L'HOMME TORTU
par L. Sprague de Camp
L'immortel solitaire a généralement le vif désir de ne pas se faire remarquer. Pour un animal, rien de plus facile. Pour un homme, c'est quelquefois moins simple. D'autant plus que l'hypothèse de Mack Reynolds ne se vérifie pas toujours : il peut arriver que l'immortel ne soit pas un surdoué. Certaines particularités l'obligent à trouver des supercheries, qui habituellement réussissent dans la vie quotidienne. Tout le problème est de ne pas tomber sur des gens compétents. Mais si par malheur la chose vous arrive, il ne vous reste plus qu'à jouer une compétence contre une autre. Et que le meilleur gagne !
LE Professeur Matilda Saddler vit l'homme pour la première fois le 14 juin 1956 au soir, à Coney Island. Le congrès de printemps de la Branche Atlantique de l'Association Américaine d'Anthropologie venait de se terminer et le Pr Saddler avait déjeuné avec deux de ses collègues, Blue de l'Université Columbia et Jeffcott de Yale. Elle laissa entendre qu'elle n'avait jamais visité Coney Island et qu'elle comptait s'y rendre cet après-midi même.
Elle proposa à Blue et à Jeffcott de l'accompagner mais ils esquivèrent l'invitation.
La regardant s'éloigner, Blue de Columbia ricana : « La Femme Sauvage du Wichita. Je me demande si elle est encore en chasse de mari ? » C'était un homme fluet avec une barbiche et une touche d'insolence dans l'expression.
« Elle en a eu combien, déjà ? demanda Jeffcott de Yale.
— Trois jusqu'à maintenant. Je ne sais pas pourquoi, de tous les savants, ce sont les anthropologues qui mènent les vies les plus désordonnées. Ce doit être à force d'étudier la morale et les mœurs de tous ces peuples différents, ils finissent par se demander : « Si les Esquimaux peuvent le faire, pourquoi pas moi ? » Pour moi, je suis assez vieux pour être à l'abri du danger, Dieu merci.
— Je n'ai pas peur d'elle », assura Jeffcott. Il abordait la quarantaine et avait l'air d'un paysan mal à l'aise dans ses habits du dimanche. « Mon mariage est indestructible.
— Ouais ? Vous auriez dû connaître Stanford de son temps. On ne pouvait même plus traverser le campus en sécurité entre Tuthill qui pourchassait toutes les femelles et Saddler tous les mâles. »
Le Pr Saddler dut employer la force pour se frayer un chemin hors du métro car les adolescents qui s'entassent sur les quais de la Station Stilwell Avenue de la ligne B.M.T. sont probablement les gens les plus grossiers du monde, à la possible exception des Dobus du Pacifique. Ce n'était pas grand-chose pour elle. C'était une grande femme solidement bâtie qui avait dépassé la trentaine mais conservait la forme grâce aux rigueurs des études sur le terrain. De plus, certaines remarques ineptes dans l'article de Swift sur l'acculturation chez les Indiens Arapaho avaient excité son tempérament combatif.
Descendant Surf Avenue vers Brighton Beach, elle regarda les stands sans en essayer aucun, préférant concentrer son attention sur les types humains qui ne rechignaient pas à la consommation et sur les autres types humains qui empochaient leur argent. Elle tenta pourtant sa chance dans un stand de tir mais trouva que descendre des chouettes d'aluminium de leur perchoir à l'aide d'un 22 long rifle était trop facile pour être vraiment amusant. Du tir à longue portée avec une carabine de l'armée, voilà ce qu'elle aimait.
Le stand suivant aurait pu être considéré comme une attraction secondaire s'il y avait eu une attraction principale. Les habituels calicots hauts en couleur proclamaient le caractère unique du veau à deux têtes, de la femme à barbe, d'Arachné la femme-araignée et autres merveilles. La pièce de résistance était Ungo-Bungo le féroce homme-singe, dont la capture au Congo avait coûté vingt-sept vies humaines. L'image montrait un énorme Ungo-Bungo écrasant un Nègre impuissant dans chacune de ses mains tandis que d'autres essayaient de jeter un filet sur lui.
Le Pr Saddler avait beau savoir que le féroce homme-singe se révélerait être un Caucasien ordinaire avec des poils artificiels collés sur la poitrine, une impulsion malicieuse la poussa à aller voir. Elle se dit qu'elle y trouverait peut-être matière à plaisanter avec ses collègues.
L'aboyeur à la voix de tambour y alla de sa harangue. Le Pr Saddler devina à son expression qu'il avait mal aux pieds. La femme tatouée la laissa indifférente puisque ses décorations n'avaient visiblement aucune signification culturelle à la différence de ce qui se passe chez les Polynésiens. Quant à l'ancien Maya, le Pr Saddler trouva d'un goût douteux qu'on puisse ainsi exhiber un pauvre idiot microcéphale. Les talents d'avaleur de feu et de prestidigitateur du fakir Yogi n'étaient pas si nuls.
Un rideau masquait la cage d'Ungo-Bungo. Au moment approprié, il y eut des grondements et le bruit d'une chaîne cognée contre du métal. La voix de l'aboyeur monta d'un cran : « …Mesdames, Messieurs, le seul et unique Ungo-Bungo ! » Le rideau s'écarta.
L'homme-singe était accroupi au fond de sa cage. Il laissa tomber sa chaîne, se redressa et traîna les pieds vers le devant de la cage. Il agrippa deux des barreaux et se mit à les secouer. Ils étaient convenablement déchaussés et vibrèrent de façon alarmante. Ungo-Bungo fit un rictus aux clients, montrant des dents jaunes et régulières.
Le Pr Saddler regarda attentivement. Ça, c'était quelque chose d'inédit dans le genre homme-singe. Ungo-Bungo faisait dans les un mètre cinquante mais il était massif avec des épaules larges et comme bossues. Au-dessus et au-dessous de son maillot de bain bleu, une épaisse masse de poils grisonnants lui faisaient une fourrure depuis le sommet du crâne jusqu'aux chevilles. Ses bras courts aux muscles saillants se terminaient par des grosses mains aux doigts spatulés. Son cou s'inclinait légèrement vers l'avant, de sorte que vu de face, il ne semblait pas avoir de cou du tout.
Son visage – eh bien, le Pr Saddler se dit qu'elle connaissait tous les types d'hommes et tous les monstres produits par d'éventuels dérèglements glandulaires, mais elle n'avait jamais vu de visage comme celui-là. C'était une face profondément ridée. Le front fuyait en oblique depuis les sourcils des arcades démesurées jusqu'à la ligne de la courte chevelure. Le nez épaté n'était pourtant pas celui d'un singe. C'était une version raccourcie de l'épais nez crochu des Sémites, le nez « juif ». Une lèvre supérieure longue et pendante formait le bas du visage d'où le menton était pratiquement absent. Et cette peau jaunâtre semblait bien appartenir naturellement à Ungo-Bungo.
Le rideau se referma.
Le Pr Saddler sortit avec les autres mais paya une autre entrée et fut vite de retour. Elle ne prêta aucune attention à l'aboyeur mais se mit en bonne place devant la cage d'Ungo-Bungo avant l'arrivée du reste de la foule.
Ungo-Bungo répéta sa performance avec une précision mécanique. Le Pr Saddler remarqua qu'il claudiquait lorsqu'il s'approchait pour secouer ses barreaux et que, sous le matelas des poils, la peau laissait voir plusieurs longues cicatrices décolorées.
Il lui manquait la dernière jointure de l'annulaire gauche. Elle nota certaines particularités des proportions de la face antérieure de la jambe et de la cuisse, du bras et de l'avant-bras, et des grands pieds plats tournés vers l'extérieur.
Le Pr Saddler paya une troisième entrée. Une idée tentait de se faire jour dans son cerveau : elle était folle ou c'était l'anthropologie physique qui ne tournait plus rond ou il y avait quelque chose. Mais elle savait que si elle agissait de façon raisonnable, c'est-à-dire rentrait à la maison sans s'occuper de rien, l'idée continuerait à la tarauder.
Après la troisième visite, elle s'adressa à l'aboyeur : « Je crois que votre M. Ungo-Bungo est un vieil ami à moi. Pourriez-vous faire que je puisse le rencontrer lorsqu'il aura fini ? »
L'aboyeur s'abstint de tout sarcasme. Son interlocutrice n'était visiblement pas une… enfin pas le genre de femme qui demande à voir les types après le travail.
« Lui, dit-il, son nom c'est Al Gaffney, Clarence Aloysius Gaffney. C'est bien lui que vous voulez voir ?
— Euh, oui.
— C'est certainement possible. » Il jeta un coup d'œil à sa montre. « Il a encore quatre tours à faire avant la fermeture. Il faut que je demande au patron. » Il disparut derrière un rideau et elle l'entendit crier : « Hé, Morrie ! » Puis il reparut. « C'est d'accord. Morrie dit que vous pouvez attendre dans son bureau. Première porte à droite. »
Morrie était trapu, chauve et hospitalier. « Mais oui, grasseya-t-il en agitant un cigare. Content de rendre service, mademoiselle Saddler. Un instant, je vais en parler à l'imprésario de Gaffney. »
Il passa la tête au-dehors. « Eh, Pappas ! Il y a une dame qui veut parler à ton homme-singe. J'ai dit une dame. O.K. »
Il revint vers elle pour se lancer dans un discours sur les difficultés qui assaillent l'industrie de l'exhibition des monstres. « Regardez ce Gaffney, par exemple. C'est le meilleur homme-singe sur le marché : tous ces poils sont vraiment à lui ; et le pauvre type a vraiment une tête pareille. Vous pensez que les gens y croient ? Mais non ! Je les entends quand ils s'en vont raconter que les poils sont collés sur lui et que tout ça, c'est du truqué. C'est déprimant. » Il hocha la tête et tendit l'oreille. « Ce grondement-là, ce n'est pas les montagnes russes ; il va pleuvoir. J'espère que ce sera fini demain.
Vous ne croiriez pas combien une pluie peut faire tomber les recettes. Si on faisait une courbe, ça donnerait ça. » Son doigt décrivit une ligne horizontale dans l'air puis plongea brusquement pour décrire les effets de la pluie. « Mais comme je vous le disais, les gens ne savent pas apprécier ce qu'on fait pour eux. Il ne s'agit pas seulement d'argent. Je me considère comme un artiste. Un créateur. Un spectacle comme celui-là doit avoir un équilibre et des proportions juste comme n'importe quel autre… »
Une demi-heure devait s'être écoulée lorsqu'une voix lente et profonde se fit entendre vers la porte : « Quelqu'un voulait me voir ? »
L'homme-singe était là. En vêtements de ville, avec le col de son imperméable remonté et le bord de son chapeau enfoncé, il avait presque l'air humain, encore que le vêtement ne soit visiblement pas adapté à ses grandes épaules tombantes. Il avait un bâton de marche épais et noueux avec une boucle de cuir en guise de poignée. Un petit homme brun s'agitait nerveusement derrière lui.
« Ouais, confirma Morrie, interrompant sa conférence. Clarence, mademoiselle Saddler. Mademoiselle Saddler, voici M. Gaffney, un de nos plus grands artistes.
— Enchanté, dit l'homme-singe. Voici mon imprésario, M. Pappas. »
Le Pr Saddler exprima le souhait de pouvoir s'entretenir avec M. Gaffney. Elle formula sa demande avec tact : une qualité indispensable lorsqu'il s'agit de s'immiscer dans les affaires personnelles des coupeurs de têtes Naga, par exemple.
L'homme dit qu'il serait ravi de prendre une tasse de café en compagnie de mademoiselle Saddler ; il y avait un petit bar assez proche pour qu'ils puissent l'atteindre sans se mouiller.
Ils se mirent en route et Pappas leur emboîta le pas, de plus en plus nerveux. L'homme-singe prit la parole : « Va donc te coucher, John. Ne t'inquiète pas pour moi. » Il sourit au Pr Saddler. L'effet aurait été angoissant pour n'importe qui d'autre qu'une anthropologue. « À chaque fois que je rencontre quelqu'un, il croit que c'est un autre imprésario qui essaye de m'acheter. » Il parlait un américain ordinaire avec une trace d'accent irlandais dans sa façon de baisser la voix pour prononcer certaines voyelles. « J'ai demandé au notaire qui a dressé le contrat de faire en sorte que je puisse partir pratiquement sans préavis. »
Pappas les quitta, toujours soupçonneux. La pluie avait quasiment cessé. L'homme marchait d'un bon pas en dépit de sa claudication. Ils croisèrent une femme qui promenait un fox-terrier tenu en laisse. Le chien renifla dans la direction de l'homme et selon toutes apparences, il devint fou : il se mit à aboyer furieusement en bavant. L'homme raffermit sa prise sur sa canne massive et dit calmement : « Vous feriez mieux de le retenir, madame. » La femme s'éloigna vivement. « Ils ne m'aiment pas, commenta Gaffney. Les chiens, je veux dire. »
Ils s'installèrent à une table et commandèrent deux cafés. Lorsque l'homme-singe ôta son imperméable, une forte odeur de parfum bon marché assaillit le Pr Saddler. Il produisit une pipe au fourneau sculpté dans un bois noueux qui s'accordait bien à sa personne, exactement comme le bâton de marche. Le Pr Saddler remarqua que les yeux profondément enfoncés sous tes arcades proéminentes étaient couleur de noisette.
« Eh bien », dit-il de son grondement traînant. Elle commença ses questions.
« Mes parents étaient Irlandais, répondit-il. Mais je suis né au sud de Boston – voyons, il y a de cela quarante-six ans. Je peux vous fournir un extrait d'acte de naissance : Clarence Aloysius Gaffney, 2 mais 1910. » Cette déclaration sembla lui procurer une gaieté secrète.
« L'un ou l'autre de vos parents avait-il votre type physique inhabituel ? »
Il fit une pause avant de répondre. Il semblait que ce fût chez lui une coutume. « Euh, euh. Tous les deux, oui. Les glandes, je suppose.
— Sont-ils nés tous deux en Irlande ?
— Ouais. Comté de Sligo. » Encore la mystérieuse gaieté.
Elle se tut un instant. « Monsieur Gaffney, est-ce que ça vous ennuierait que je prenne des photos de vous et effectue certaines mesures ? Vous pourriez vous servir des photographies dans votre métier.
— Peut-être. » Il but une gorgée. « Aïe ! Gazooks, que c'est chaud !
— Quoi ?
— Le café est trop chaud.
— Mais avant ça, qu'est-ce que vous avez dit ? »
L'homme eut l'air embarrassé. « Ah, le « gazooks ! » J'ai… heu… connu autrefois un homme qui avait l'habitude de dire ça.
— Monsieur Gaffney, je suis un savant et je n'essaye pas de vous soutirer quoi que ce soit pour mon profit. Vous pouvez être franc avec moi. »
Il y eut dans son regard quelque chose de lointain et d'impersonnel qui donna au Pr Saddler des frissons le long de l'échine. « Vous voulez dire que je l'ai pas été jusqu'à maintenant ?
— Oui. Lorsque je vous ai vu, j'ai eu l'impression nette qu'il devait y avoir quelque chose d'extraordinaire dans votre origine et je le pense toujours. Maintenant, si vous pensez que je perds la tête, vous me le dites et nous laissons tomber le sujet. Mais je veux en avoir le cœur net. »
Il prit son temps pour répondre. « Ça dépend », dit-il. Il y eut une autre pause. Puis il reprit : « Dans vos relations, est-ce qu'il y a un chirurgien de premier ordre ?
— Mais… oui, je connais Dunbar.
— Le type qui porte une blouse pourpre pour opérer ? Celui qui a écrit : Dieu, l'Homme et l'Univers ?
— Oui. C'est un homme sympathique en dépit de ses manières théâtrales. Pourquoi ? Que voulez-vous de lui ?
— Pas ce que vous croyez. Je suis satisfait de mon… heu… type physique inhabituel. Mais j'ai quelques anciennes blessures, des os cassés qui ne se sont pas remis proprement et que je voudrais faire arranger. J'ai quelques milliers de dollars à la caisse d'épargne, mais je connais le genre de tarif que ces types encaissent. Si vous pouviez faire les arrangements nécessaires...
— Mais oui, je suis sûre que c'est possible. En fait, je peux vous le garantir. J'avais donc raison ? Et vous… »
Elle hésita.
« Je mentais ? Euh, euh. Mais souvenez-vous que je peux toujours apporter la preuve que je suis Clarence Aloysius Gaffney si c'est nécessaire.
— Mais qui êtes-vous donc en fait ? »
Il y eut un autre silence ; plus long. Puis l'homme parla : « Je peux bien vous le dire. Mais souvenez-vous que dès que vous commencerez à le répéter, vous mettrez votre réputation professionnelle entre mes mains.
« Pour débuter, je ne suis pas né dans le Massachusetts. Je suis né dans le Haut-Rhin, près de Mommenheim et, pour autant que les chiffres soient exacts, quelque cinquante mille ans avant Jésus-Christ. »
Le Pr Saddler se demanda si elle était tombée sur la chose la plus importante jamais vue en anthropologie ou si cet homme bizarre faisait du baron de Münchhausen une vérité d'Évangile.
Il parut deviner ce qu'elle pensait. « Je ne peux pas le prouver naturellement. Mais si vous pouvez arranger cette opération, je me moque que vous me croyiez ou non.
— Mais… mais… Comment ?
— Je crois que c'est la foudre. Nous étions sortis pour tenter de rabattre des bisons vers une fosse. C'est alors que ce gros orage a éclaté et les bisons ont foncé dans la mauvaise direction. Nous avons renoncé et cherché un abri. Et tout ce dont je me souviens après, c'est de m'être retrouvé allongé par terre, mouillé jusqu'aux os par la pluie, avec le reste du clan autour de moi, à gémir qu'ils avaient offensé les dieux de la tempête et que les dieux s'étaient vengés sur un de leurs meilleurs chasseurs. Ils n'avaient jamais dit cela de moi auparavant. C'est curieux comme on n'est jamais apprécié à sa vraie valeur tant qu'on est en vie.
« Mais en fait, j'étais bien vivant. J'ai accusé le coup pendant quelques semaines, mais à part le choc, je n'avais rien sauf des brûlures sous la plante des pieds. Je ne sais pas vraiment ce qui s'est passé, mais j'ai lu il y a peut-être deux ans que des savants ont localisé la machinerie qui contrôle le remplacement des tissus dans la moelle épinière longue. Je crois que la foudre a agi sur ma moelle longue et a accéléré son rythme. Enfin, je n'ai jamais vieilli après ça. Physiquement, tout du moins. Et à l'exception de ces fractures dont je vous ai, parlé, j'ai toujours environ trente-cinq ans ; nous n'étions pas très précis pour ces choses-là. J'ai l'air plus âgé actuellement, parce que les traits d'un visage se creusent forcément après quelques milliers d'années et aussi parce que nous avons toujours eu les cheveux gris aux pointes. Mais je peux toujours plier un Homo Sapiens ordinaire en accordéon si j'en ai envie.
— Vous êtes donc… vous voulez dire que – vous êtes en train de me raconter que...
— Que je suis un homme de Neandertal ? Homo Neandertalensis ? C'est exact. »
La chambre d'hôtel de Matilda Saddler était quelque peu encombrée entre l'homme-singe, le glacial Blue, le rustique Jeffcott, le Pr Saddler elle-même et Harold McGannon l'historien. McGannon était un petit homme impeccable au teint rose qui avait plus l'air d'un directeur de banque de Manhattan que d'un professeur. À cet instant, son visage exprimait la fascination. Le Pr Saddler éclatait de fierté ; le Pr Jeffcott avait l'air intéressé mais déconcerté ; et le Pr Blue l'air ennuyé. (Il avait commencé par refuser de se déplacer.) L'homme-singe, installé dans le meilleur fauteuil, tirait sur sa pipe boucanée et semblait passer un bon moment.
McGannon posait des questions : « Eh bien, M. Gaffney ? Car je suppose que ce nom vous convient aussi bien qu'un autre.
— En quelque sorte, répondit l'homme-singe. Mon nom originel était quelque chose comme « Faucon d'Argent », mais depuis lors j'ai connu des centaines de noms. Difficile de s'inscrire dans un hôtel sous le nom de Faucon d'Argent sans attirer l'attention. Et c'est une chose que j'essaie absolument d'éviter.
— Pourquoi ? » demanda McGannon.
L'homme regarda ses auditeurs comme on regarde des enfants qui font semblant d'être idiots. « Je n'aime pas les histoires. La meilleure façon de les éviter est de ne pas attirer l'attention. C'est pour cela que je fais ma malle et change de coin tous les dix ou quinze ans. Les gens pourraient se demander pourquoi je ne vieillis pas.
— Un mythomane », marmonna Blue. Le mot était à peine audible ; mais l'homme-singe l'entendit.
« Vous êtes bien libre de votre opinion, Pr Blue, dit-il d'un ton affable. Le Pr Saddler me rend un service et, en retour, j'ai accepté de répondre à toutes vos questions. Je dis bien toutes. Je me fiche complètement que vous me croyiez ou non. »
McGannon se hâta de poser une nouvelle question. « Comment se fait-il que vous ayez un extrait d'acte de naissance, puisque vous avez déclaré que vous étiez en mesure d'en fournir un ?
— Oh, j'ai connu un type qui s'appelait Clarence Gaffney. Il s'est fait tuer dans un accident et j'ai pris son nom.
— Aviez-vous une raison particulière pour choisir une identité irlandaise ?
— Êtes-vous Irlandais, M. McGannon ?
— Pas assez pour me vexer.
— Bien, je n'aurais pas voulu vous offenser. C'est mon meilleur atout. Il y a des Irlandais avec une lèvre supérieure dans le genre de la mienne. »
Le Pr Saddler intervint. « Je voulais vous en parler, Clarence. » Elle mit une chaleur particulière dans le prénom. « On a émis l'hypothèse que votre peuple se soit mêlé avec le mien lorsque nous avons envahi l'Europe à la fin du Moustérien. On a pensé que le vieux peuple noir, la « old black breed » de la côte ouest de l'Irlande avait peut-être du sang néanderthalien dans ses veines. »
L'homme-singe eut un léger sourire. « Euh… oui et non. Il n'y a eu aucun mélange à l'âge de pierre, pour autant que je sache. Mais ces Irlandais à la lippe pendante sont là par ma faute.
— Comment ça ?
— Croyez-moi ou non, mais au cours des cinquante derniers siècles, il s'est trouvé des femmes de votre espèce pour qui je n'étais pas un objet de dégoût. Ce furent le plus souvent des unions stériles. Mais au seizième siècle, je suis allé vivre en Irlande. On brûlait trop de gens pour sorcellerie dans le reste de l'Europe à mon goût. Et il y avait une femme. Cette fois-là, le résultat a été tout un troupeau d'hybrides – de mignons petits diables le vieux peuple noir est ma descendance.
— Qu'est-il arrivé à votre race, alors ? demanda McGannon. A-t-elle été exterminée ? »
L'homme haussa les épaules. « En partie. Mais nous n'étions pas du tout portés sur la guerre. Et les hommes longs, comme on les appelait, ne l'étaient pas non plus. Certaines tribus d'hommes longs nous considéraient comme du gibier, mais la plupart nous tenaient strictement à l'écart. Je pense qu'ils avaient autant peur de nous que nous avions peur d'eux. Des sauvages aussi primitifs sont plutôt pacifiques. Il faut travailler si dur en étant si peu nombreux qu'il n'y a pas de raisons de se faire la guerre. Cela vient plus tard, avec l'agriculture et l'élevage, lorsqu'il y a quelque chose à piller.
« Je me souviens qu'une centaine d'années après la venue des hommes longs, il y avait encore des hommes de Neandertal dans mon coin. Mais ils se sont éteints petit à petit. Je crois que c'est parce qu'ils ont perdu toute ambition. Les hommes longs étaient primitifs, mais ils étaient quand même à cent coudées au-dessus de nous si bien que nos façons et nos coutumes en paraissaient ridicules. À la fin, nous nous sommes contentés de survivre en mendiant aux abords des campements des hommes longs. Je crois qu'on peut dire que nous avons été tués par un complexe d'infériorité.
— Que vous est-il arrivé à vous, personnellement ? demanda McGannon.
— Oh, j'étais devenu un dieu pour mon peuple à ce moment-là et, naturellement, je les représentais dans tous les contacts avec les hommes longs. J'en suis venu à très bien connaître les hommes longs et ils n'ont pas refusé de me prendre avec eux après la fin de mon propre clan. Deux cents ans ont suffi pour qu'ils oublient l'existence de mon peuple et ils me prenaient pour un bossu ou un infirme. J'étais devenu imbattable au lancer et je n'avais donc pas de problèmes pour manger. Lorsque le métal a été découvert, je m'y suis mis et finalement, je suis devenu forgeron. Si vous mettiez tous les fers que j'ai posés en un seul tas, vous auriez… enfin, vous auriez un sacré tas de fers.
— Est-ce que vous boitiez à cette époque-là ? continua McGannon.
— Euh, euh. Je me suis cassé la jambe au néolithique. Je suis tombé d'un arbre et j'ai dû remettre l'os moi-même parce que j'étais parti tout seul ce jour-là. Pourquoi demandez-vous ça ?
— Vulcain, souffla McGannon.
— Vulcain ? répéta l'homme. Ce n'était pas un dieu grec ou quelque chose comme ça ?
— Si, c'était le dieu boiteux, le forgeron.
— Vous voulez dire que les gens ont eu cette idée en me voyant ? C'est intéressant. Mais malheureusement, il est un peu tard pour vérifier. »
Blue se pencha en avant et dit sèchement : « M. Gaffney, aucun homme de Neandertal ne pourrait avoir une conversation aussi agréable. On le voit au faible développement des lobes frontaux du cerveau et à l'attache des muscles de la langue. »
L'homme-singe eut un nouveau haussement d'épaules : « Vous pouvez en penser ce que vous voulez. Mon clan me trouvait exceptionnellement intelligent ; et puis on finit toujours par apprendre quelque chose en cinquante mille ans. »
Le Pr Saddler intervint : « Parlez-leur de vos dents, Clarence. »
L'homme sourit largement : « Elles sont fausses, évidemment. Mes propres dents m'ont duré un bon bout de temps, mais elles ont fini par s'user au cours du paléolithique. Une troisième dentition m'a poussé, mais elle s'est usée aussi. J'ai donc été obligé d'inventer la soupe.
— Quoi ? » C'était Jeffcott, taciturne jusque-là. « J'ai dû inventer la soupe pour ne pas mourir de faim. Vous savez, le système du-plat-en-écorce-sur-pierres-chaudes. Mes gencives sont devenues particulièrement résistantes après ça, mais je n'étais pourtant pas capable de mâcher les choses vraiment coriaces. Et après quelques milliers d'années, j'en ai eu assez des soupes et de la nourriture liquide en général. Avec l'arrivée du métal, j'ai commencé à essayer les dentiers. Je suis finalement arrivé à en faire de très réussis. Avec des dents en ambre dans une monture de cuivre. On pourrait dire que j'ai aussi inventé les dentiers, en quelque sorte. J'ai souvent essayé de les vendre, mais ça n'a jamais vraiment pris avant les années 1750. Je vivais à Paris à cette époque-là et je m'étais monté une affaire coquette avant d'être obligé de partir. »
Il tira un mouchoir de sa poche intérieure et s'essuya le front. Blue fit la grimace lorsque la vague de parfum l'atteignit.
« Eh bien, monsieur l'Homme des Cavernes, commença-t-il d'un ton sarcastique, comment trouvez-vous notre âge des machines ? »
L'homme des cavernes ignora le ton de la question.
« C'est pas mal. Il s'y passe beaucoup de choses intéressantes. Le plus moche, c'est les chemises.
— Les chemises ?
— Euh, euh. Essayez seulement de trouver des chemises de 52 de col avec des manches « Garçonnet ». Je dois les faire faire sur mesure. C'est presque aussi difficile avec les chapeaux et les chaussures. Je fais du 63 de tour de tête et du 52 de pointure. » Il jeta un coup d'œil à sa montre. « Je dois retourner à mon travail de Coney. »
McGannon bondit. « Quand pourrais-je vous revoir, M. Gaffney ? J'ai beaucoup de questions à vous poser. »
L'homme-singe lui expliqua. « J'ai mes matinées libres. Je travaille de 14 heures à 24 heures avec deux heures de pause-repas. Les syndicats font respecter l'horaire, vous savez.
— Parce qu'il y a un syndicat pour les gens du cirque ?
— Évidemment ; mais ils appellent ça une guilde : ils se prennent pour des artistes, vous comprenez. »
Blue et Jeffcott regardèrent l'homme-singe et l'historien gagner lentement la station de métro. Blue prit la parole : « Pauvre Mac ! Je l'avais toujours pris pour un type sensé. Et regardez comme il a mordu à l'hameçon de ce Gaffney ; il a même avalé la ligne !
— Je ne serais pas aussi catégorique, dit Jeffcott en fronçant les sourcils. Il y a quelque chose d'étrange dans cette affaire.
— Quoi ! aboya Blue. Ne me dites pas que vous aussi vous avalez cette histoire de cinquante mille ans ? Un homme des cavernes qui se parfume ? Bon Dieu !
— N-non, dit Jeffcott. Pas les cinquante mille ans. Mais ce n'est pas non plus un banal cas de paranoïa ou de simple mensonge. Et le parfum est logique, s'il dit la vérité.
— Hein ?
— Question d'odeur corporelle. Saddler nous a dit que les chiens ne peuvent pas le souffrir. Il doit avoir une odeur différente de nous. Nous sommes tellement habitués à la nôtre que nous ne nous en rendons même plus compte à moins de fréquenter quelqu'un qui ne se lave pas pendant des mois. Mais nous pourrions percevoir la sienne s'il ne la déguisait pas. »
Blue renifla furieusement. « Vous allez bientôt le croire, oui. C'est un cas de pathologie glandulaire évident et il a inventé cette histoire comme prétexte. Tout ce faux-semblant de détachement est du pur bluff. Venez, allons manger. Dites donc, vous avez remarqué la façon dont Saddler le regardait à chaque fois qu'elle disait « Clarence » ? Je me demande ce qu'elle s'est mis dans la tête de faire avec lui ? »
Jeffcott réfléchit. « Ça se devine. Et s'il dit la vérité, je crois qu'il y a quelque chose contre ça dans le Deutéronome. »
Le grand chirurgien se faisait un devoir d'avoir l'air d'un grand chirurgien y compris le pince-nez et la lavallière. Il agita les radios vers l'homme-singe, montrant tel ou tel endroit.
« Nous allons commencer par la jambe, dit-il. Si nous prenions rendez-vous pour mercredi prochain ? Lorsque vous serez remis de cette intervention, nous attaquerons l'épaule. »
Gaffney n'y voyait pas d'inconvénients et il quitta la clinique privée du chirurgien de sa démarche traînante pour retrouver McGannon dans la voiture. Il lui décrivit le futur plan des opérations et lui expliqua qu'il avait pris ses dispositions pour quitter son travail au dernier moment.
« Ce sont les deux points principaux, expliqua-t-il. J'aimerais bien me remettre à la boxe professionnelle, mais je ne peux pas avec cette épaule qui m'empêche de lever le bras gauche.
— Qu'est-ce qui vous est arrivé ? » demanda McGannon.
L'homme ferma les yeux pour réfléchir. « Attendez, je mélange tout parfois. Il y a des gens qui mélangent tout à cinquante ans, alors vous pouvez imaginer quels sont mes problèmes. »
« En 42 avant Jésus-Christ, je vivais en Gaule avec les Bituriges. Vous vous souvenez que César avait mis le siège devant Alésia ; Werkinghétorich – Vercingétorix pour vous – était bloqué dedans, et la Confédération des Gaules avait levé une armée de renfort sous la direction de Caswallon.
— Caswallon ? »
L'homme eut un petit rire. « Wercaswallon, je veux dire. Caswallon était un Breton, n'est-ce pas ? Je les confonds toujours.
« Bref, je me suis retrouvé engagé, et engagé de force parce que je n'avais pas la moindre intention de m'en mêler. Ce n'était pas ma guerre, en fait. Mais ils me voulaient parce que je pouvais bander un arc trois fois plus lourd que les autres.
« Lors de l'attaque finale contre les fortifications de César, ils m'ont envoyé en avant-garde avec d'autres archers pour servir de couverture à leur infanterie. Enfin, c'est ce qui était prévu. Dans la réalité, je n'ai jamais vu un tel bourbier de ma vie. Et avant même que je sois à portée de tir, je suis tombé dans une des chausse-trappes dissimulées des Romains. J'ai eu de la chance de ne pas m'empaler sur le pieu, je me suis seulement cogné sur le côté et j'ai eu une épaule démise. Ce qui n'était d'ailleurs pas vraiment mieux parce que les Gaulois étaient tellement occupés à fuir la cavalerie germaine de César qu'ils n'avaient pas le temps de s'occuper des blessés. »
L'auteur de Dieu, l'Homme et l'Univers regarda pensivement son patient s'éloigner. Il demanda à son principal assistant : « Qu'est-ce que vous en pensez ?
— La même chose que vous, dit l'assistant. J'ai examiné ces radios avec le plus grand soin : ce squelette n'est pas celui d'un être humain.
— Hum-hum, fit Dunbar. Si c'est exact, ce n'est donc pas un être humain, n'est-ce pas ? Hum… Vous voyez ce qui se passerait s'il lui arrivait quelque chose… »
L'assistant eut un sourire compréhensif. « Évidemment, il y a toujours la S.P.A.
— Inutile de les déranger pour ça. Hum. » Il pensait : Tu n'as pas fait d'étincelles ces derniers temps : rien de retentissant dans les journaux depuis un an. Mais si tu publiais une description anatomique détaillée d'un homme de Neandertal, ou si tu trouvais le secret du fonctionnement de sa moelle épinière, hum-hum, naturellement, il faudrait être prudent...
« Allons manger au musée de l'Homme, dit McGannon. Il y a là-bas des gens qui veulent vous connaître.
— O.K., gronda lentement l'homme-singe. Mais je dois aller à Coney ensuite. C'est mon dernier jour. Demain, Pappas et moi allons chez l'avocat mettre fin au contrat. C'est vache pour le pauvre John, mais je l'avais prévenu dès le début.
— Je suppose que nous pourrons venir vous poser des questions pendant votre convalescence ? Parfait. Avez-vous jamais visité le musée, à propos ?
— Bien sûr, dit l'homme de Neandertal. J'ai de la culture, voyons.
— Qu'est-ce que vous avez… heu… pensé des vitrines de la salle de l'Évolution de l'Homme ?
— Elles sont très bien. Il y a cependant une petite faute dans une des peintures murales. La deuxième corne du rhinocéros à fourrure devrait être plus inclinée en avant. Je pensais leur écrire à propos de ça. Mais vous savez comment c'est. Ils auraient dit : « Qui êtes-vous au fait ? » et j'aurais dit : « Euh-euh », « Encore un dingue », auraient-ils dit.
— Et les images et les bustes d'hommes du paléolithique ?
— Excellent. Mais il y a des détails plutôt bizarres. Ils nous montrent toujours avec des peaux de bêtes drapées autour des reins. En été, nous n'en portions pas ; en hiver, nous les mettions sur les épaules, là où ça sert à quelque chose.
« Et ils montrent les hommes longs, que vous appelez les hommes de Cro-Magnon, impeccablement rasés. Je me souviens qu'ils avaient tous des moustaches. Avec quoi se seraient-ils rasés ?
— Je crois, dit McGannon, qu'ils ne mettent pas de barbe aux bustes pour… heu… pour mettre en valeur la forme du menton. Avec une barbe, ils se ressembleraient tous, Neandertal ou Cro-Magnon.
— Ah, c'est pour ça ? Ils devraient le préciser sur les notices. » L'homme se frotta le menton, ou ce qui lui en tenait lieu. « J'aimerais que les barbes reviennent à la mode. J'ai l'air beaucoup plus humain avec une barbe. Je n'ai pas eu de problèmes au seizième siècle, comme tout le monde portait barbe et moustache.
« C'est un des moyens qui me permettent de me souvenir des dates, les barbes et les coupes de cheveux. Je me souviens lorsqu'une charrette que je conduisais vers Milan s'est renversée et que quatre sacs de farine ont crevé. C'était certainement au seizième siècle, parce que tous les types qui se sont précipités pour la ramasser avaient de la barbe. Non – attendez – c'était peut-être au quatorzième. Là aussi, c'était une période de barbes.
— Pourquoi, pourquoi n'avez-vous pas tenu de journal ? » demanda McGannon avec un gémissement d'exaspération.
L'homme-singe eut un haussement d'épaules caractéristique. « Et traîner six malles de papiers à tous mes déménagements ? Non merci.
— Je… heu... je ne pense pas que vous pourriez me dire ce qui s'est vraiment passé entre Richard III et les Princes dans la Tour ?
— Bien sûr que non. J'étais presque toujours un pauvre forgeron ou un fermier. Je ne m'approchais pas des puissants. J'avais renoncé à toute idée d'ambition bien avant ça. J'y étais bien obligé, étant si différent des autres. Si mes souvenirs sont bons, le seul roi que j'ai bien vu, c'est Charlemagne lorsqu'il a fait un discours à Paris. C'était un type grand et costaud avec des moustaches de Père Noël et une voix grinçante. »
Le matin suivant, McGannon et Gaffney avaient un rendez-vous avec Svedberg au musée, après quoi McGannon le conduisit chez l'homme de loi au troisième étage d'un vieil immeuble de bureaux miteux de la Cinquantième Ouest. James Robinette tenait à la fois de l'acteur de cinéma et du rongeur. Il jeta un coup d'œil à sa montre et dit à McGannon : « Nous n'en aurons pas pour longtemps. Si vous voulez rester, j'aimerais bien déjeuner avec vous. » La vérité est qu'il ne se sentait pas tellement rassuré à l'idée d'être laissé seul avec son étrange client, ce monstre de foire ou je ne sais quoi, avec son corps en forme de barrique et sa voix traînante.
Lorsque les arrangements légaux furent terminés, l'homme-singe raccompagna son ex-imprésario à Coney Island pour y prendre ses affaires et Robinette dit : « Pfou ! Je l'ai d'abord pris pour un idiot avec la tête qu'il a, mais il n'y avait rien d'idiot dans sa façon d'éplucher les clauses de ce contrat. Vous auriez pu croire que ce sacré contrat valait des millions. Qui est-il en fait ? »
McGannon lui raconta ce qu'il savait.
Les sourcils de l'homme de loi dessinèrent un V. « Et vous croyez ce baratin ?
— Oui. Et le Pr Saddler y croit aussi. Et Svedberg du musée. Ce sont deux experts dans leur domaine. Saddler et moi l'avons interrogé et Svedberg l'a examiné sur le plan physique. Mais c'est une simple opinion. Fred Blue est toujours persuadé que c'est un bobard ou un genre de démence. Nous ne pouvons rien prouver à coup sûr.
— Pourquoi pas ?
— Eh bien… heu... comment allez-vous prouver qu'il était ou n'était pas vivant cent ans auparavant ? Prenons un exemple : Clarence dit qu'il faisait fonctionner une scierie à Fairbanks, en Alaska, en 1906 et 1907 sous le nom de Michael Shawn. Comment prouver qu'il y avait ou non un dirigeant de scierie à cette époque ? Et si on tombe sur un document prouvant l'existence d'un Michael Shawn, comment être certain que lui et Clarence sont bien la même personne ? Il n'y a pas une chance sur mille qu'il y ait une photographie ou une description détaillée qui puisse nous servir de contre-épreuve. Et ce serait pratiquement impossible de retrouver quelqu'un qui se souvînt de lui à cette époque.
« D'un autre côté, Svedberg a examiné le visage de Clarence et a déclaré qu'aucun être humain n'a jamais eu d'arcades zygomatiques comme ça. Mais lorsque j'ai dit ça à Blue, il a proposé d'apporter des photographies montrant un crâne pratiquement semblable. Je sais ce qui se passera : Blue dira que les arcades sont quasiment semblables et Svedberg dira qu'elles sont nettement différentes. Et on n'en sera pas plus avancés. »
Robinette songea : Il paraît sacrément intelligent pour un homme-singe.
« Ce n'est pas vraiment un homme-singe. La branche de Neandertal est un rameau différent du tronc principal de l'évolution humaine ; ils étaient plus primitifs sous certains aspects et plus avancés sous d'autres. Clarence n'est pas rapide mais il finit toujours par arriver à la bonne réponse. Je suppose qu'au départ il était – heu... – brillant pour quelqu'un de son espèce. Et il a le bénéfice d'une expérience considérable. Il nous connaît. Il nous perce à jour, nous et nos faux-semblants. » Le petit homme rose plissa le front. « J'espère qu'il ne lui arrivera rien de fâcheux. Il transporte une incroyable quantité d'informations sans prix dans sa grosse tête. Sans prix. Pas tant sur les questions de guerre et de politique ; il s'est toujours tenu à l'écart de ce genre de choses par prudence. Mais sur les petites choses, comment vivaient et comment pensaient les gens il y a des milliers d'années. Il mélange quelquefois les époques, mais finit toujours par s'y retrouver si on lui laisse le temps.
« Il va falloir que je mette la main sur Pell, le linguiste. Clarence connaît des douzaines de langues anciennes, comme le gotique ou le gaulois. J'ai été capable de le sonder pour certaines, comme le bas-latin ; c'est une des choses qui m'ont convaincu. Et il y a les archéologues et les psychologues.
« J'espère seulement qu'il ne va pas se passer quelque chose qui lui ferait peur. Nous ne le retrouverions jamais. Je ne sais pas. Entre un savant femelle folle de son corps et un chirurgien fou de publicité – je me demande comment il va s'en sortir… »
Gaffney entra innocemment dans la salle d'attente de la clinique de Dunbar. Il repéra comme d'habitude le siège le plus confortable et s'y carra voluptueusement.
Dunbar était debout devant lui. Ses yeux perçants luisaient par anticipation sous le pince-nez. « Il n'y aura qu'une petite demi-heure d'attente, M. Gaffney, dit-il. Nous sommes pratiquement fin prêts. Je vais vous envoyer Malher ; il s'occupera de vous. » Les yeux de Dunbar parcoururent avec amour la silhouette contrefaite de l'homme de Neandertal. Quels fascinants secrets n'allait-il pas découvrir une fois qu'il en explorerait l'intérieur ?
Malher fit son apparition ; c'était un jeune homme plein de santé. M. Gaffney avait-il besoin de quelque chose ? L'homme réfléchit comme d'habitude avant de répondre pour laisser à sa massive machinerie mentale le temps de s'ébranler. Une impulsion fugitive le poussa à demander à voir les instruments qui allaient être utilisés sur lui.
Malher avait ses instructions, mais ça, c'était une demande suffisamment innocente. Il sortit et revint bientôt avec un plateau rempli d'instruments d'acier brillant. « Vous voyez, dit-il, on appelle ça des scalpels… »
L'homme demanda : « Et ça, qu'est-ce que c'est ?
— Oh, ça c'est une des inventions personnelles du patron. Pour atteindre le cervelet.
— Le cervelet ? Qu'est-ce que ça fait là ?
— Eh bien, c'est pour atteindre votre heu... ce doit être une erreur et… »
Des petites rides se contractèrent autour des étranges yeux noisette. « Ah ouais ? » Il revit le regard de Dunbar et se souvint de sa réputation générale. « Dites-moi, pourrais-je utiliser votre téléphone quelques instants ?
— Quoi… eh bien, je suppose… euh, pourquoi est-ce que vous voulez téléphoner maintenant ?
— Je désire appeler mon avocat. Vous y voyez une objection ?
— Non, non, naturellement. Mais il n'y a pas de téléphone ici.
— Et ça, qu'est-ce que c'est ? » Gaffney quitta son siège et marcha vers l'instrument bien visible sur une table. Mais Malher fut plus rapide que lui et s'interposa.
« Cet appareil ne fonctionne pas. Il est en panne.
— Je ne peux pas essayer ?
— Non, non, il ne marche pas, il n'a pas été réparé, je vous dis ! »
L'homme étudia le jeune docteur quelques instants. « Bon, alors, je vais en chercher un qui fonctionne. » Il fit un pas vers la porte.
« Hé, vous ne pouvez pas sortir maintenant ! cria Malher.
— Ah oui ? regardez donc !
— Hé ! » C'était maintenant un véritable hurlement. Comme par magie, d'autres blouses blanches apparurent. Derrière elles, on voyait le grand chirurgien. « Soyez raisonnable, M. Gaffney, disait-il. Il n'y a aucune raison pour que vous sortiez maintenant, savez-vous ? Nous allons nous occuper de vous dans quelques instants.
— Aucune raison, hein ? » Le large visage de l'homme pivota sur son cou et ses yeux noisette firent le tour de la pièce. Toutes les issues étaient bloquées. « Je m'en vais.
— Attrapez-le ! » cria Dunbar.
Les blouses blanches avancèrent. L'homme mit les mains sur le dossier d'une chaise. La chaise tourbillonna et devint une tache confuse lorsque les hommes en blanc refermèrent leur cercle. Des morceaux de chaise volèrent dans toute la pièce et tombèrent avec un bruit sec caractéristique des petits morceaux de bois. Lorsque l'homme cessa ses mouvements de tourbillon, il ne lui restait plus qu'une brisure de bois dans chaque main et un des assistants était hors de combat, tandis qu'un autre s'appuyait contre le mur, le visage décoloré, soutenant son bras cassé.
« Allez-y ! » hurla Dunbar dès qu'il put se faire entendre. La vague blanche se referma sur Gaffney, puis se brisa. Gaffney était toujours debout et il tenait le jeune Malher, par les chevilles. Il écarta les jambes pour mieux prendre appui et se mit à balancer des coups de massue avec le corps de Malher qui glapissait, dégageant peu à peu la voie vers la porte. Il se tourna, fit tournoyer autour de sa tête comme un fléau d'armes le corps, maintenant inconscient, du jeune homme et l'envoya bouler comme un projectile. Ses assaillants s'écroulèrent comme des quilles inextricables.
Il en restait encore un. Sur l'ordre de Dunbar, l'assistant sauta sur Gaffney. Celui-ci avait sorti sa canne du porte-parapluie du vestibule. Le bout noueux passa en trombe près du nez de l'assistant. L'assistant fit un bond en arrière et s'inscrivit sur la liste des blessés. La porte d'entrée claqua puis il y eut un rugissement profond : « Taxi !
— En avant ! glapit Dunbar. À l'ambulance, vite ! »
James Robinette était assis dans son bureau au troisième étage du vieil immeuble délabré de la Cinquantième Rue, occupé à penser ce que pensent les hommes de loi dans leurs moments de détente.
Il se posait des questions sur ce client bizarre, le monstre de cirque ou homme préhistorique, qui était venu le voir deux jours avant en compagnie de son imprésario. Un type au corps de barrique, à l'air idiot et qui parlait dans un raclement traînant.
Quoiqu'il n'y ait certainement rien eu d'idiot dans la façon méticuleuse dont il avait examiné ces clauses. On aurait cru que ce satané contrat valait des millions !
Il y eut un bruit de grands pieds précipités dans le couloir, puis un cri indigné de Mlle Spevak de l'autre côté de la cloison et le client bizarre se retrouva juste devant le bureau de M. Robinette, haletant.
« Je suis Gaffney, grommela-t-il entre deux hoquets. Vous vous souvenez de moi ? Je crois qu'ils m'ont suivi jusqu'ici. Ils seront là dans un instant : j'ai besoin de votre aide.
— Qui ça « ils » ? De qui s'agit-il ? » Robinette grimaça sous l'assaut du fichu parfum.
L'homme-singe déballa précipitamment tous ses malheurs. Il en était en plein récit lorsqu'on entendit de nouvelles protestations de Mlle Spevak et le Dr Dunbar suivi de quatre assistants, envahirent le bureau.
« Il est à nous, dit Dunbar, les lunettes étincelantes.
— C'est un homme-singe, dit l'assistant au coquard.
— C'est un fou dangereux, dit l'assistant à la lèvre fendue.
— Nous sommes venus le chercher », dit l'assistant au pantalon déchiré.
L'homme-singe écarta les jambes et brandit son bâton par le petit bout comme une batte de base-ball.
Robinette ouvrit le tiroir de son bureau et en retira un gros pistolet. « Un mouvement dans la direction de M. Gaffney et je me sers de ça. L'usage de la violence est légitime lorsqu'il s'agit de prévenir un crime, un enlèvement dans le cas présent. »
Les cinq hommes eurent un recul. Le Dr Dunbar dit : « Il ne s'agit pas d'un enlèvement. On ne peut enlever que les personnes, vous savez. Ce n'est pas un être humain et je peux le prouver. »
L'assistant au coquard ricana : « S'il veut être protégé, qu'il s'adresse à un garde-chasse, pas à un avocat.
— Ça, c'est ce que vous pensez, dit Robinette. Vous n'êtes pas avocat. Selon la loi, il est humain.
Même les sociétés, les idiots et les enfants à naître sont des personnes aux yeux de la loi, et il paraît sacrément plus humain que tout ça.
— Alors, c'est un fou dangereux, dit Dunbar.
— Ah oui ? Et où est votre mandat d'internement ? Les seules personnes qualifiées pour en demander un sont a) des proches parents et b) des fonctionnaires publics chargés du maintien de l'ordre. Vous n'êtes ni l'un ni l'autre. »
Dunbar reprit d'une voix obstinée : « Il est devenu amok dans ma clinique et m'a presque tué deux de mes hommes. Je suppose que ça nous donne quelques droits quand même ?
— Bien sûr, dit Robinette. Le droit d'aller au commissariat le plus proche et de porter plainte. »
Il se retourna vers l'homme-singe. « Nous entamons une petite affaire au civil contre eux, Gaffney ?
— Ça va, je n'ai rien, répondit l'individu susnommé dont le phrasé retrouva sa lenteur coutumière. Je veux simplement être certain que ces types me foutent la paix.
— O.K. Écoutez, Dunbar, encore un seul geste hostile et nous portons plainte contre vous pour arrestation sans motif officiel, coups et blessures, tentative de rapt, association de malfaiteurs et conduite de nature à troubler l'ordre public. Nous obtiendrons le maximum. Et il y aura une poursuite en dommages et intérêts pour coups, atteinte aux droits civils, mise en danger de mort et de blessures, menaces et quelques autres babioles qui me viendront certainement à l'idée plus tard.
— Vous ne réussirez jamais à prouver ça, cracha Dunbar. Tous les témoins sont de mon côté.
— Ah oui ? Et comme le grand Evan Dunbar aurait bonne mine en se défendant contre de telles accusations ! Les dames qui se délectent de vos bouquins pourraient bien se dire que vous n'êtes peut-être pas exactement le chevalier à la brillante armure qu'elles croient. Nous pourrons faire de vous le clown du siècle et vous le savez.
— Vous détruisez la possibilité d'une grande découverte scientifique, Robinette.
— Au diable la science ! Mon devoir est de protéger mon client. Maintenant, disparaissez avant que j'appelle un flic. » Sa main gauche eut un mouvement suggestif vers le téléphone.
Dunbar se raccrocha à un dernier espoir. « Humm. Vous avez un permis pour cette arme ?
— Et comment ! Vous voulez le voir ? »
Dunbar soupira. « Pas la peine. Je m'en doutais. » Sa plus grande chance de gloire lui filait entre les doigts. Il gagna mélancoliquement la porte.
Gaffney prit la parole : « Si cela ne vous ennuie pas, Dr Dunbar, j'ai laissé mon chapeau chez vous et j'aimerais que vous le renvoyiez à M. Robinette ici présent. J'ai beaucoup de mal à trouver des chapeaux à ma taille. »
Le Dr Dunbar le regarda sans un mot et sortit suivi de ses séides.
Gaffney fournissait à l'homme de loi des détails supplémentaires lorsque le téléphone sonna. Robinette répondit : « Oui… Saddler ? Oui, il est ici… Votre Dunbar allait l'assassiner pour le disséquer… D'accord. » Il se tourna vers l'homme-singe. « Votre amie, le Pr Saddler, vous cherche. Elle arrive.
— Héraclès ! gémit Gaffney. Je m'en vais.
— Mais vous ne voulez pas la voir ? Elle téléphonait du coin de la rue. Si vous sortez maintenant, vous allez tomber sur elle. Comment a-t-elle su que vous étiez ici ?
— Je lui avais donné votre numéro. Je, suppose qu'elle a dû essayer à la clinique et chez ma logeuse et qu'elle a appelé chez vous en dernier recours. Cette porte communique avec l'extérieur, n'est-ce pas ? Bon, lorsqu'elle va rentrer par la porte principale, je vais sortir par celle-ci. Et je ne veux pas que vous lui disiez où je suis parti. Content de vous avoir connu, M. Robinette.
— Pourquoi ? Qu'est-ce qui se passe ? Vous n'allez pas vous enfuir maintenant ? Dunbar est hors d'état de nuire et vous avez des amis. Je suis votre ami.
— Et comment que je vais décamper ! Trop de vagues. J'ai traversé tous ces siècles sans accroc parce que j'ai évité les histoires. J'ai baissé ma garde avec le Pr Saddler et suis allé voir le chirurgien qu'elle m'a recommandé. Il commence par méditer de me couper en morceaux pour voir comment je fonctionne. Si cet instrument de chirurgie cérébrale ne m'avait pas donné l'alerte, je serais dans du formol à l'heure qu'il est. Ensuite, il y a une bagarre et j'ai encore eu de la chance de ne pas tuer un ou deux de ces internes et de me faire inculper de meurtre. Et maintenant, Matilda me court après avec un intérêt plus qu'amical. Je sais ce que ça veut dire lorsqu'une femme vous regarde d'une certaine façon en vous appelant « mon cher ». Ça ne me gênerait pas si ce n'était pas exactement le genre de personne qui se retrouve tôt ou tard dans les histoires. Ça finit toujours par des ennuis. Vous ne pensez tout de même pas que j'aime les ennuis, non ?
— Mais écoutez, Gaffney, vous vous échauffez pour un rien et...
— Tsst ! » L'homme de Neandertal prit sa canne et gagna la porte de derrière sur la pointe des pieds. Lorsque la voix claire du Pr Saddler résonna dans le bureau de Mlle Spevak, il s'éclipsa discrètement. Il refermait la porte derrière lui lorsque le savant entra dans le bureau de Robinette.
Matilda Saddler avait le cerveau vif. Robinette avait à peine eu le temps d'ouvrir la bouche qu'elle se précipitait vers la seconde porte en criant « Clarence ! »
Robinette entendit le martèlement des pieds dans l'escalier. Ni le poursuivi, ni la poursuivante n'avaient attendu le vieil ascenseur grinçant. Regardant par la fenêtre, il vit Gaffney sauter dans un taxi. Matilda Saddler s'élança à pied derrière le taxi, en criant : « Clarence, reviens ! » Mais la circulation était fluide et la poursuite, par conséquent, désespérée.
Ils eurent pourtant encore une fois des nouvelles de l'homme de Neandertal : trois mois plus tard, Robinette reçut une lettre qui contenait, à son immense étonnement, dix billets de dix dollars. Le feuillet unique de la lettre était tapé à la machine, y compris la signature :
Cher Monsieur Robinette,
Je ne connais pas exactement le montant de vos honoraires, mais j'espère que la somme ci-jointe couvrira les services que vous m'avez rendus au mois de juillet dernier.
Depuis mon départ de New York, j'ai occupé plusieurs emplois. J'ai été homme de peine (comme on dit) à Chicago, puis lanceur de base-ball dans une petite équipe. J'ai déjà gagné ma vie en assommant des lapins à coups de pierres et je suis encore capable de lancer correctement. Et je ne suis pas non plus trop mauvais quand il s'agit de balancer un bâton dans le genre d'une batte de base-ball. Mais mon infirmité me rend trop lent pour que je puisse faire carrière dans le base-ball. J'ai maintenant un emploi dont je ne peux vous révéler la nature, car je ne tiens pas à être retrouvé. Ne vous attachez pas au cachet de la poste. Je ne vis pas à Kansas City, mais j'y ai un ami qui a posté la lettre pour moi.
Toute ambition serait absurde pour un homme dans ma situation. Je me satisfais d'un travail qui m'assure le nécessaire et me permet d'aller de temps en temps au cinéma et d'avoir quelques amis avec qui je peux boire une bière.
Je regrette d'avoir dû quitter New York sans dire adieu au Dr Harold McGannon qui a été très bien avec moi. J'aimerais que vous lui expliquiez la raison de mon brusque départ. Vous pouvez le joindre par l'intermédiaire de l'Université Columbia.
Si Dunbar vous a fait parvenir mon chapeau comme je le lui avais demandé, envoyez-le-moi, s'il vous plait, à Kansas City, poste restante. Mon ami le prendra pour moi. Dans la ville où je vis, il n'y a pas un seul magasin qui ait des chapeaux à ma taille.
Avec mes meilleurs sentiments, je reste Votre sincèrement dévoué.
Faucon d'Argent,
alias Clarence Aloysius Gaffney.
Traduit par FRANÇOISE SERPH.
The Gnarly Man.
© Smith and Smith Publications, Inc. 1939 et L Sprague de Camp, 1966.
© Librairie Générale Française, 1983, pour la traduction.