.
On nous pardonnera de déceler quelques ambiguïtés dans la stratégie de Yahvé Dieu. L'arbre de la connaissance n'est pas la seule particularité du jardin ; le Seigneur y a aussi placé « l'arbre de vie ». Le texte signale la chose en passant, sans l'assortir d'aucun interdit. Plus tard, cependant, nous apprenons que Yahvé Dieu redoute que l'homme, mis en appétit par sa première transgression, « n'étende maintenant la main, ne cueille aussi l'arbre de vie, n'en mange et ne vive pour toujours ! » Le serpent avait raison, le Seigneur se reconnaît vulnérable à l'homme : « Le voilà devenu comme nous puisqu'il connaît le bien et le mal ! » On comprend mieux la prédiction : « Tu mourras certainement. » Ce certainement vaut un peut-être. Si notre père à tous avait été plus vif, le fruit de l'arbre de la connaissance lui aurait donné l'idée de goûter à l'arbre de vie avant le retour de Yahvé Dieu, et il serait devenu immortel. La créature serait l'égale du créateur. On comprend que celui-ci l'ait chassée loin de l'arbre de vie, et qu'il ait posté des chérubins en faction à l'entrée du jardin ! À notre avis, ce n'est pas Frankenstein qui est l'émule de Dieu ; c'est bien plutôt l'Être Suprême qui est le précurseur du téméraire baron.
L'homme et la femme ont laissé passer leur chance de devenir des dieux. Pourtant ils se retrouvent nantis d'un substitut d'immortalité – la sexualité – avec une contrepartie : l'obligation de mourir. On s'interroge sur les mobiles de Yahvé Dieu, qui les a modelés de telle sorte qu'ils puissent s'unir et a laissé au fruit défendu le soin de faire passer le courant entre eux. Comment ne pas soupçonner que même cette immortalité de l'espèce paraît excessive à celui qui la concède ? Toujours est-il que le Seigneur prend la précaution d'enfiler des habits à l'homme et à la femme avant de les chasser, ce qui ne les empêche pas de coucher ensemble à la sortie du jardin ; du coup l'homme donne à la femme un nouveau nom : Ève, parce qu'elle sera « la mère de tous les vivants ».
La suite montre l'importance des généalogies. Arrêtons-nous à la seconde (Genèse, 5), qui en dix générations nous conduit d'Adam à Noé. Ces gens deviennent de plus en plus précoces : Adam a Seth à 130 ans(3) ; Seth a son fils aîné à 105 ans ; puis nous passons à 90, 70 et enfin 65 ans, ce qui en dit long sur les progrès de la lascivité. D'ailleurs le Yahviste ne manque pas de souligner que « les fils de Dieu trouvèrent que les filles des hommes leur convenaient et prirent pour femmes toutes celles qu'il leur plut » (6,2). Les effets de ce comportement ne tardent pas à se faire sentir : Adam a vécu 930 ans, Seth 912, et les suivants 905, 910 et 895 ; on échappe mal à l'impression que le déclin de la longévité compense les progrès de la précocité. Alors les patriarches contre-attaquent : Yéred, à la sixième génération, a son premier fils à 162 ans ; ses successeurs augmentent la mise, jusqu'à Noé qui ne procrée qu'à 500 ans. Ils en sont récompensés, dans l'immédiat, par une longévité généralement supérieure à celle d'Adam, puis par le choix de Noé et des siens comme seuls humains dignes de survivre au déluge. Yahvé Dieu, en bon gestionnaire, limitera désormais la longévité des hommes à 120 ans (6,3) ; en contrepartie, il leur concède une maturation sexuelle beaucoup plus rapide. Les mortels n'auront plus à montrer la patience imperturbable d'un Noé. C'est que la modeste immortalité collective qui leur a été laissée est désormais contingentée par des mesures contraceptives.
Ce magnifique récit, fondement de notre culture, prend plus de relief encore quand on le compare à des états plus anciens du mythe – ou de mythes apparentés – tels qu'on les trouve dans la littérature chaldéenne.
D'abord, la Bible accuse le contraste entre l'humanité et la divinité. Ailleurs, les dieux sont immortels mais non éternels, et l'Épopée de la création, à Babylone, évoque le chaos primordial où « nul dieu n'était encore apparu, n'avait reçu ni de nom, ni de destin. » La vision édénique des commencements s'applique aux dieux comme aux hommes, mieux peut-être, à en juger par le poème sumérien Enki et Ninursag. L'histoire se passe au pays de Tilmun, où le dieu Enki et sa femme, la « vierge pure », forment le « couple unique » endormi dans le désert. Enki, c'est l'eau douce, et il féconde successivement une série de déesses qui sont autant de plantes utiles ; en fin de compte, c'est Ninursag elle-même qui donne à son époux d'autres plantes vivrières, puis médicinales. Les hommes n'existent pas encore : le paradis est à la fois surdivinisé et sursexualisé. Un autre poème, Enki et l'organisation du monde, nous apprend comment le dieu assigne à diverses régions une fonction productive : à Tilmun, évidemment, revient l'agriculture.
La mythologie suméro-accadienne fait des dieux les acteurs uniques de ce qui se passe avant le commencement des temps. Comment, dès lors, éviter de les humaniser un peu ? Enki et l'organisation du monde nous fait assister à une division du travail non seulement entre les régions, mais entre les dieux. De là l'extraordinaire situation décrite dans Enki et Ninmah(4) : les dieux inférieurs travaillent la terre et creusent des canaux ; seuls les dieux supérieurs ne font rien : Enki dort, sauf quand on lui demande d'inventer quelque chose. Et justement les dieux inférieurs en ont assez de travailler : c'est à leur demande qu'Enki conçoit l'homme (« afin que sur lui retombe le service des dieux, pour qu'ils se reposent », précise l'Épopée de la création). Il en confie l'exécution à une déesse spécialisée, Aruru. Le procédé utilisé varie d'une version à l'autre, mais toujours elle se sert de la glaise du sol, comme dans la Genèse. À titre d'exemple, on citera ici l'Épopée de Gilgamesh :
Elle imagina en elle une image du dieu Anu ;
Elle mouilla ses mains, elle pétrit
Un bloc d'argile, en modela les contours,
Et façonna le preux Enkidu.
Signalons qu'Anu est l'ancêtre commun de tous les dieux, et concluons que l'art de faire les hommes n'a guère changé(5). Cependant certaines variantes ne manquent pas d'intérêt : au début du poème accadien d'Atrahasis, l'argile est délayée dans le sang d'un dieu dont l'homme reçoit le nom et l'esprit. Ce dieu en meurt, mais du coup l'homme, après sa mort, reçoit l'immortalité partielle réservée aux fantômes. Ces mythes ne sont pas exactement superposables ; ils laissent malgré tout entrevoir un fonds commun qui pourrait s'exprimer ainsi : l'homme a en lui quelque chose de divin ; il a même quelque chose d'immortel.
Allons plus loin. À la fin d'Enki et Ninmah, les dieux fêtent la création de l'homme par un grand banquet. Ninmah force un peu sur la bière et lance un défi à son époux : elle fabriquera six hommes ratés ; à lui de leur trouver une utilité. Enki gagne six fois de suite : l'avorton deviendra fonctionnaire, l'aveugle barde ; la femme stérile sera prostituée, l'androgyne travesti à la cour du roi, etc. Après quoi le dieu façonne un vieillard proche de sa fin et défie Ninmah de lui assigner une fonction ; elle n'y arrive pas. Les vieillards ne sont bons à rien. Telle est l'origine de la sénilité et peut-être de la mort (car il y a un commencement à tout)(6).
La suite, nous la trouvons dans la deuxième partie d'Atrahasis. Les dieux n'ont plus rien à faire, mais les hommes ne sont pas assez mortels : ils travaillent, prolifèrent et se développent au point que les dieux inférieurs, restés avec eux sur terre, commencent à les trouver gênants. Le roi des dieux, Enlil, leur dépêche tour à tour l'Épidémie, la Famine et le Déluge, non pour les anéantir, mais pour diminuer leurs effectifs. Contrairement à Yahvé, il ne porte pas l'ombre d'un jugement moral sur nos ancêtres. À chaque tentative, Enki(7) prévient son protégé, le Noé chaldéen, surnommé Atrahasis, « Supersage ». La distinction entre Enki le créateur et Enlil le maître du monde rend les choses plus claires que dans le texte biblique, où Yahvé, assumant tous les rôles, est plus ou moins amené à se contredire en sauvant d'une main ce qu'il détruit de l'autre. C'est à l'instigation d'Enki que Supersage construit l'arche et vit une aventure qui a manifestement servi de modèle à la Genèse. Quant aux dieux inférieurs, ils sont épouvantés par le Déluge et montent au ciel d'Anu où ils s'accroupissent comme des chiens(8). À l'issue du drame, Enlil est stupéfait de retrouver des survivants ; il se montre néanmoins beau joueur et transporte(9) Supersage et sa femme dans un lieu mystérieux situé « aux bouches des fleuves(10) » où ils jouiront de l'immortalité comme les dieux. La terre sera désormais réservée aux hommes, mais des mesures malthusiennes sont prises comme dans le texte biblique : il y aura des femmes stériles, des religieuses vouées à la chasteté et, grâce à la démone Pasittu, une grosse mortalité infantile.
Dès lors, la condition humaine est à peu près fixée : mort pour l'individu, immortalité vulnérable pour l'espèce. On peut cependant rêver d'en sortir. Trois voies s'offrent à ceux qui veulent transgresser l'ordre des dieux : monter au ciel d'Anu ; voyager jusqu'aux bouches des fleuves, où survit Supersage ; descendre au séjour des fantômes. Tels seront les thèmes des grandes gestes héroïques.
La mythologie suméro-accadienne conserve le souvenir de deux hommes qui ont tenté de monter au ciel. Le premier, Etana, se fait véhiculer par un aigle et tombe de son haut, à la manière d'Icare. Le second, Adapa, est mieux conseillé par Enki – toujours ce rusé personnage ! – et arrive à ses fins, on ne sait trop comment ; il est assez avisé pour ne pas manger la nourriture empoisonnée offerte par Anu ; alors… on le précipite sur terre. Les dieux ont abandonné la terre aux hommes, ils tiennent à garder le ciel pour eux.
C'est l'Épopée de Gilgamesh qui nous raconte le voyage au pays de Supersage. Gilgamesh est roi d'Uruk et, à ce titre, voué à devenir l'époux terrestre d'Ishtar, qui est à la fois la planète Vénus et la déesse de la ville. Il porte en lui la trace de l'indécision première entre l'immortel et le mortel :
Deux tiers de son corps sont d'un dieu, le troisième est d'un homme.
Un héros déjà cité, Enkidu, rêve qu'il l'affronte en combat singulier :
« Alors je l'ai enlacé comme on enlace une épouse… »
Une entremetteuse propose d'organiser une rencontre :
« Tu l'aimeras comme un autre toi-même. »
La lutte a lieu, et en effet Enkidu vaincu devient le meilleur ami de Gilgamesh. Ils tuent ensemble plusieurs monstres, y compris un taureau suscité par Ishtar jalouse (Gilgamesh n'a pas hésité à la traiter de courtisane, ce qui est d'ailleurs exact). C'en est trop : Enlil décide la mort d'Enkidu. Gilgamesh se désole à la vue du cadavre :
Il entoure son ami de ses bras comme on fait d'une fiancée,
Il rugit de douleur comme un lion,
Comme une lionne à qui l'on a enlevé son petit.
Du coup, il décide de chercher l'immortalité pour lui-même et part en quête de Supersage. Il rencontre un arbre fabuleux, puis les eaux de la mort. Enfin il atteint la demeure de l'immortel, qui à demi-mot lui fait comprendre qu'il n'échappe pas tout à fait à la condition humaine :
« Les dieux ont décidé de notre mort et de notre vie,
Mais ils n'ont pas fait connaître le jour de notre mort. »
Supersage, décidé à renvoyer Gilgamesh, se contente de lui donner des vêtements neufs(11) ; puis, cédant aux suppliques de sa femme, il se laisse fléchir et indique à Gilgamesh la plante qui rend immortel, l'équivalent chaldéen de l'arbre de vie. Aussitôt le héros la cueille et lui donne un nom : « le-vieillard-redeviendra-jeune-homme ». Il est décidé à la rapporter à Uruk pour la faire partager à ses compatriotes, mais… un serpent la lui dérobe et s'enfuit. Ici un scénariste pervers pourrait imaginer le serpent arrivant dans le jardin d'Éden avec sa plante, et ce qui s'ensuit. Mais la suite de l'épopée montre Gilgamesh abattant l'arbre où le serpent avait fait son nid, et utilisant une partie du bois pour faire un présent à Ishtar. Il a enfin compris.
En résumant cet extraordinaire poème, nous avons volontairement mis l'accent sur certaines composantes homosexuelles implicites. La déesse Ishtar est une courtisane à qui on ne fait pas d'enfants. Les jeux de mains virils avec Enkidu n'en produisent pas davantage. Tout cela n'est pas si éloigné des premières pages de la Genèse, centrées sur les rapports masculins (à commencer par ceux d'Adam et de Yahvé) et où Ève n'est guère mieux traitée qu'Ishtar dans l'Épopée de Gilgamesh. N'oublions pas le texte biblique déjà cité, et où les hommes sont dits fils de Dieu tandis que les femmes sont remises à leur place comme filles des hommes. La féminité est un pis-aller ; le Yahviste s'y résigne, non l'auteur inconnu de l'Épopée de Gilgamesh. Mais celui-ci ne triche pas avec la logique de son choix ; il sait qu'au terme de l'histoire il y a la mort de la lignée ; la seule chance de survie est l'immortalité personnelle. Quand Supersage donne des vêtements à Gilgamesh, il n'est pas si loin de Yahvé Dieu ; le poème décrit complaisamment, à maintes reprises, la beauté physique du héros. L'immortalisation par les prouesses guerrières, dûment évoquée, ou par la transfiguration artistique, dont le poème est le signe tangible, appellent un élargissement mythique. La mémoire des hommes n'est pas seule en cause : jusqu'à la fin des temps, Narcisse se mirera dans les eaux de la fontaine.
Gilgamesh, quant à lui, s'en tient à ce narcissisme conciliant qui admet l'autre à condition qu'il soit un peu semblable ; à la fin de l'épopée, il demande accès aux enfers, et les dieux, cédant à sa prière, font revenir pour quelques heures l'esprit d'Enkidu. Celui-ci décrit la « vie » du monde souterrain, la terre, la poussière, l'obscurité, les cadavres rongés par les vers et les âmes faibles comme un soupir : telle est la part d'immortalité personnelle réservée aux hommes. La mythologie grecque admet aussi qu'on peut communiquer avec les images des morts, soit en les évoquant comme le fait Ulysse, soit en descendant chez eux à la manière d'Orphée. La mythologie suméro-accadienne, plus prudente, réserve cette dernière entreprise aux dieux ; encore manquent-ils y perdre leurs pouvoirs(12). Quant à l'évocation des morts, c'est précisément l'opération réussie par Gilgamesh ; une réussite qui fait mesurer l'échec de tout le reste. Les derniers vers du poème donnent le ton :
« Qu'est-il devenu, celui dont le corps est à l'abandon à travers la plaine ?
— Il n'en reste rien pour être en repos, et pas même une ombre au fond des enfers.
— Qu'est-il devenu, celui dont l'esprit n'a laissé personne pour lui rendre un culte ?
— Il n'a pour se nourrir que le fond des marmites et les restes des plats qu'on jette à la rue. »
On conviendra que peu d'épopées se terminent sur des mots pareils !
Nous ne voudrions pas trop verser ici dans l'herméneutique : les théologiens s'en sont chargés pour nous. Mais que leurs discours sont donc banals, comparés à la richesse foisonnante et à la merveilleuse ambiguïté des mythes !
Le premier travail a été d'inventer l'immortalité de l'âme. On pourrait le croire facile, tant cette notion est courante aujourd'hui ; pourtant il prit des siècles. Les dieux suméro-accadiens mangeaient, s'habillaient, s'abritaient tout comme nous ; ils s'aimaient, fondaient des familles. Ils ne différaient des hommes que sur deux points : d'un côté, des pouvoirs et un savoir extraordinaires ; d'autre part, l'immortalité. Or certains hommes – les magiciens – étaient réputés détenir des pouvoirs et un savoir extraordinaires ; et l'on sait que tous les morts laissent une ombre – ou plutôt un souffle, une psychè – qui survit sous la terre ; la psychè des magiciens gardait sûrement des pouvoirs ; il était prudent de la nourrir, de l'habiller, de l'honorer pour se la rendre favorable. C'est ainsi que les tombes des pharaons, puis celles des héros grecs furent régulièrement honorées. Le culte des morts se démocratisa chez les Athéniens, qui célébrèrent tous les citoyens tombés pour la patrie(13). Cependant les croyances sur l'au-delà restèrent ce qu'elles étaient, et Platon montre Socrate raillant ses interlocuteurs « en proie à la crainte enfantine que le vent ne souffle effectivement sur l'âme(14) quand elle sort du corps pour l'éparpiller et la dissiper, surtout quand l'instant de la mort survient non par temps calme mais par une forte brise(15) ». Socrate a été condamné à mort par les citoyens d'Athènes ; il leur montrera qu'un philosophe est plus qu'un simple citoyen, et qu'il peut accueillir la mort non seulement avec courage, mais avec sérénité. Il ne va pas seulement dans le monde souterrain, ni même – quoi qu'il en dise(16) – dans cette province du monde souterrain réservée aux héros morts, aux « Bienheureux » ; toute l'œuvre de Platon suggère que le corps est une prison et que la mort est pour l'âme l'occasion d'échapper à cette geôle et de rejoindre un séjour immatériel où elle sera enfin heureuse. Le Socrate de Platon ne descend pas vraiment chez les morts ; comme Adapa, il monte au ciel d'Anu ; et il paraît sûr d'y être bien accueilli, ce qui en dit long sur son arrogance.
Une démesure d'un autre genre se manifeste dans le thème de la résurrection des morts, qui s'infiltre dans la Bible après le Yahviste. Il apparaît d'abord comme une revanche du peuple d'Israël contre ses persécuteurs : les livres d'Ézéchiel (VIe siècle) et de Daniel (IIe siècle) annoncent que les morts se relèveront ensemble, et que les bourreaux pourraient bien alors devenir les victimes. Sous cette première forme, la résurrection ne contredit pas la vieille croyance au séjour souterrain des âmes : « Beaucoup de ceux qui dorment dans le sol poussiéreux se réveilleront, ceux-ci pour la vie éternelle, ceux-là pour l'opprobre, pour l'horreur éternelle(17) ». Cette renaissance collective promise aux combattants (qu'ils soient vainqueurs ou vaincus) devient avec le Christ une renaissance individuelle promise à tous ; sa propre résurrection annonce la résurrection universelle annoncée par l'Apocalypse. Des contradicteurs sournois évoquent devant lui le cas de cette femme qui avait eu sept maris, morts les uns après les autres ; qui épousera-t-elle à la fin des temps ? Et Jésus de répondre : « À la résurrection, on ne prend ni femme, ni mari ; mais on est comme des anges dans le ciel(18). » C'est le retour au jardin d'Éden.
La résurrection des corps n'était pas très facile à concilier avec l'immortalité de l'âme. L'espérance chrétienne, si fortement exprimée dans l'Apocalypse, revient à tout miser sur un retour futur à l'Éden perdu ; Platon est plus ambitieux, et entrevoit pour l'homme une chance de se dépasser lui-même et d'accéder progressivement à la perfection divine. Ce n'est pas vraiment l'utopie tout de suite ; c'est tout de même le paradis à l'horizon. Les théologiens bataillèrent ferme avant d'arriver à un compromis acceptable, et qui, comme il arrive souvent, réduit les deux espérances à leur plus petit commun dénominateur. Peu à peu, la philosophie grecque a intoxiqué les Pères de l'Église ; il s'est toujours trouvé des gens pour dire que l'immortalité de l'âme est démontrable par la raison seule et ne dépend pas de l'autorité de la révélation, ce qui revient à poser Socrate en rival du Christ. Et l'immortalité de la chair ? C'est là qu'il faut vraiment croire. Saint Augustin pèse ses mots quand il écrit : « Dieu fit à la foi une si grande grâce que par elle la mort, qui est le contraire de la vie, est devenue un moyen de passer à la vie(19). » Une telle phrase se prête à bien des lectures, surtout si l'on songe que le texte de la Genèse n'emploie jamais le mot immortalité mais le mot vie (comme le font très souvent les poèmes suméro-accadiens).
La réflexion sur l'immortalité tire toutes ses obscurités de la notion même de mort ; tantôt conçue comme négation de la vie, tantôt décrite comme une propriété de la vie. La première hypothèse va de soi ; arrêtons-nous un instant sur la seconde. Les philosophes grecs se représentent notre univers comme le lieu du changement ; certains changements sont des naissances, d'autres sont des morts, mais au total il y a plus de mort que de naissance. Aristote, pourtant plus prudent que Platon, va jusqu'à dire que « tout changement est par nature extatique(20) ». On pourrait y voir une prémonition du principe d'entropie. Saint Augustin préfère en retenir les implications morales : « C'est une mort que de ne pas être ce qu'on fut(21). » Les humanistes inverseront les valeurs et chanteront la joie de renaître différent ; Goethe lancera son meurs et deviens. Reste que la mortalité a envahi le cours du temps, devenant la mutabilité, l'instabilité. Du coup la paix dans le jardin originel pourrait se définir comme du non-temps ; pas l'immortalité à proprement parler, mais quelque chose comme l'éternité(22). Pour saint Grégoire le Grand, la faute a fait glisser l'homme dans le marécage de la temporalité (in lubrico temporalitatis)(23) ; on songe à Héraclite s'écriant que tout coule, et à ceux qui autour de nous, selon une récente métaphore, « pédalent dans la choucroute ». Le désir d'immortalité est peut-être un désir d'arrêter le temps physique, comme l'utopie est un désir d'arrêter l'histoire.
Ce syndrome n'est pas propre aux religions monothéistes. Il participe d'un mouvement plus vaste, où l'homme moderne est forcément impliqué, même quand c'est un athée endurci. Élisabeth de Fontenay a parfaitement commenté l'incommentable lettre de Diderot à Sophie Volland, où le philosophe commence sur les cimes de la réflexion la plus générale : « Le sentiment et la vie sont éternels. Ce qui vit a toujours vécu et vivra sans fin. La seule différence que je connaisse entre la mort et la vie, c'est qu'à présent vous vivez en masse, et que dissous, épars en molécules dans vingt ans d'ici, vous vivrez en détail. » Bon, disons-nous, la voilà bien, l'inversion des valeurs : le théologien voyait la mort partout dans la vie, l'athée voit la vie partout dans la mort. C'est de bonne guerre ! Mais écoutez la suite : « O ma Sophie, il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m'unir, de me confondre avec vous quand nous ne serons plus, s'il y avait dans nos principes une loi d'affinité, s'il nous était réservé de composer un être commun, si je devais, dans la suite des siècles, refaire un tout avec vous, si les molécules de votre amant dissous avaient à s'agiter, à s'émouvoir et à rechercher les vôtres éparses dans la nature ! Laissez-moi cette illusion, elle m'est douce ; elle m'assurerait l'éternité en vous et avec vous. » Ici la pirouette finale (l'idée de Diderot est rétrogradée au rang d'illusion) ne saurait donner le change. Ce qui se camouflait derrière la théorie, c'était le fantasme. Combien de chrétiens ont mieux parlé du désir de résurrection ? Combien ont mieux exprimé le désir tout court ?
La science-fiction a suivi l'essor de la science, et sa position n'est pas sans rappeler celle de Diderot : l'optimisme technologique lui permet de rêver, mais le rêve est très proche du mythe et les mythes fourmillent de questions théologiques. Peu de thèmes de S.-F. véhiculent autant de lointains problèmes que celui de l'immortalité.
De tous les désirs qui se font jour en S.-F., le plus modeste et le plus plausible est dans doute la longévité. Les médecins s'emploient quotidiennement à le satisfaire, et l'on peut imaginer une victoire totale de la santé sur les maladies, allongeant la vie humaine bien au-delà de ce que nous pouvons espérer actuellement. James Blish, dans Aux hommes, les étoiles (1954), émet l'idée qu'un tel résultat ne serait pas nécessairement une fin en soi, mais un moyen de faciliter les voyages interstellaires, que la physique relativiste nous invite à prévoir très longs. Mais si le corps humain est programmé pour mourir, la médecine n'est pas seule en cause : Robert Heinlein, dans Les Enfants de Mathusalem (1941), admet que l'on peut accroître la longévité par sélection génétique. Ici l'optimisme technologique se nuance de considérations moins souriantes : les humains moyens sont jaloux des sélectionnés, ceux-ci se protègent par un secret rigoureux et finissent par quitter la Terre pour explorer l'espace. Eux aussi.
L'espace favorise la longévité, surtout la longévité relative. Grâce au paradoxe de Langevin, les astronautes ont le privilège de vieillir moins vite que les autres ; ce qui ne va pas sans inconvénients, comme on le voit avec Les Parias de Poul Anderson(24) et avec La Dernière fois (dans le présent volume). La vie des astronautes est encore allongée si l'on fait jouer l'animation suspendue, comme il advient dans 2001 et La Planète des singes. Mais ce thème déborde largement l'emploi qui en est fait dans les voyages intersidéraux ; en fait, il est apparu dans des livres comme L'An 2440 de Sébastien Mercier (1771) ou Quand le dormeur s'éveillera de Wells (1899) où il n'est qu'un moyen de projeter des hommes d'aujourd'hui dans l'avenir. Le désir d'immortalité s'y insinue progressivement, surtout quand les progrès de la cryogénisation, dans les années 60, donnent à des gens l'idée de se faire congeler au moment de leur mort pour attendre en paix la découverte de l'immortalité, qui leur permettra de conjurer le destin. Clifford Simak a utilisé l'idée dans Eterna (1967) et René Barjavel dans La Nuit des temps (1968).
Il est clair que ce sont là des hors-d’œuvre : en reculant l'horloge de la mort, on ne l'empêche pas de sonner ; et en attendant l'immortalité, on reconnaît qu'on ne la détient pas. Quand on la trouve, elle apparaît d'emblée comme un fléau. La légende du Juif errant sert de modèle à une longue série d'histoires comme The Mortal Immortal de Mary Shelley (1834), où l'on voit que l'immortalité accordée à une seule personne ne lui apporte que solitude. Simone de Beauvoir, dans Tous les hommes sont mortels (1946), décrit son héros comme « malade d'immortalité » ; après la fin de l'humanité, il vivra seul en compagnie d'une souris blanche. L'immortalité est moins mal vécue dans Qu'est-il arrivé au caporal Cuckoo ? de Gerald Kersh(25) et L'Homme tortu, qu'on lira dans ce volume. Il arrive aussi que la damnation soit un mystère pour le damné (Invariant) ou qu'elle laisse place à une chance de salut (Nous ferons route ensemble). Mais dans ce dernier cas, le salut lui-même recèle un piège.
L'horizon se referme un peu plus quand l'immortalité est collective. Karel Capek dans L'Affaire Makropoulos (1923) et Barjavel dans Le Grand Secret montrent qu'une société d'immortels affronterait des problèmes économiques insolubles. Henry Kuttner dans Vénus et le Titan (1947) et Frederick Pohl dans La Promenade de l'ivrogne (1960) mettent l'accent sur le naufrage social pour eux, l'immortalité est à la mort ce que la guerre froide est à la guerre chaude. À court terme, on y gagne ; à long terme, on est toujours perdant. Et l'immortalité se joue toujours à long terme. Quand les gens répètent indéfiniment leurs vaines tentatives de suicide, il y a un problème...
Le contexte théologique ? Il n'est pas difficile à détecter, dès lors qu'on veut bien s'en donner la peine. Dans Le Prix à payer, il est manifeste que seul Celui d'en bas peut proposer l'immortalité à l'homme. Quant à Celui d'en haut, il a peut-être été généreux en condamnant l'homme au travail et à la mort en même temps : telle est la leçon de Quelque chose pour rien. Dans La Suite au prochain rocher apparaît la force du désir qui traverse le présent sans s'arrêter pour plonger dans l'avenir ; il y a là quelque chose qui évoque Adam et Ève après la chute. La nostalgie de l'Éden perdu ressort dans Play Back ; mais Le Dernier fantôme se présente un peu comme l'histoire du dernier homme à qui on retire la dernière femme, et qui, au moment de plonger dans le non-temps, s'aperçoit que ce n'est pas drôle. L'immortalité de l'âme n'a pas que des avantages… sauf bien entendu si on a la chance de retourner vraiment à l'Éden primordial en perdant ses souvenirs, ce qui est réalisé (très partiellement) dans Invariant.
Mais l'immortalité vécue, la condamnation à perpète, est une broutille comparée au supplice de la résurrection. Le problème est posé par Balzac dès L'Élixir de longue vie (1830) : on peut savoir comment on meurt, on n'est jamais sûr de savoir comment on se réincarnera. Des cerveaux en bocaux attendent vainement des corps dans Matières grises de William Hjortsberg (1971) et Immortels en conserve de Michael Coney (1973) ; celui de Descente au pays des morts a eu plus de chance, il a même la chance d'ignorer ce qui lui est réellement arrivé… Celui de Service funèbre se voit offrir un corps mécanique ; pas plus que les autres, il ne comprend que la résurrection implique un résurrecteur, et que le « renaissant » n'est plus le maître du jeu. Arthur Clarke, dans La Cité et les astres (1956), imagine une civilisation où toutes les informations reçues par un corps humain sont stockées dans des banques de données ; non seulement les individus sont immortels, mais ils peuvent changer de corps et même de souvenirs. Tout le problème est de savoir si on est encore le même homme quand on change de souvenirs ; à lire Le Chemin de croix des siècles, il semble bien que cet excès de liberté se ramène encore à un esclavage.
Ce qui se dessine dans la résurrection, c'est la dissolution de l'autonomie individuelle, de la personnalité. Les difficultés s'aggravent quand la renaissance est assurée à travers une division ou une multiplication du moi. La division, nous la voyons à l'œuvre dans Descente au pays des morts de William Tenn comme dans Le Vicomte pourfendu d'Italo Calvino, où les deux moitiés d'un individu sont maintenues en vie avant qu'il ne soit reconstitué en totalité. La multiplication est assurée entre autres par le clonage, dernier moyen de transmettre la vie quand on est stérile – que la stérilité soit infligée par le destin (dans Hier, les oiseaux [1976] de Kate Wilhelm) ou qu'elle soit décidée en toute liberté par la victime (dans La Dernière fois). Il y a aussi les transmetteurs de matière, initialement utilisés comme moyens de transport instantanés, et qui deviennent dans Lune fourbe d'Algys Budrys (1960) des duplicateurs, capables tout à la fois de tuer et de rendre fou. La multiplication, c'est la répétition ; et la répétition, c'est la mort.
Le cycle de la résurrection n'est pas moins riche de consonances théologiques que le cycle de l'immortalité perpétuelle. Le changement est extatique – au sens où l'entend Aristote – chez Conway, Kuttner, Selling et Tenn. Il cesse de l'être dans Partenaire mental parce que le transformé n'oublie aucune transformation ; d'où il ressort que Dieu, qui sait tout, est peut-être le plus à plaindre. C'est pratiquement le sujet du Dernier train pour Kankakee. Toutes ces nouvelles débordent de réincarnations. Mais les plus désespérantes sont peut-être Les Vitanuls et La Substitution, qui suggèrent qu'une réincarnation appelle une désincarnation, que la création d'un corps peut entraîner le naufrage d'un esprit. L'espérance apocalyptique est un leurre. Le paradis pour tous à la fin des temps, c'est purement et simplement une anti-utopie !
Pourtant la S.-F. n'est pas toujours désespérante. Un souffle authentiquement épique et surhumain anime certains de ses ténors, absents de ce recueil parce qu'ils ont surtout traité de l'immortalité dans des romans. Dans les années 40, A.E. Van Vogt multiplie les mutants à haute longévité, les monstres immémoriaux, les dieux amnésiques, les héros qui se réincarnent après chaque mort et se demandent pourquoi : « Ce n'est pas une immortalité figée, écrit Patrice Duvic, qui serait dans sa permanence une autre image de la mort. Une première étape en somme, nécessaire mais non suffisante, de la transformation de l'homme et de l'humanité(26). »
Un peu plus tard, Philip José Farmer s'interroge sur l'étrange destin de l'humanité qui a reçu en même temps le sexe et la mort. Le Fleuve de l'éternité nous fait assister à la résurrection de tous les hommes de tous les temps et à leur vie simultanée dans un au-delà dont la création ne sera expliquée qu'au terme de la quête. Elle apparaît très vite, au contraire, dans La Saga des hommes-dieux, où les surhommes de la fin des temps, devenus immortels, ont créé des univers-jouets où ils se conduisent comme des enfants gâtés – et mortellement dangereux. L'immortalité les rend fous, l'amnésie les délivre. Il y a beaucoup d'ambiguïté dans ces romans nourris de mythologie : Farmer est à la fois un moraliste, qui pense qu'il ne faut pas abuser des pouvoirs extraordinaires, et un artiste, qui tient par-dessus tout à en jouer.
À la génération suivante, Roger Zelazny radicalise le thème de l'homme-dieu ressuscité et privé de ses souvenirs dans Royaumes d'ombres et de lumière (1969) et L'Ile des morts (1970). Une catastrophe cause la mort de beaucoup, mais bloque le vieillissement d'un homme dans Toi l'immortel (1966). Les immortels deviennent maîtres du monde dans Seigneur de lumière (1967). Même le clonage cesse d'être un morcellement, les nouveaux clones héritant des souvenirs de leurs prédécesseurs, dans Aujourd'hui nous changeons de visage (1972). Eux aussi, bien entendu, dominent le monde.
L'idée que nous nous acheminons vers une civilisation terminale, où l'immortalité sera conquise et la liberté perdue, où l'apothéose individuelle entraînera un naufrage cosmique, n'a cessé de se renforcer depuis vingt ans dans la S.-F., parallèlement au puissant courant de critique de la société contemporaine qui a occupé le devant de la scène. Même un Michael Moorcock, qui se moque des immortels voués à l'ennui et de leurs vains efforts pour trouver du nouveau, consacre quatre volumes au cycle des Danseurs de la fin des temps (1972-1976). En fin de compte ils perdent la partie, le temps se grippe et l'univers se désagrège. Les hommes ont maîtrisé l'immortalité, l'éternité leur reste inaccessible.
Ce qui se fait jour dans ces épopées, c'est la toute-puissance du désir qui va jusqu'à son terme et se consume en atteignant les limites du concevable, qui sont aussi les limites du désirable et les limites de la S.-F. Le désir et la mortalité, c'est tout un. De la naissance au trépas, nous courons beaucoup, nous n'avançons guère ; et toute la S.-F. se ramène à l'Épopée de Gilgamesh. Finalement, l'homme a besoin de redevenir l'enfant qui est en lui, comme le montrent ici Les Circuits de la Grande Évasion ; il a besoin de redevenir l'animal qui est en lui, comme on le voit dans Jouvence de Huxley (1939) ; et il a besoin de mourir, parce que c'est la mort qui entretient le changement et par là même la vie. Fredric Brown, de façon imprévue, s'exprime en vrai contemporain de Van Vogt dans la Lettre à un phénix, qui résume tout : la vraie résurrection, c'est la naissance ; la vraie immortalité, c'est la mort(27).
Jacques Goimard.